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Angkor, la malédiction de l’eau

Le Vif

Le silence règne sur la cité d’Angkor, prise dans l’enchevêtrement des lianes… Comment cet empire d’un raffinement époustouflant est-il devenu le repaire des bêtes sauvages ? Son réseau hydraulique, qui était sa force, aura fini par devenir sa faiblesse…

Des citadelles immenses ouvertes par de grandes voies de communication, des ponts, des canaux, des réservoirs, des palais, des temples et des pyramides constituent au Cambodge un ensemble d’une surprenante élégance, d’une magistrale ordonnance architecturale, riche de sculptures et surpassant en étendue les monuments d’Égypte. Angkor, ce sont 200 édifces et 568 sites archéologiques (sur les 3 000 recensés dans le pays). Un exemple mondial de préservation du patrimoine lorsqu’on l’envisage dans sa globalité. Et même si le temps n’a rien respecté, les ruines demeurent si imposantes, « fruit d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et que l’on se demande ce qu’est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces oeuvres gigantesques », s’interroge le botaniste Henri Mouhot qui fait connaître la civilisation khmère et les temples d’Angkor au monde occidental au xixe siècle. À la suite de Mouhot, cette question harcèle les premiers archéologues français arrivés à la fn du xixe siècle. Plus d’un siècle de fouilles et de recherches a fni par débroussailler et les ruines et l’histoire khmères.

Influences hindoues

Au premier siècle de notre ère, Fou-Nan est la dénomination de ce qui devient plus tard le royaume du Cambodge. Du iiie au viie siècle, il est hindouisé sous l’infuence de la dynastie des Pallavas régnant dans le sud de l’Inde. Situé sur la route maritime de la Chine et de l’Inde, le Fou-Nan tire sa richesse du commerce. L’unique source d’informations sur ces premiers siècles reste les récits des voyageurs chinois qui décrivent un pays déjà doté d’une architecture imposante. Il n’en subsiste que des ruines comme celle de la citadelle de Banteay Prei Angkor, à l’est de la ville de Kompong Cham. Peut-être les vestiges d’Indrapura, première capitale du roi Jayavarma II, successeur de Jayavarman I, avant-dernier roi du Fou-Nan avant son absorption par le Tchen-La, un royaume indianisé dont on connaît mal les origines.

Au viiie siècle, le royaume, constitué d’une population essentiellement khmère, se scinde en deux, le Tchen-La de terre comprenant les territoires du nord jusqu’au Haut-Laos, et le Tchen-La d’eau avec le bassin inférieur du Mékong qui est régulièrement envahi par Java et Sumatra. Au ixe siècle, Jayavarman II revient de son exil à Java pour rétablir l’unité et proclamer l’indépendance du Cambodge. Il installe sa capitale, Roluos, au nord du lac Tonlé-Sap. En 802, il s’intronise « roi suprême des rois khmers » et se consacre « empereur du monde » sur le massif du Phnom Kulen, marquant le début de l’époque angkorienne. Classé au patrimoine mondial en 1992, le site actuel d’Angkor s’étend sur 400 kilomètres carrés. L’architecture est principalement religieuse et royale. Les temples et les sanctuaires sont encore visibles car construits en matériaux durables – grès, briques et latérite – alors que les palais et les habitations, érigés en bois, ont disparu.

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Union intime avec la nature

D’inspiration indienne, les temples commémorent les ancêtres du souverain ou sont destinés aux divinités. L’extrême variété de leur style confère à Angkor son originalité. La magnifcence jaillit de l’équilibre entre la matière des temples, le rouge profondde la terre, la densité du vert, le gris anthracite des ciels et la luxuriance de la jungle adoucie par la paix de l’eau en douves, lacs, rivières, baray (de gigantesques bassins). L’eau partout où se refètent les monuments. Première capitale du royaume khmer, le site du Roluos avec ses trois temples, Lolei, Preah Ko et Bakong, marque l’apparition du style classique et prélude à l’épanouissement de l’architecture angkorienne. Le début de cinq siècles d’union intime entre le divin et l’humain. Du Lolei ont survécu quatre tours en brique gardées par des lions et décorées de gracieuses sculptures.

