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Aux racines de la fronde catalane

Le Vif

Riche d’une histoire mouvementée, la Catalogne s’est toujours sentie à part. Le centralisme espagnol en a fait un problème politique.

On appellera cela comme on voudra : ironie de l’histoire, tectonique des plaques. Alors que le Pays basque espagnol renoue avec la paix civile après la reddition de l’ETA, les paisibles bourgades rurales de Catalogne ont pris, à la suite du référendum illégal du 1er octobre, un faux air d’Euskadi profonde : mêmes drapeaux nationalistes pavoisant les ruelles – aux couleurs catalanes, rouge et jaune, cette fois – ; mêmes banderoles affichant les visages des  » prisonniers politiques  » – les responsables indépendantistes incarcérés pour  » sécession « . Dans les ruelles médiévales de Verges, un village de 1 200 habitants situé dans la province de Gérone, la plus  » rebelle  » de Catalogne, la lecture des plaques de rue suffit à retracer la grande geste nationaliste : ici,  » Francesc Cambo « , fondateur de la Ligue régionaliste de Catalogne en 1901 ; plus loin, la  » place du 11-Septembre « , allusion à la prise de Barcelone par Felipe V, en 1714. A l’époque moderne, les lieux ont donné naissance au chanteur Lluis Llach, dont le tube des années 1970, L’Estaca, est très vite devenu le No pasaran ! des indépendantistes catalans. Loin de Barcelone et de ses Ramblas cosmopolites, c’est dans cette Catalogne rurale et carliste, très marquée par le franquisme, qu’est née la passion brûlante dans laquelle se consume aujourd’hui la communauté autonome.  » Depuis 2010, nous réclamons pacifiquement de pouvoir voter, mais Madrid n’a jamais voulu dialoguer sur rien « , lance, amer, Ignasi Sabater Poch, 37 ans, l’édile de la commune. Des yeux noirs comme la nuit, l’air de sortir du maquis, ce prof de catalan s’est présenté aux dernières élections municipales sous l’étiquette de la CUP – le séparatisme tendance anar. L’enfant du pays résume d’une phrase le sentiment de toute la région :  » Ce n’est même plus une question d’identité ; ce que l’on dénie à deux millions de Catalans, c’est la démocratie !  »

Felipe V Le roi d'Espagne prend Barcelone le 11 septembre 1714, désormais fête nationale de la Catalogne.
Felipe V Le roi d’Espagne prend Barcelone le 11 septembre 1714, désormais fête nationale de la Catalogne.© Deagostini/leemage

La démocratie, mot magnifique mais fâcheusement polysémique. Pour Madrid, elle signifie le respect des lois et de la Constitution. Pour les indépendantistes, elle réside avant tout dans la libre expression du peuple. Un mot, deux lectures, qui renvoient aux sources mêmes de l’affrontement actuel : jamais la Catalogne ne s’est entendue avec l’exécutif central sur la forme que devait revêtir l’Etat espagnol, ni sur la façon dont il devait être gouverné. Depuis ses origines, la Catalogne se vit comme une entité à part. Lorsque, en 1137, les comtés catalans émancipés de l’Empire carolingien rallient le royaume d’Aragon, ils conservent leur propre système juridique et politique. Le roi d’Aragon convoquant rarement les Cortes (parlement catalan), les autorités locales mettent en place un conseil permanent leur permettant de voter les lois de leur principauté.  » Aux yeux des Catalans, le roi représentait une figure d’autorité qui devait pactiser avec les diverses composantes du royaume, souligne l’historien José Enrique Ruiz-Domènec (1). C’était une vision très différente de celle des Bourbons, qui allaient régner par la suite en Espagne.  » Et l’assurance, déjà, de conflits futurs…

Avant même de passer sous autorité aragonaise, les Catalans tentent déjà de former un Etat, à l’initiative du comte barcelonais Ramon Berenguer II. En 1127, le fils de ce dernier, Ramon Berenguer III, signe même un traité international avec le royaume de Sicile. Cette première tentative tourne court. Il faudra attendre l’époque moderne pour que resurgisse le rêve d’une nation catalane autonome. Autonome, mais pas indépendante : les projets de la bourgeoisie moyenne catalaniste du xixe siècle esquissent une relation de type fédéral avec le pouvoir central, sans envisager la rupture. L’avènement de la Ire République, en 1873, soulève des espoirs que balaie aussi vite le retour de la monarchie. Les années 1930 semblent plus propices.  » On a beaucoup discuté sur le fait différentiel lors de la Constitution de la IIe République, rappelle l’historien Santos Julia. Mais ce débat ne porta jamais sur une réclamation d’indépendance. Il s’agissait de réformer l’Etat espagnol pour le rendre plus moderne, plus démocratique.  » Esquerra Republicana de Catalunya, apparu dans cette période, pousse les feux auprès de la coalition des républicains et des socialistes à Madrid. Les Catalans obtiennent une très forte autonomie grâce au statut de Nuria, en 1932. Statut sur lequel ils s’appuient, deux ans plus tard, pour proclamer unilatéralement un Etat catalan au sein de l’Espagne. L’exécutif madrilène goûte peu l’initiative. Le gouvernement régional est suspendu. La guerre civile éclate. Fin de la partie.

