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Assassinats de Falcone et Borsellino: « Je n’ai jamais réussi à oublier ces images »

20 ans après l’assassinat des juges anti-mafia Falcone et Borsellino, leur ami et médecin légiste Paolo Procaccianti revient pour LeVif.be sur ses relations avec eux.

Alors que l’Italie célèbre ces jours-ci le vingtième anniversaire de l’assassinat des juges Falcone et Borsellino, ses deux héros de l’anti-mafia, un homme se souvient. Il est le seul à les avoir vus de près, vivants comme morts. Il a travaillé avec eux durant vingt ans, dans la Palerme des années de sang. Il était leur ami. Paolo Procaccianti est le directeur de l’Institut de médecine légale de la Polyclinique Paolo Giaccone – du nom de son ancien collègue exécuté par la Mafia. De son bureau, à Palerme, à quelques jours de la commémoration de l’assassinat de Borsellino, tué par cent kilos d’explosifs le 19 juillet, Paolo Procaccianti a accepté, pour LeVif.be, de rouvrir la plaie. De revenir sur ses amis, sur ses dernières images d’eux, et sur sa colère.

Professeur Procaccianti, vous avez été l’ami, le collaborateur de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino, et vous les avez autopsiés, en 1992, à 57 jours d’intervalle… Vous n’avez jamais voulu trop en parler, durant toutes ces années. Comment se remet-on d’une telle épreuve?

On ne s’en remet pas. Ces images m’ont enlevé le sommeil pendant des années. Le drame est de les avoir vus vivants et morts. J’ai partagé avec eux tellement de moments, au travail, en soirée… Chaque année, il y a aux Etats-Unis un congrès de l’académie internationale de médecine légale, et chaque année, on me demande d’y porter les « cas Falcone et Borsellino ». J’ai toujours refusé. Jusqu’à ce qu’il y a deux ans, à Denver, je finisse par accepter. Quand j’ai revu les photos de Paolo et de Giovanni morts, j’ai dit à mes collaborateurs: « On ne va plus à Denver, je suis désolé ». Ils ont insisté… Revoir ces images, pour la première en fois en presque vingt ans, a été un choc considérable. Paolo était méconnaissable… Minuscule. La chaleur de l’explosion l’avait déshydraté, réduit. Giovanni, lui, avait le visage intact. Ces images, je n’ai jamais réussi à me les enlever de la tête. Elles ont laissé en moi bien plus que de la douleur.

Vous avez pourtant vu passer des centaines de corps sans vie…

Oui, mais cette fois, je me refusais à accepter la réalité. J’entrais et je ressortais de la salle d’autopsie, je ne sais combien de fois… Je n’avais pas le courage de commencer. Pour Giovanni, une image de lui me revenait en mémoire. Quelques mois auparavant, en mars 1992, quand a été tué Salvo Lima [député européen de la démocratie-chrétienne, l’un des référents politiques de Cosa Nostra, assassiné pour  » traîtrise « ], Giovanni m’a appelé pour me dire: « Je viens « . J’ai été surpris car je ne l’avais jamais vu, ici, pour tous les homicides commis pendant ces années. Je suis descendu à la salle pour voir le cadavre de Lima, Giovanni est arrivé et il m’a dit:  » Paolo, maintenant, tout va changer. Il arrivera, à Palerme, ce qui n’est jamais arrivé. » Il savait que la mort d’un politique comme Lima [l’homme lige de Giulio Andreotti, le président du Conseil démocrate-chrétien] changerait tout. Il avait raison. Comme toujours, il avait tout compris. Il a été assassiné en mai. Et le jour de son autopsie, je le revoyais là, immobile, silencieux: « Paolo, maintenant, tout va changer »…
Si vous ne voulez pas avoir d’ennui, vous savez ce que vous devez faire demain matin

Vous-même, vous avez reçu des menaces de mort. Et c’est Borsellino qui vous a sauvé la vie?

Oui, un mois avant l’assassinat par la Mafia de mon collègue Paolo Giaccone, en 1982, j’ai reçu des menaces de mort. Borsellino m’avait confié une analyse concernant les gants de paraffine des tueurs présumés du capitaine des carabiniers Emanuele Basile. Le jour précédant l’examen, le soir, je reçois un appel : « Si vous ne voulez pas avoir d’ennui, vous savez ce que vous devez faire demain matin ». J’étais jeune, c’était la première fois, pour moi… Je n’ai pas dormi de la nuit. Le lendemain, j’en parle aussitôt à mon chef, qui m’accompagne au tribunal pour voir Paolo Borsellino, qui était juge instructeur. Borsellino me dit: « Je dois te retirer cette enquête, sinon ils te tueront. Ces gens-là ne plaisantent pas ». Il m’a sauvé la vie… Paolo Giaccone a essayé de me rassurer, après: « Ne t’inquiète pas, ils n’ont jamais tué un médecin légiste ». Le mois suivant, il était assassiné. Il devait faire une expertise sur des traces de sang, après un quadruple homicide à Bagheria. Il a identifié le sang du tueur. Il avait reçu des menaces. Il l’a payé de sa vie. On a voulu me transférer à Bologne, mais j’ai préféré rester à Palerme. De colère, avant tout.

