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Beate Zschäpe, le procès d’un commando néonazi

Le Vif

Le procès, à Munich, de Beate Zschäpe et de ses complices va tenter d’établir pourquoi de jeunes Allemands de l’Est ont pu se muer, pendant plus de dix ans, en meurtriers racistes. Et pourquoi, à l’époque des faits, les pouvoirs publics ont minimisé cette vague d’assassinats.

Semiya Simsek attend beaucoup du procès qui va s’ouvrir le 17 avril, à Munich. Cette jeune Allemande née de parents turcs avait 14 ans lorsque son père, Enver Simsek, a été abattu de plusieurs balles dans la tête par un commando néonazi. C’était le 9 septembre 2000 à Nuremberg. Ce jour-là, en début d’après-midi, le commerçant, qui tenait un magasin ambulant de fleurs, est retrouvé baignant dans son sang au fond de sa camionnette. Enver Simsek décède deux jours plus tard. Il est la première victime d’une série de meurtres longtemps inexpliqués. Le 17 avril, treize années donc après ce drame, s’ouvre dans la capitale bavaroise le procès des auteurs présumés de ces crimes. Semiya Simsek sera dans la salle. Son souhait le plus cher : regarder dans les yeux l’accusée principale, Beate Zschäpe, 37 ans, originaire d’Iéna (Thuringe), membre d’un groupuscule d’extrême droite baptisé Clandestinité national-socialiste (NSU, pour Nationalsozialistischer Untergrund), et écouter ses explications. Zschäpe est jugée pour participation à l’assassinat de dix personnes au total – huit Turcs, un Grec et une Allemande – entre 2000 et 2007 (voir en p. 73). Quatre complices seront à ses côtés. On a comparé cette cellule néonazie au groupe d’extrême gauche Fraction armée rouge (RAF) et déjà présenté le procès de Munich comme le plus important depuis celui de la bande à Baader, en 1975. Le parallèle est rapide. Mais les audiences, programmées pour durer jusqu’en 2014, devraient mettre en lumière les graves dysfonctionnements d’un appareil d’Etat impuissant à lutter contre une structure terroriste clandestine.

Trois Allemands de L’Est

A l’origine des crimes, en 1998, on trouve trois Allemands de l’Est, qui se sont rencontrés peu après la chute du Mur dans un centre de jeunes d’Iéna. A la suite d’une descente de police dans un garage, où ils avaient entreposé du matériel destiné à fabriquer des explosifs, Beate Zschäpe, Uwe Mundlos et Uwe Böhnhardt font le choix de passer dans l’illégalité. Au cours d’une cavale qui va durer plus d’une décennie, ils se procurent des armes, attaquent des banques, tuent dix personnes au moins, tout en menant par ailleurs une existence presque paisible, notamment dans un appartement de Zwickau, partant même en vacances en camping-car.

Les familles des défunts mises dans la situation d’accusés
Curieusement, dans un milieu infiltré d’indicateurs, ils ne sont pas inquiétés. Au contraire, l’enquête piétine. Meurtre après meurtre, un seul fait est établi avec certitude par les policiers : neuf des victimes ont été abattues avec le même pistolet tchèque de la marque Ceska. Les autorités allemandes retiennent donc une « piste mafieuse », spéculent sur un racket entre commerçants turcs ou sur des règlements de comptes dans le milieu de la drogue, parlent de « Döner-Morde » (meurtres döner en référence au döner kebab, le sandwich turc) ou « d’Istanbul connection ». Et passent complètement à côté d’une des hypothèses d’investigation pourtant évidente : les crimes racistes. « Face à des victimes turques, on est parti du principe que les auteurs [des meurtres] l’étaient aussi, confirme Semiya Simsek, dans un livre relatant son calvaire. Lorsque nous expliquions que notre père ne pouvait pas avoir trempé dans ces milieux, on nous répondait : « Vous ne pouvez pas le savoir avec certitude. Il y a bien quelque chose derrière tout cela, sinon, il n’aurait pas été exécuté. » » Cibles d’interminables interrogatoires, les familles des défunts se retrouvent donc dans la situation d’accusés devant défendre l’honneur de leur proche disparu. Souvent face à des policiers pour le moins obtus : « Il est dans la mentalité turque de ne pas dire la vérité à la police allemande », remarque ainsi un enquêteur dans un document cité par le président de la commission parlementaire créée l’an dernier pour faire la lumière sur tous ces dysfonctionnements.

« L’Allemagne a alors vécu un tsunami »

Il faudra attendre le 8 novembre 2011 pour que la vérité éclate enfin. Ce jour-là, Beate Zschäpe se rend aux autorités à Iéna. Quatre jours plus tôt, une dernière attaque de banque a mal tourné : poursuivis par la police, Uwe Mundlos et Uwe Böhnhardt se replient dans le camping-car qui servait de base arrière à l’opération pour se suicider. Avant de se livrer, Zschäpe a, elle, fait exploser l’appartement de Zwickau où vivait le trio néonazi. Dans les décombres, on retrouve l’arme des crimes, pièce d’un puzzle infernal qu’aucun service de police ou de renseignements n’était parvenu jusque-là à reconstituer. « L’Allemagne a alors vécu un tsunami », confie aujourd’hui le procureur général de la République, Harald Range.

