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Après Jésus, un « califat chrétien » ?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

La thèse de l’émergence d’un « christianisme dynastique » séduit les exégètes. En clair, des membres de la famille de Jésus – Jacques le Juste, Siméon… – auraient dirigé la communauté judéo-chrétienne, et non les Douze.

Tradition

La succession de Jésus à la tête de la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem pose question. A-t-elle été « apostolique », comme l’affirme la tradition de l’Eglise (Jésus aurait transmis aux apôtres son autorité et ses pouvoirs) ? Ou « dynastique », comme le suggèrent des écrits du IIe siècle consignés par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique ? Ces passages, tirés essentiellement d’Hégésippe, écrivain converti au christianisme (né vers 115 à Jérusalem, mort en 180), précisent que Jacques le Juste, « frère de Jésus », et non Pierre, porte-parole des Douze, a reçu des apôtres l’administration de la communauté de Jérusalem. Ils indiquent aussi qu’après Jacques, exécuté par lapidation en l’an 62, un autre membre de la famille de Jésus a dirigé la communauté : un certain Siméon, qualifié de cousin du prophète galiléen.

Ce Siméon serait le fils de Marie, une tante de Jésus, et de Clopas, frère du charpentier Joseph, le père du rabbi de Nazareth. Une réunion a eu lieu à Jérusalem avant la destruction de la ville sainte, en 70. Siméon a été désigné nouveau responsable de la communauté par un collège composé de parents de Jésus, d’apôtres et autres disciples. On lui aurait même accordé le titre d’ « évêque ». S’il a été choisi, c’est en raison de sa parenté avec Jésus, conviennent les exégètes. En revanche, on ne sait si Justus, le successeur de Siméon, est lui aussi issu de la famille du prophète, comme le prétendent certaines sources. Selon Eusèbe, des petits-fils de Jude, « frère du Seigneur selon la chair », ont été persécutés sous l’empereur Domitien, à la fin du Ier siècle. Le messianisme, idéologie aux accents libérateurs, était alors redouté par les autorités romaines.

Certains auteurs qualifient la direction de l’Eglise de Jérusalem, voire celle de l’ensemble des premières communautés chrétiennes créées en Palestine, de « califat chrétien ». L’expression est, bien sûr, anachronique et relève du monde musulman : le califat a été institué à la mort de Mahomet, en 632, pour remplacer le Prophète à la tête de son Etat, les deux premiers califes étant ses beaux-pères, le troisième un aristocrate mecquois et le quatrième, Ali, un cousin et gendre du fondateur de l’islam.

Charisme héréditaire

La thèse du « califat chrétien » a été proposée, pour la première fois, en 1910 par Adolf von Harnack. Elle a été reprise en 1923 par Eduard Meyer, puis développée par d’autres auteurs dans la seconde moitié du XXe siècle. Selon eux, le mouvement chrétien aurait été dirigé par des membres de la famille de Jésus au moins jusqu’en 107-108, voire jusqu’en 135. Jacques le Juste aurait été placé à la tête de la communauté de Jérusalem précisément en raison de sa parenté avec Jésus. Ce scénario serait conforme aux usages héréditaires qui prévalent dans la société judéenne palestinienne au tournant de notre ère, notamment lors de la désignation des grands prêtres. Le théologien protestant Christian Grappe a avancé, dans sa thèse – D’un Temple à l’autre. Pierre et l’Eglise primitive de Jérusalem (1992) – , des parallèles entre ce christianisme dynastique et des traditions similaires observées chez les musulmans, les mormons et les kimbanguistes congolais. Le choix de Jacques « frère de Jésus » comme chef de la communauté judéo-chrétienne illustrerait, selon l’auteur, « les vertus du charisme héréditaire ».