Quand avez-vous vu pour la dernière fois Paolo Borsellino ?

Une semaine avant sa mort, je l’ai croisé au palais de justice. Il marchait, tête basse, comme un fantôme, seul, sans escorte. Il était 13h30, environ. Paolo, c’était la bonté même. Un homme très simple, spontané. Il était méconnaissable. Je lui ai dit: « Paolo, qu’est ce que tu fais là, seul? » Il me dit: « Je suis allé à la Poste, je devais payer des choses » – « Mais tu n’as pas ton escorte, tu te rends compte? » Il me répond: « Non, finissons-en… Au moins, ça évitera que d’autres ne meurent avec moi. Moi, j’y passerai, mais pas d’autres… Tout est fini… La mort de Falcone m’a fait comprendre que tout est fini…  » Quelques mois avant, il m’avait dit: « Je ne me mets même plus sur le balcon, chez moi, car je sais que la Mafia a un bazooka, et j’ai peur, s’il y a une fusillade, que ma famille soit touchée ». Souvent, il allait se promener seul, tôt le matin, à côté de sa maison, sans son escorte. Pour s’échapper, pour vivre, un peu. Mais la Mafia ne devait pas le tuer à ce moment-là. Elle voulait le tuer de manière éclatante… Et il ne devait pas mourir ! Sa mort pouvait être évitée! La Via D’Amelio, où il a été assassiné, devant chez sa mère, était dangereuse: son escorte avait demandé plusieurs fois à ce qu’on enlève le stationnement, devant. Cela n’a pas été fait. Le risque, à cette période, était maximal! Paolo, c’est un héros tragique. Il a continué son travail, jusqu’au bout, en sachant qu’une charge de TNT était arrivée pour lui… Il est allé au-devant de la mort, muni d’une seule obsession: sauver ce qu’il avait de plus cher au monde, sa famille.

Vous travaillez à l’Institut médico-légal de Palerme depuis 1971. Vous avez connu les années de sang, à Palerme. Comment avez-vous traversé cette période?

Dans les années 1980, on recevait cinq ou six cadavres de mafia par jour… À y repenser, c’est impressionnant, avec le recul, d’imaginer combien de gens la Mafia a tués, combien de serviteurs de l’État elle a éliminés, durant ces années. C’était devenu une routine. On s’était même habitués aux cadavres exquis… Et pendant longtemps, l’État est resté inerte. Il n’a rien fait jusqu’à la mort de Giovanni Falcone, en 1992. C’est à ce moment-là que les gens ont commencé à prendre conscience qu’on ne pouvait plus continuer comme ça. La Mafia venait de faire sauter l’autoroute avec une bombe! C’était inimaginable. Après un homicide aussi « éclatant », on pensait qu’elle chercherait à calmer le jeu, comme toujours. Pour tuer Borsellino si peu de temps après, 57 jours, pour accélérer ainsi sa mort, il a dû se passer quelque chose… Il fallait le faire taire, et vite. Et il a fallu sacrifier ces deux personnes, pour que l’État italien se contraigne à bouger, à faire des lois ad hoc. Il a toujours fait les choses après. C’est une folie, d’y penser.

Il y a quatre ans, l’enquête sur la mort de Borsellino a été rouverte et a mis au jour le fait qu’elle a été dévoyée, dès le départ, avec de faux repentis… Des personnes, des membres de Cosa Nostra, avaient été condamnées, à perpétuité. En octobre, six d’entre eux ont été libérés, parce qu’innocents, et l’on ne sait toujours pas qui a tué le juge… Comment réagissez-vous ?

Très mal, évidemment. Imaginez que nous avons été leurrés pendant toutes ces années! Je me sens manipulé. Qui a tiré les fils de tout ça, qui? Je l’ai appris dans les journaux, comme tout le monde… Depuis toutes ces années, l’État encense les figures de Falcone et Borsellino, comme des héros, alors qu’ils ont été tellement entravés… Derrière les drapeaux de l’anti-mafia, aujourd’hui, on en trouve beaucoup qui disent « J’étais l’ami de Falcone et Borsellino », quand ces deux juges ont été tellement humiliés, et sacrifiés.

Par Delphine Saubaber, L’Express

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