Car l’affaire va révéler, au mieux, l’incompétence des pouvoirs publics, au pire, leur passivité, voire leur complicité vis-à-vis d’une certaine extrême droite tenue pour marginale. Expert des questions de sécurité intérieure au Parti social-démocrate (SPD), Dieter Wiefelspütz s’en offusque encore : « Comment dans un pays bien gouverné, avec un appareil d’Etat censé fonctionner correctement, des individus ont-ils pu commettre ces meurtres, sans être jamais repérés ? Je n’ai toujours pas trouvé d’explications tant cela dépasse l’entendement. » Rivalités entre services de police et de renseignements – qui ont notamment cherché à protéger leurs indicateurs -, manque de coopération entre les différents Länder, incapacité professionnelle de policiers locaux formés sous le régime de la RDA expliquent en partie les incroyables « pannes » qui ont permis à la NSU d’agir en toute impunité. « Aucun des crimes n’avait fait l’objet de la moindre revendication, souligne par ailleurs le procureur général Harald Range. Ce trio vivait coupé du reste du monde et personne n’a rien vu de ses activités. » Ou rien voulu voir. « On sait depuis longtemps que le terrorisme d’extrême droite en Europe frappe de façon anonyme, estime le président de la commission d’enquête parlementaire, Sebastian Edathy (SPD). Cette affaire révèle surtout un aveuglement collectif, notre plus grave échec depuis la guerre. »

De fait, dans le courant des années 1990, les violences néonazies furent largement minimisées outre-Rhin, on s’en rend compte à présent. Ancien policier qui travaille depuis de longues années à sortir les militants d’extrême droite de leur milieu, Bernd Wagner confirme : « Dès 1995, j’ai tenté d’attirer l’attention des autorités sur le fait qu’il ne s’agissait pas seulement de jeunes imbéciles désoeuvrés au chômage, mais bien d’individus prêts à des actions organisées. On m’a souvent répondu : « Ce n’est pas parce qu’ils tentent de dessiner une croix gammée en pissant dans la neige qu’ils sont forcément dangereux. » C’est un déni de réalité qui relève du refoulement de notre passé. » Car, à l’époque, l’Allemagne tout juste réunifiée se devait de présenter une image exemplaire, pour ne pas inquiéter ses voisins ou pour se rassurer elle-même. « La réunification devait être belle, poursuit Bernd Wagner. Il était plus confortable d’imaginer qu’il n’y avait pas de menace imminente venant de ce côté. Et tout le monde y a cru : le monde politique, les médias, même les universitaires qui travaillaient sur ces phénomènes. »

Le procès de Beate Zschäpe et de ses complices devra donc éclaircir un point encore flou (à l’origine sans doute de l’intérêt médiatique important qu’il suscite) : quelle structure y avait-il derrière la NSU ? L’Office fédéral criminel (BKA), la police fédérale criminelle, a établi une liste de 126 personnes ayant aidé de près ou de loin le trio de Zwickau au cours de ses années de clandestinité. Dans quelle mesure peut-on parler d’un terrorisme d’extrême droite organisé en Allemagne ? Et a-t-il bénéficié de protections ? Semiya Simsek, elle, voudrait apprendre pourquoi et comment son père a pu figurer au nombre des victimes, mais ne se fait pas trop d’illusions, car, en guise de défense, Beate Zschäpe s’est murée dans le silence. « A l’énoncé du verdict, prévient Semiya Simsek, née en Allemagne et partie vivre en Turquie, je saurai une chose : si je me sens fière d’être allemande. »

De notre correspondante Blandine Milcent

Sanglante cavale

1998-1999 Création de la NSU et début de la clandestinité pour Beate Zschäpe, Uwe Mundlos et Uwe Böhnhardt.

9 septembre 2000 Assassinat de Enver Simsek à Nuremberg.

19 janvier 2001 Attentat à l’explosif dans un magasin d’alimentation à Cologne.

13 juin 2001 Assassinat d’Abdurrahim Özüdogru à Nuremberg.

9 juin 2004 Attentat à la bombe dans un quartier turc de Cologne.
Jusqu’au 6 avril 2006 Assassinats de sept commerçants ou entrepreneurs turcs et grecs à Hambourg, Munich, Dortmund et Kassel.

25 avril 2007 Assassinat de Michèle Kiesewetter, policière, à Heilbronn. La NSU a par ailleurs commis 14 hold-up, destinés à financer ses activités.

4 novembre 2011 Suicide de Uwe Mundlos et d’Uwe Böhnhardt dans un camping-car à Eisenach.

8 novembre 2011 Beate Zschäpe se rend aux autorités.

27 janvier 2012 Mise en place d’une commission d’enquête parlementaire.

Début avril 2013 Polémique sur le suivi du procès par la presse, aucun média turc n’ayant obtenu d’accréditation.

17 avril 2013 Début du procès de Beate Zschäpe, pour participation à dix meurtres, et de Ralf Wohlleben, Carsten S., André E. et Holger G., considérés comme complices.

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