Identité marquée

Francesc Cambo Fondateur, en 1901, de la Ligue régionaliste de Catalogne.
Francesc Cambo Fondateur, en 1901, de la Ligue régionaliste de Catalogne.© wha/akg images/world history archive

C’est d’abord parce que Madrid n’a pas su répondre à ce besoin farouche de reconnaissance que le pays connaît aujourd’hui sa plus grave crise politique depuis le retour de la démocratie. Après la victoire de Felipe V, en 1714, dans la guerre de succession qui vit les monarchies européennes se disputer le trône espagnol, les Bourbons ont régné les yeux rivés sur le modèle français jacobin. Lors de la Ire République, Madrid aurait pu évoluer vers le modèle fédéral que lui réclamait avec les formes la bourgeoisie catholique catalane. Il n’en fut rien. A la fin du siècle, il est déjà trop tard : les élites commerçantes catalanes, fortement lésées par la perte des colonies espagnoles, s’estiment abandonnées à leur sort. Adeu, Espana, lance le poète Joan Maragall, grand-père de Pasqual, l’ex-président de la Generalitat (2003-2007).

La Constitution de 1978, lors du retour de la démocratie, sera l’autre grande occasion manquée.  » Qu’est-ce que ce pays qu’on appelle l’Espagne ? A l’époque, personne n’a voulu poser cette question taboue, rappelle Oriol Bartomeus, professeur de droit à l’université autonome de Barcelone. Lorsque le statut des autonomies a été mis en place, à partir de 1980, avec treize nouvelles communautés, tout le monde a été mis peu ou prou sur le même plan, alors qu’il était évident que certaines régions – le Pays basque, la Galice, la Catalogne – avaient une identité beaucoup plus marquée.  » La seule mention dans l’article 2 de la Constitution du terme  » nationalités  » – au lieu de  » nations  » proposé par les socialistes – suscite de mémorables empoignades. L’Espagne, éreintée par la dictature et la guerre civile, ne veut pas de nouvelles déchirures. A la décharge des dirigeants d’alors, elle n’a jamais constitué un Etat unifié, hormis les parenthèses du royaume musulman omeyyade, aux alentours de l’an mil, et de la dictature franquiste.  » L’union des rois catholiques – Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, en 1469 – fut en réalité une union dynastique, rappelle l’historien José Enrique Ruiz-Domènec. Elle visait à soutenir un projet commun entre des royaumes – la Castille, l’Aragon, la Navarre, le Portugal et Grenade – qui s’affrontaient depuis des siècles.  » De cette époque date la prééminence de la Castille.

Autre erreur de vue, cette fois du côté catalan : en 1983, le gouvernement espagnol propose à Jordi Pujol, le président de la Generalitat, le même pacte fiscal que celui négocié avec la communauté basque. Le fondateur de Convergencia i Unio refuse, jugeant plus rentable un système de financement lié au pouvoir central. Bien peu de souverainistes se souviennent de devoir à leur ancien dirigeant, écarté depuis pour corruption, leur actuelle dépendance fiscale, qu’ils présentent pourtant comme le motif premier de leur rancoeur envers Madrid.  » C’était il y a presque quarante ans ! réplique le maire de Verges, Ignasi Sabater Poch. Tant de choses se sont passées depuis.  »

la Generalitat Octobre 1934 : le gouvernement catalan s'affiche derrière les barreaux pour soutenir le mouvement de révolte des mineurs : tout un symbole...
la Generalitat Octobre 1934 : le gouvernement catalan s’affiche derrière les barreaux pour soutenir le mouvement de révolte des mineurs : tout un symbole…© aisa/leemage

Retour à Barcelone. En ce jour de Black Friday, les badauds se font rares autour de l’arc monumental pointé vers l’un des flancs de la basilique Santa Marta. A son extrémité, une flamme éternelle rougeoie, en souvenir des morts du 11 septembre 1714, jour de la prise de la ville par les troupes de Felipe V. Ces dix dernières années, cette commémoration catalane, que l’on appelle ici la  » Diada « , est parvenue à éclipser la Sant Jordi, la populaire fête du livre. Symbole de la fierté collective, elle illustre le mouvement de  » récupération  » identitaire amorcé au xixe siècle avec la redécouverte du catalan. A partir des années 1980, cette langue néolatine formée entre le viiie et le xe siècle de part et d’autre des Pyrénées est devenue l’idiome officiel dans les écoles et les administrations publiques. Les idées indépendantistes essaiment à l’université. Certains n’hésitent pas à réécrire l’histoire – 1714 serait ainsi la preuve de l’acharnement de Madrid contre les Catalans, et non l’épilogue d’une guerre de succession entre monarchies. En 1998, la loi de  » normalisation linguistique  » étend la langue régionale à tous les domaines de la vie sociale. Gabriel Colomé, politologue et membre du Parti socialiste, se souvient :  » Enormément d’enfants regardaient Club Super3, à la télé régionale. Chaque année, l’émission organisait une grande fête familiale, tout un week-end, au stade de Montjuïc. C’est cette génération, parfaitement bilingue, qui défile aujourd’hui dans les rues. En famille.  »

