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Aveugles en Tanzanie: une simple opération peut leur sauver la vie

Caroline Lallemand
Caroline Lallemand Journaliste

En Tanzanie, près d’un million de personnes souffrent d’un handicap visuel. Et parmi elles, 20 000 enfants aveugles. Pourtant, une simple opération peu coûteuse de la cataracte, principale cause de cécité, pourrait leur offrir un avenir plus radieux. Reportage en Tanzanie avec l’ONG Lumière pour le Monde qui se bat pour l’amélioration de la qualité de vie des personnes malvoyantes, à l’occasion, ce 3 décembre, de la Journée International des personnes handicapées.

Moshi, petite bourgade sans charme si ce n’est son authenticité africaine, aux pieds du Kilimandjaro, point culminant de l’Afrique situé au nord de la Tanzanie. La région est réputée pour ses safaris, elle est aussi le camp de base des randonneurs qui partent à l’assaut de la mythique montagne surplombant le plateau aride du haut de ses 5 891,8 mètres.

Ce mardi de novembre ensoleillé, pas de lion, de léopard, d’éléphant, de rhinocéros, ou de buffle, les fameux Big Five, en vue ni d’ascension vertigineuse au programme. Il est 6 heures du matin quand nous montons à bord du bus affrété par le Kilimanjaro Christian Medical Center (KCMC), l’un des trois hôpitaux du pays qui dispense des soins oculaires de référence aux enfants.

Le véhicule s’élance sur la longue route qui s’étend à l’est, vers la côte et le petit village de Korogwe. Nous sommes six journalistes à suivre pendant une semaine les actions de l’ONG belge Lumière pour le Monde en faveur des personnes malvoyantes et aveugles dans cette région d’Afrique (voir l’encadré ci-dessous).

Le bus de la clinique KCMC parcourt parfois plus de 400 kilomètres pour aller chercher des patients.
Le bus de la clinique KCMC parcourt parfois plus de 400 kilomètres pour aller chercher des patients.© LFTW\Raymond Kasoga

Les amortisseurs du bus dont la mécanique remonte certainement aux années ’90 encaissent à chaque dos-d’âne qui jalonne la route malgré les plus grandes précautions de notre chauffeur pour ralentir à leur approche. Des villages aux rues colorées alternent avec la savane brûlée par le soleil. Après avoir laissé le Kilimandjaro dans notre dos, le paysage laisse place à des montagnes verdoyantes se dressant dans les étendues de terre fertile. Petite plongée dans un véritable décor de carte postale qui nous renvoit à l’autre visage plus touristique du pays.

Plongée dans un décor de carte postale qui nous renvoit à l’autre visage plus touristique du pays.

Mission du jour: aller chercher dans leurs familles des enfants atteints de cataracte pour les ramener à la clinique où ils seront opérés le lendemain. Ce « pick up » de patients est effectué à intervalle régulier par l’équipe de la clinique qui parcourt parfois jusqu’à 400 kilomètres pour atteindre les malades les plus éloignés.

250 kilomètres et quatre heures de route plus tard, nous arrivons chez Athuman, 8 ans. En mai dernier, en jouant, il s’est blessé à l’oeil droit avec une pierre. « L’oeil saignait« , nous explique le visage fermé, Asha sa maman, assise entourée de son mari, de ses deux autres enfants et de la nouvelle portée de poussins devant leur maison très rudimentaire au toit de tôles abîmées.

Athuman (à droite) avec sa famille devant leur maison.
Athuman (à droite) avec sa famille devant leur maison.© LFTW\Raymond Kasoga

Depuis, Athuman a perdu progressivement la vue jusqu’à devenir totalement aveugle de l’oeil blessé. Ce dernier devra être opéré, seulement sept mois plus tard alors que le geste médical doit être posé rapidement pour ne pas perdre rapidement de champ de vision.