D’inspiration indienne, les temples commémorent les ancêtres du souverain ou sont destinés aux divinités. La variété de leur style confère à Angkor son originalité

Elles émergeaient autrefois au milieu de l’Indratatâka, gigantesque baray, pièce d’eau de sept mille mètres de long sur deux mille de large. Pour en élever les digues, l’archéologue Claude Jacques a calculé qu’on avait dû déplacer douze millions de mètres cubes de terre. Avec l’emploi intensif de six mille hommes pendant trois ans. À l’image de l’Égypte ancienne, la mise en mouvement d’un peuple au service des desseins d’un roi a révélé le génie d’artisans et d’artistes épris de raffnement, d’harmonie et d’équilibre. Les délicats bas-reliefs et précieuses calligraphies du Preah Ko restent parmi les plus somptueux. Le Bakong, première pyramide cambodgienne, manifestation du « templemontagne », symbolise le microcosme du monde cosmique des Hindous avec en son centre le mont Meru. Koh Ker, l’une des capitales du royaume au xe siècle, est à trois heures de route d’Angkor Vat. Les archéologues français Aymonier et Lunet de Lajonquière viennent explorer les ruines, à la fn du xixe siècle, en chars à boeufs, sur des chemins non tracés, à travers le cauchemar d’une jungle impénétrable. L’entrée du Prasat Thom, temple principal de Koh Ker, ressemble à une forteresse. « Tout ici relève du surdimensionné », déclare la spécialiste de l’architecture khmère Hedwige Multzer. Au fond de cet axe, vers l’est, une pyramide à degrés, aux pierres chevelues, aux marches abîmées et roides menant à la rencontre du dieu Soleil. Au sommet, le socle soutenu par des garudas puissants, ces hommes-oiseaux de la mythologie hindou, portaient le linga de Çiva, la pyramide se révélant le piédestal de ce symbole çivaïte. Le site prodigieux de Beng Mealea, « l’étang de Mealea » que la nature enlaçait de toutes parts, est l’un des plus grands ensembles architecturaux (108 hectares). Situé à 100 kilomètres d’Angkor, construit sous le règne de Suryavarman II, entre 1112 et 1152, son plan et son style auraient servi de modèle pour l’édifcation d’Angkor Vat. Ses balustrades à nâga (serpents mythiques) sont « d’une pureté de ligne rarement atteinte dans l’art khmer », écrit l’archéologue Maurice Glaize, conservateur du site d’Angkor de 1936 à 1946. Et pour la première fois à Angkor, les voûtes reposent sur un mur de fond et sur des rangées de piliers. Ses vestiges étaient dans un chaos d’éboulis et de racines gigantesques. Beaucoup des arbres ont été passés à la tronçonneuse par les archéologues indiens en charge de sa restauration. « C’était inutile car plusieurs vies ne suffraient pas à reconstruire cet ensemble », regrette un conservateur français.

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Puissance époustoufflante

« La jungle, cet enfer de végétation que décrit André Malraux dans La Voie royale, avait ses qualités esthétiques, mais aussi les racines enserraient les bâtiments tandis que la canopée protégeait des intempéries. » La remarquable restauration du Baphuon, l’un des trois plus beaux temples d’Angkor qu’une équipe de l’École française d’Extrême-Orient (Efeo) a remis en état pendant seize ans, prouve qu’avec des spécialistes de talent, les monuments retrouvent leur magnifcence originale. Architecture d’une puissance époustoufante, le Baphuon est achevé au xie siècle, sous le règne du roi Udayadityavarman II. Il éclipse en grandeur tous les autres « temples-montagnes ». Sur cette pyramide à trois étages représentant le mont Meru, la demeure des dieux au sommet de l’Univers, c’est une débauche de pavillons et de galeries. Mais l’architecte, trop ambitieux, a accumulé les erreurs de construction. Au fil du temps, le Baphuon est condamné par les pluies de mousson et l’étreinte des racines de fromagers. La restauration est un travail de titan et coûte 10 millions d’euros.