Avec le « coup de force » de 2010, les électeurs de droite comme de gauche se sentent bafoués

Cette mobilisation identitaire, que certains Catalans non indépendantistes qualifient de propagande, n’a pas manqué de réveiller les vieux démons du pouvoir central. Depuis ses bureaux à l’ancienne du Passeig de Sant Joan, au coeur de Barcelone, Josep Munoz dirige la revue mensuelle L’Avenç, fondée par des historiens catalanistes dans l’élan de la transition démocratique. En dix-huit ans de bons et fervents offices, il a vu la faille se creuser entre Madrid et la Catalogne. Au début des années 2000, José Maria Aznar, l’ancien président conservateur du gouvernement espagnol, fort de sa majorité absolue, entreprend de remettre en question le modèle territorial.  » Tout est dit dans son livre, La Seconde Transition, explique Josep Munoz. Madrid devait se développer comme la seule grande capitale du pays, et devenir la tête de pont de l’Amérique latine.  » Inconcevable pour une partie des Catalans, dont le pays, ouvert sur la Méditerranée, s’est longtemps enorgueilli d’être plus moderne et européen que Madrid et fut au coeur de deux révolutions économiques – puissance commerciale au xive siècle ; moteur du développement industriel de la péninsule au xixe.

Le  » coup de force  » de 2010 est l’affront de trop. Le tribunal constitutionnel, saisi par le Parti populaire (droite), retoque le nouveau statut de la Catalogne approuvé quatre ans plus tôt, sous le gouvernement socialiste, par les Parlements national et régional, ainsi que par référendum local. Exit la référence à la  » nation  » catalane. Exit une plus large autonomie fiscale. Nombre de Catalans, électeurs de droite comme de gauche, se sentent bafoués.  » A ce moment-là, j’ai compris que je ne vivais pas dans un pays démocratique « , raconte Haydee Vila, une enseignante de 50 ans. Les plus vieux, rescapés du franquisme, rejoignent les jeunes dans leur désir d’en finir  » avec un système politique espagnol à bout de souffle  » et  » incapable d’intégrer la diversité « , comme le dénonce Marc Segura, consultant en communication. Le choc est d’autant plus rude que, depuis 2008, la crise s’est abattue sur l’Espagne, où la corruption des partis classiques est endémique.  » Un autre monde est possible « , promettent les séparatistes.

Artur Mas En 2012, le président de la Generalitat lance le
Artur Mas En 2012, le président de la Generalitat lance le  » procès  » ouvrant la voie à l’indépendance.© D. Ramos/getty images/afp

L’indépendance comme une évidence

La gauche ?  » Parce qu’elle a fait alliance avec les nationalistes catalans contre la dictature de Primo de Rivera et celle de Franco, elle a, sans le vouloir, permis à ces derniers d’acquérir une légitimité dans la lutte contre les inégalités, rappelle l’historien Benoît Pellistrandi (2). Ce qui donne au nationalisme les moyens de supplanter les formations politiques.  » La suite est connue : partie des villages de l’intérieur et des associations civiles, la contestation gagnent les villes. Des organisations comme l’assemblée nationale catalane, née de cet élan, battent efficacement le rappel. Artur Mas, président de la Generalitat, lance le  » procès « , à partir de 2012-2013, ouvrant la voie à l’indépendance, tandis qu’à Madrid, le conservateur Mariano Rajoy fait le sourd.

Dans son restaurant couru du Tout-Barcelone, Ada Parellada décoche sourires et boutades à ses derniers clients. Il est près de 17 heures – la Catalogne n’en a pas fini avec la culture espagnole…  » Avant 2010, l’indépendantisme représentait pour moi quelque chose de sentimental, un idéal, explique la cheffe, issue d’une très ancienne famille de la région. Maintenant, c’est une évidence qui me prend aux tripes. J’ai été emportée par un mouvement qui m’a ouvert les yeux.  » Un mouvement venu de loin, que Madrid doit maintenant à son tour regarder en face.

Par Claire Chartier.

(1) Sucesion o secesion, RBA.

(2) Histoire de l’Espagne, Perrin.

Sous le manteau

Les urnes du référendum sur l'indépendance avaient été stockées en France. Ici, à Barcelone, le 1er octobre.
Les urnes du référendum sur l’indépendance avaient été stockées en France. Ici, à Barcelone, le 1er octobre.© Y. Herman/reuters

On en sait désormais un peu plus sur l’acheminement clandestin des urnes utilisées lors du référendum illégal du 1er octobre.  » Comme des dizaines d’autres personnes qui ne s’étaient jamais mobilisées jusque-là, nous sommes allés les chercher à l’autre bout de Barcelone, et on les a gardées à la maison en attendant le jour J, confie un indépendantiste. Les urnes venaient de Chine et ont été entreposées de l’autre côté de la frontière, dans la maternité d’un village français proche de Collioure, dans les Pyrénées-Orientales.  » Maternité où  » une employée sauva des enfants juifs durant la dernière guerre « , ajoute le militant, sensible au symbole.

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