De même, l’historien Simon Claude Mimouni, auteur de Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth (Bayard, 2015), estime que la survivance du mouvement de Jésus n’est pas forcément due à ses disciples : « Les parents du condamné semblent avoir assuré cette survivance, ce qui impose de leur accorder une certaine primauté. On peut comparer le mouvement de Jésus à celui de Judas de Galilée ou de Gamala. Ce groupe-là a émergé en 4 avant notre ère et a survécu jusqu’en 74 de notre ère grâce aux descendants de son fondateur, qui se sont succédés à sa tête. En 66, l’un d’entre eux, Menahem, a d’ailleurs cherché à se faire reconnaître comme messie. Hormis les Actes des apôtres, les sources sont unanimes pour considérer que Jacques a été le successeur immédiat de Jésus à la tête de la communauté. » D’autres exégètes penchent pour une responsabilité partagée jusqu’au départ de Pierre de Jérusalem, en 43 ou 44. Une certitude : Jacques a été la figure emblématique des chrétiens d’origine judéenne, marginalisés à partir de 70 de notre ère. En triomphant au IVe siècle, les chrétiens d’origine grecque auraient éliminé de nombreux documents relatifs à la succession dynastique.

O. R.

JACQUES LE JUSTE, ASCÈTE AUX IDÉES RIGORISTES

Jacques le Juste
Jacques le Juste© Wikicommons

Une tradition du IIe siècle, conservée par Eusèbe de Césarée, présente Jacques le Juste, frère de Jésus, comme un ascète, observant scrupuleusement la Loi et admiré du peuple pour sa piété. Il ne boit ni vin ni boisson fermentée, ne prend pas de bain et n’utilise pour son corps ni le rasoir, ni l’huile. « C’est sans doute pour cette raison que Paul, lors de son dernier séjour à Jérusalem, est obligé d’observer un rituel de purification pour se faire accréditer auprès de la communauté chrétienne, dont les règles paraissent très strictes en la matière », commente l’historien Simon Claude Mimouni. Hégésippe, l’auteur cité par Eusèbe, raconte encore que Jacques est qualifié de « Juste » depuis l’époque de Jésus et qu’il a la permission, tel un grand prêtre, d’entrer dans le « saint des saints » du Temple de Jérusalem, où il se rend seul pour prier à genoux.

Au plus tard après la dispersion des Douze, Jacques le Juste est considéré comme le véritable responsable de la communauté judéo-chrétienne. Pendant les deux ou trois décennies de son mandat, il tente de maintenir l’unité des églises locales, qui se multiplient. En s’appuyant sur un cercle d’Anciens, il fait reconnaître l’autorité de l’Eglise de Jérusalem. Il accepte un compromis sur les conditions à poser à la conversion des non-juifs – les païens adeptes du Messie ne doivent pas se soumettre à la circoncision -, mais impose le respect des lois de pureté alimentaire. Ainsi, à Antioche, Pierre et Barnabé avaient accepté la communauté de table avec les non-juifs, mais les envoyés de Jacques ont contraint les apôtres à changer d’attitude.

La mort de Jacques est rapportée par Flavius Josèphe, historien romain d’origine judéenne. Le chef de la communauté chrétienne est condamné par le Sanhédrin et lapidé en l’an 62. Pourquoi Jacques, dont le zèle à l’égard de Torah lui a valu la réputation de « Juste », a-t-il été condamné à mort par un grand prêtre ? « Tout comme son frère Jésus, Jacques est mort à cause de ses idées rigoristes et sans concession aucune, répond l’historien Simon Claude Mimouni : il a subi le sort des prophètes, qui proclament un message critique à l’égard des autorités en place. »

Jacques le Juste incarne une branche morte du christianisme. L’Eglise de Jérusalem a été, sous son « règne », la communauté dominante du mouvement juif-chrétien. Elle sera marginalisée dans la tourmente des guerres juives contre les Romains. Le véritable point de départ du christianisme actuel se situe, indiquent les Actes des apôtres, non pas dans la ville sainte, mais à Antioche.

O. R.

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