Athuman et sa maman montent à bord de notre bus. Direction ensuite la maison de Faustin, 6 ans, atteint d’une cataracte à l’oeil gauche. « Il a commencé à se plaindre d’avoir comme des grains de sable dans l’oeil il y a deux ans. On l’a d’abord rincé à l’eau claire, mais cela ne s’améliorait pas. On est allé chez le médecin du dispensaire du village, mais il nous a dit qu’il fallait récolter une somme astronomique pour le soigner. J’en ai parlé à mon mari. Il m’a dit que c’était un montant beaucoup trop important et qu’il fallait attendre », nous raconte Zenalu, sa maman. Cette dernière nous confiera aussi que « leur voisine leur avait conseillé de couper la patte d’un poulet et de badigeonner l’oeil de Faustin de son sang ». Heureusement, ils ont eu le bon sens de ne pas l’écouter.

En Tanzanie, la médecine occidentale se heurte encore souvent aux croyances ancestrales.

En Tanzanie, la médecine occidentale se heurte en effet encore souvent à la médecine traditionnelle et à ses croyances ancestrales. Le pays compte 80 000 guérisseurs et la plupart des Tanzaniens s’adressent en premier lieu à eux pour les soins de santé de base avant de consulter un médecin ou de se rendre dans un dispensaire local. Certains patients utilisent même des herbes ou du miel pour soigner leurs problèmes oculaires, ce qui cause encore plus de dégâts.

Mis en communication avec la clinique ophtalmologique de Moshi via Paul, un enseignant itinérant de la région, les parents de Faustin ont alors appris que l’opération lui permettant de recouvrer la vue pouvait être réalisée à moindres frais, voire même gratuitement, à la clinique KCMC.

Faustin et sa famille devant leur maison du village de Korogwe.
Faustin et sa famille devant leur maison du village de Korogwe. © LFTW\Raymond Kasoga

Après avoir parcouru une longue piste cahoteuse de celles qui soulèvent d’épais nuages de poussière, nous arrivons ensuite dans un village reculé constitué d’habitations plus que sommaires en torchis. Un bébé de cinq mois souffrant d’une cataracte y a été dépisté. Les enfants surgissent un à un pour nous accueillir. Une petite partie de foot s’improvise pendant qu’Henry, l’infirmier de la clinique qui nous accompagne, ausculte la fillette à l’écart. Le verdict tombe: il ne s’agit pas d’une cataracte, mais d’une infection de la cornée. Inutile donc d’emmener le bébé à la clinique pour y être soigné.

Le bébé pourra retrouver la vue grâce à un don de cornée…si un donneur compatible se présente dans l’année.

Impuissants face à la mauvaise nouvelle, nous laissons la maman accuser le coup. Plus tard, nous apprendrons que la fillette pourra retrouver la vue grâce à un don de cornée…si un donneur compatible se présente dans l’année. Feront aussi le chemin de retour avec nous pour un suivi post-opératoire, une maman, elle-même malvoyante et ses deux garçons, l’un âgé d’à peine deux ans.

Sur la route du retour, nous croisons un groupe de Maasaï, ces éleveurs semi-nomades, menant leur bétail. La nuit tombe petit à petit, la route est encore longue. Athuman et Faustin s’endorment un à un. Il est 21 heures quand nous les déposons à la clinique où ils passeront la nuit. « Non, il n’a pas peur, nous rassure la maman d’Athuman, je lui ai bien tout expliqué avant de partir ».

L’autre visage de la Tanzanie

Maasaï menant leur bétail.
Maasaï menant leur bétail.© LFTW\Raymond Kasoga

Derrière les différentes attractions touristiques – safari, ascension du Kilimandjaro, plages paradisiaques de Zanzibar,… – ce pays d’Afrique de l’Est dévoile une réalité beaucoup moins réjouissante. La Tanzanie est l’une des économies les plus pauvres du continent, dépendante à 80% de l’agriculture. Plus d’un quart des habitants (28,2%) y vivent en dessous du seuil de pauvreté et une personne sur dix endure même une pauvreté extrême. La croissance démographique rapide du pays (3% par an) met, en outre, les services de soins de santé et l’enseignement sous pression. Dans ce contexte, les affections oculaires figurent dans le top 10 des maladies les plus fréquentes.

