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Bosnie: Srebrenica, des fantômes dans l’isoloir

Un scrutin démocratique va-t-il entériner le nettoyage ethnique? Les électeurs de l’ancienne enclave où furent exécutés plus de 8000 musulmans pourraient désigner un maire serbe.

Elle vit seule dans une maison de brique à flanc de colline, à quelques centaines de mètres de l’alignement de stèles blanches du mémorial de Srebrenica-Potocari, où reposent un peu plus de 5 600 Bosniaques exécutés en juillet 1995 par les forces serbes de Ratko Mladic. Aisha, 62 ans, a perdu ses deux fils et une quarantaine de ses proches dans la tuerie. Réfugiée à Sarajevo après la guerre, elle est revenue habiter ici, dans sa ferme, en 2002. Et lorsqu’elle entend certains de ses voisins serbes prétendre, aujourd’hui encore, que les tombes du mémorial sont vides, elle est ulcérée. Plus déterminée, aussi. « Il faut, dit-elle, poursuivre les recherches et retrouver les dépouilles de toutes les victimes. Tant que nous serons en vie, nous chercherons. Puis, après nous, les nouvelles générations prendront le relais. »

Considéré comme la pire des atrocités en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, le massacre de Srebrenica, qui aurait fait quelque 8 000 morts, a été officiellement qualifié de « génocide » par la Cour internationale de justice en 2007. Aisha est de ceux qui se sont battus, à l’époque, avec l’association les Mères de Srebrenica, pour obtenir cette reconnaissance. Aujourd’hui, ces femmes, qui ont perdu les êtres qui leur étaient les plus chers, sont inquiètes : la commune pourrait, à l’issue des élections municipales du 7 octobre, être dirigée par un maire serbe. Et par un parti qui n’a jamais reconnu le génocide.

Avant la guerre, Srebrenica comptait près de 37 000 habitants, dont 75 % de Bosniaques. Aujourd’hui, ils seraient moins de 7 000, dont environ 3 000 Bosniaques. Lors des élections de 2008, les autorités de la Republika Srpska (l’entité serbe de Bosnie dont dépend Srebrenica) avaient accepté, sous la pression internationale, d’accorder à la ville martyre une dérogation au code électoral afin que tous ceux qui vivaient là avant 1991, qu’ils y soient domiciliés ou non, puissent y voter. Il était entendu que cette disposition ne serait pas reconduite. Mais il a fallu attendre le printemps dernier pour que les partis bosniaques et le Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine, qui exerce, depuis les accords de Dayton de 1995, la tutelle de la communauté internationale sur le pays, prennent conscience que la victoire d’un parti serbe négationniste n’était pas exclue.

Discrètement soutenues par le Haut Représentant, plusieurs associations bosniaques, dont celle d’Aisha, se sont alors mobilisées. Leur campagne, « Glasacu za Srebrenicu » (Je vote pour Srebrenica), aurait permis de convaincre quelque 2 500 électeurs originaires de la ville de s’inscrire sur les listes. Pour mettre toutes les chances de leur côté, les quatre partis politiques les mieux implantés dans la communauté bosniaque soutiennent un candidat unique, Camil Durakovic, adjoint au maire sortant décédé il y a quelques mois. Mais le scrutin sera serré. Or l’enjeu est capital. « Si la municipalité de Srebrenica est dirigée par un parti négationniste, prédit Nedim Jahic, 23 ans, étudiant en droit et l’une des chevilles ouvrières du mouvement, il n’y aura plus aucun espoir de retour pour les Bosniaques. La césure ethnique sera pérennisée. »

Ne pas mettre en péril le fragile équilibre de Dayton

A la mairie, Camil Durakovic fait ses comptes: « 6 500 Bosniaques sur 14 000 inscrits, nous sommes presque à égalité. » Originaire de Srebrenica, le jeune édile -33 ans- avait trouvé refuge aux Etats-Unis avec sa famille après la guerre, alors qu’il était adolescent. En 2005, sa maîtrise de droit en poche, il choisit de rentrer au pays pour, pense-t-il, une année sabbatique. Mais, très vite, il s’engage dans la politique locale. En 2007, il prend la tête d’un mouvement qui souhaite soustraire la ville à l’autorité de la Republika Srpska. La campagne se heurte à l’hostilité de la communauté internationale, qui redoute tout ce qui pourrait mettre en péril le fragile équilibre des accords de Dayton. L’année suivante, taxé de séparatisme par l’ambassadeur américain dans un télégramme révélé par WikiLeaks, le jeune loup, qui briguait déjà la première place, doit se contenter d’un poste d’adjoint au maire. S’il a depuis abandonné l’idée de faire de Srebrenica une commune autonome, il peste toujours contre la tutelle de l’autorité serbe. « Avant la guerre, souligne-t-il, il y avait ici trois zones industrielles. Aucune n’a été reconstruite. Certains bâtiments, rachetés par des entreprises serbes, sont toujours à l’abandon. Et moi, si je veux mettre un terrain à la disposition d’un investisseur, je n’en ai pas le droit ! »