Sur une population de 52 millions, 450 000 personnes sont aveugles, dont 20 000 enfants.

Sur une population de 52 millions, un million de personnes souffrent d’un handicap visuel. Parmi elles, 450 000 personnes sont aveugles, dont 20 000 enfants. Les causes de leur cécité sont variées : cataracte, (50%), kératite (20%), ou encore glaucome (10%) et albinisme. En Tanzanie, l’offre de soins ophtalmologiques est insuffisante principalement en raison du manque d’infrastructures et de personnel spécialisé dans le domaine. On compte seulement 1 ophtalmologue pour 1,3 million d’habitants (soit une petite quarantaine pour tout le pays). En comparaison, en Belgique, le rapport est de 1 pour 10 000.

Contrôle des yeux par le docteur Philippin.
Contrôle des yeux par le docteur Philippin.© LFTW\Raymond Kasoga

Le lendemain matin, nous sommes prêts à rejoindre la clinique pour assister à l’opération des yeux d’Athuman et Faustin quand nous sommes informés qu’il faudra patienter un peu, car les enfants ne sont pas à jeûn. Ignorants les consignes, les mamans leur ont donné du porridge au réveil. Impossible donc de les anesthésier de suite.

Vers midi, le chirurgien est prêt à traiter la cataracte de Faustin. L’intervention, qui ne doit durer que quelques minutes, se prolonge. L’opération n’est pas banale: « Le cristallin est très liquide alors que normalement il est dur et s’enlève vite. Ici, il faut en quelque sorte l’aspirer petit bout par petit bout pour ensuite glisser la lentille souple à sa place », commente Heiko Philippin, le chirurgien ophtalmologiste.

Après une demi-heure environ, il pose ses instruments et nous informe que tout s’est bien passé. Dans ce genre d’infrastructure, les équipements sont à la pointe et les conditions d’hygiène sont très correctes, assure le docteur Philippin. On ne constate que peu d’infections liées à l’opération, ce qui n’est pas toujours le cas dans d’autres cliniques du pays.

Le docteur Philippin opère Faustin de la cataracte.
Le docteur Philippin opère Faustin de la cataracte.© LFTW\Raymond Kasoga

Le lendemain, nous revoyons Faustin et Athuman. Le test de la vue se révèle concluant pour le petit Faustin, tout sourire, qui parvient, de son oeil opéré, à bien discerner les formes géométriques qu’une infirmière lui montre à distance. Sa vision devrait s’améliorer progressivement dans les prochains jours. Le chirurgien est cependant moins optimiste pour Athuman qui ne voit toujours pas mieux de son oeil droit: « On a mis du temps à soigner le traumatisme causé par la pierre, la rétine a été trop longtemps décollée, une seconde opération sera sans doute nécessaire pour qu’il voit à nouveau », explique-t-il.

Test visuel concluant pour Faustin après son opération.
Test visuel concluant pour Faustin après son opération.© LFTW\Raymond Kasoga

Athuman et Faustin resteront encore quelques jours à la clinique pour le suivi post-opératoire. Faustin aura encore besoin de traitement laser pour éliminer les derniers résidus de cristallin, et les garçons devront revenir dans deux semaines pour un contrôle. « Il est primordial de conscientiser les patients à l’importance de cette visite de suivi, mais beaucoup d’entre eux ne reviennent pas, car le trajet est trop long et trop cher, ce qui met en péril la bonne évolution de leur vision« , explique Henry, l’infirmier.

Ce sont des enseignants itinérants qui accompagnent les enfants souffrant de déficience visuelle qui ont détecté, dans leurs cas, les problèmes de vue d’Athuman et de Faustin. Ils sont en effet formés, dans leur région, avec des travailleurs de santé et d’autres membres de la communauté, à effectuer un examen de l’oeil assez simple ciblé sur la pupille. Ils peuvent alors informer la population des traitements disponibles dans les centres médicaux les plus proches. Ces dépistages qui se veulent le plus précoces possible pour éviter la survenue de la cécité sont également organisés au sein des différentes écoles des districts. Et régulièrement, une équipe médicale du KCMC se déplace dans les villages pour réaliser jusqu’à 30 opérations de la cataracte par jour. De quoi offrir un avenir plus radieux à ces enfants dépendants souvent considérés, dans les pays pauvres, comme des fardeaux à cause de leur handicap qui les empêche d’aider la communauté.

Lire aussi à ce sujet: En Tanzanie, l’école modèle qui accueille les enfants aveugles et albinos

La cataracte, une maladie réversible

William Makupa, chef du département ophtalmologique de la clinique KCMC.
William Makupa, chef du département ophtalmologique de la clinique KCMC.© LFTW\Raymond Kasoga
On dénombre 39 millions de personnes aveugles de par le monde, dont la moitié à cause de la cataracte, celle-ci étant la principale cause de cécité en Afrique. Cette maladie liée à une opacité du cristallin qui donne l’impression de vivre dans un brouillard permanent est pourtant réversible dans la majorité des cas. Si en Occident, elle touche essentiellement les personnes âgées, en Afrique, des enfants perdent la vue à cause d’elle. Les principales causes de cataracte chez les enfants sont la carence en vitamine A, la cataracte congénitale ou traumatique, une infection occulaire non traitée, les maladies transmises pendant la grossesse, la non-vaccination contre la rougeole,…énumère William Makupa, le chef du département ophtalmologique de la clinique KCMC. Son unité réalise 6 à 7 opérations de la cataracte par jour, soit près de 1.400 opérations sur une année, dont 10% sur des enfants.

L’unité du KCMC réalise 6 à 7 opérations de la cataracte par jour, soit près de 1.400 opérations sur une année, dont 10% sur des enfants.

Pour retrouver la vue, l’opération est relativement simple, elle ne coûte que 40 euros pour un adulte, 135 euros pour un enfant, car une anesthésie générale est nécessaire. Peu chronophage, l’opération de la cataracte a aussi un effet immédiat puisque dès le lendemain le patient retrouve progressivement la vue. Pour les familles pauvres, les soins peuvent être pris totalement en charge par l’hôpital. Une opération est importante dès le plus jeune âge, car jusqu’à leur huit ans, les enfants sont encore dans l’âge sensitif, période pendant laquelle le cerveau peut réapprendre à voir. Il est toutefois préférable d’opérer l’enfant avant ses 6 ans pour lui permettre de récupérer un maximum de capacité visuelle.

Qu’est ce que Lumière pour le Monde?

Faustin.
Faustin.© LFTW\Raymond Kasoga

« Lumière pour le Monde » est une ONG belge reconnue qui lutte depuis près de 20 ans contre la cécité et pour l’amélioration de la qualité de vie des personnes avec un handicap visuel tout en défendant leurs droits et ceux de leur famille. Son programme se base sur trois volets : la prévention, le traitement et l’éducation.

L’ONG soutient la sensibilisation sur le terrain, le dépistage précoce et les examens oculaires des enfants et adultes. Elle prend en charge les coûts liés aux soins oculaires tels que des interventions chirurgicales, les traitements par laser et les médicaments ainsi que les soins postopératoires et les thérapies visuelles pour les enfants.

Ses actions se tournent également vers la formation du personnel médical et administratif local. Lumière pour le Monde soutient, en outre, des programmes pédagogiques pour les enfants aveugles et malvoyants à travers un enseignement dit « inclusif ». En Tanzanie, plus de 500 élèves aveugles et malvoyants ont ainsi accès à l’enseignement grâce à l’ONG.

Athuman.
Athuman. © LFTW\Raymond Kasoga

Lumière Pour le Monde est actuellement active en République Démocratique du Congo (lire aussi notre reportage dans ce pays), au Rwanda et en Tanzanie. Elle n’est propriétaire d’aucun hôpital et agit sur base de partenariat pour soutenir des institutions et du personnel local, afin d’offrir une aide durable. Fonctionnant principalement sur base de dons, de petites contributions peuvent faire la différence, elle a besoin de la générosité de chacun pour poursuivre son oeuvre. Plus d’infos sur le site de l’ONG

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