Dans l’autre camp, on a aussi choisi de resserrer les rangs. Candidate au fauteuil de maire, Vesna Kocevic est soutenue par une dizaine de partis serbes. Conseillère municipale depuis 2008, cette économiste élégante, mère de deux enfants, est membre de l’Alliance des sociaux-démocrates indépendants, une formation qui n’a jamais reconnu le génocide et dont le chef, Milorad Dodik, également président de la Republika Srpska, a tenu à plusieurs reprises des propos négationnistes.

Le choix de Vesna Kocevic, personnalité respectée localement, semble cependant témoigner d’un souci d’apaisement. La candidate a reçu en deux mois une vingtaine de représentants d’ambassades. Elle répète inlassablement qu’elle reconnaît le caractère « tragique » des événements de 1995, qu’elle « respecte pleinement » le travail des institutions « chargées d’enquêter sur le passé », et que, pour le reste, ce n’est pas à elle de trancher. Elle ajoute que, si elle est élue, les « lieux de mémoire » seront préservés, et le droit au retour garanti. Mais elle demande aussi que l’on n’oublie pas les « 3 000 morts » de la communauté serbe.

A chacun sa mémoire, à chacun son camp

Les Serbes de Srebrenica ont en effet le sentiment que les instances internationales, en qualifiant de génocide le massacre de l’été 1995, ont choisi leurs victimes, et que leurs propres souffrances n’ont pas été prises en compte. « La décision du tribunal de La Haye était une décision politique, toutes les communautés ont leurs martyrs », assène un étudiant serbe.

A chacun sa mémoire, à chacun son camp. A Srebrenica, le vote du 7 octobre sera communautaire. « La rhétorique nationaliste dissimule l’indigence des programmes, renforce le sentiment d’insécurité et favorise le repli identitaire », déplore Nedeljko Simic, un militant associatif serbe de 35 ans, aujourd’hui employé à la municipalité.

Les plus jeunes étouffent, même lorsqu’ils ont fait le choix de revenir. « L’ambiance est malsaine, confie Hajra, 20 ans. Si vous fréquentez quelqu’un qui n’est pas de votre communauté, on vous montre aussitôt du doigt. Bien sûr, c’est important de savoir ce qui s’est passé, mais nous ne pouvons pas en être tenus pour responsables. Et nous avons notre avenir à construire. » Elle songe à partir. Comme Muamer, 28 ans, Bosniaque lui aussi, étudiant en droit à ses heures, et l’un des piliers d’un groupe de hard rock local. « Plutôt que de se disputer à propos de génocide, nos politiciens, dit-il, feraient mieux de s’occuper des vrais besoins de la population. Mes racines sont à Srebrenica. Mais il n’est pas possible, ici, de vivre une vie normale. Le passé est trop envahissant. »

Dominique Lagarde, L’Express.fr

Un Etat, deux entités

Depuis les accords de Dayton (Etats-Unis) du 14 décembre 1995, qui ont mis fin à plus de trois ans de combats interethniques en Bosnie-Herzégovine, l’ex-province yougoslave est devenue un Etat à part entière, composé de deux « entités » autonomes : la Republika Srpska, ou République serbe de Bosnie, et une fédération bosno-croate.

Le massacre de juillet 1995

Srebrenica, enclave peuplée d’une majorité de Bosniaques et située en pleine zone serbe, avait été déclarée « zone de sécurité » par l’ONU, qui y maintenait une force de 400 Casques bleus néerlandais. Le 11 juillet 1995, les forces serbes du général Ratko Mladic s’en emparent. Dans les jours suivants, plus de 8 000 hommes et adolescents bosniaques sont massacrés.


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