Pour élever les digues du baray, immense pièce d’eau, douze millions de mètres cube de terre ont été déplacés par six mille hommes pendant trois ans.

Les 300 000 pierres du temple, répertoriées, numérotées puis éparpillées sur 10 hectares de forêt par l’archéologue Jean-Philippe Groslier en 1960, attendaient d’être remontées après assainissement et renforcement de la structure. La guerre des Khmers rouges interrompt les travaux, repris et achevés par Pascal Royère, arrivé au Cambodge en 1994. Derrière son enceinte en latérite, le Banteay Samre est l’un des rares temples réellement fortifiés. D’un vieux rose enjôleur, chef-d’oeuvre de l’art classique khmer (xie siècle), il offre des proportions incomparables, des reliefs d’une écriture exceptionnelle, des frontons surmontant les gopuras (tours monumentales) inspirés de scènes du Râmâyana. Son unique tour rappelle le style d’Angkor Vat dont Mouhot se demandait « quel Michel-Ange de l’Orient a construit ce chef-d’oeuvre harmonisant l’infni à la variété des détails avec la grandeur de l’ensemble » ?

Passage vers l’infini

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Au bout de sa percée rectiligne, le plus célèbre des temples du Cambodge reste le plus grand et le plus étrange édifce religieux de l’histoire universelle. L’accès au temple symbolise un passage vers l’infini et « son tracé s’étend virtuellement jusqu’aux limites de l’Univers », écrit l’historien Henri Stierlin. Angkor Vat a été l’unique monument à rester en activité au cours des siècles. Les pèlerins n’ont jamais cessé de s’y recueillir. De chaque côté du pont enjambant les douves menant à la cité impériale d’Angkor Thom, 54 gigantesques génies de pierre à l’allure effrayante s’agrippent au corps d’un serpent à neuf têtes, suggérant le mythe du barattage de la Mer de lait d’où sourd l’amrita, la liqueur de l’immortalité. La route passe devant la terrasse des Éléphants et celle du Roi lépreux. Au bout de la chaussée, le grand temple du Bayon, oeuvre du roi Jayavarman VII au xiie siècle. « Angkor Vat est le chef-d’oeuvre de l’architecture khmère, Angkor Thom en est l’expression la plus géniale, affrme l’archéologue Jean Boisselier, membre de l’Efeo de 1949 à 1955. C’est en trois dimensions et à l’échelle d’une nation entière, la matérialisation de la cosmologie bouddhique, servie par un véritable génie en matière de sculpture architecturale. » En imposant le bouddhisme comme religion d’État, Jayavarman VII n’a rejeté aucun des cultes hindous qu’il réunit dans ce panthéon qu’est le Bayon, « centre et image réduite du royaume » où il fxe dans la pierre, pour l’éternité, l’image de sa dévotion à l’égard du Bouddha.

En 1819, Abel Rémusat, sinologue et fondateur de la Société asiatique en 1822, traduit une description du royaume du Cambodge écrite par un voyageur chinois, Tcheou Ta-Kouan, qui accompagne une ambassade de son pays à Angkor entre 1296 et 1297. Son récit détaillé décrit les temples d’Angkor du temps de Jayavarman VII, lorsque l’empire est à son apogée. Cet opuscule, Mémoires sur les coutumes du Cambodge, est le seul témoignage dont on dispose de cette époque. Il montre la ville d’Angkor en pleine prospérité vers 1295, alors que vers la fin du xvie siècle, selon le jésuite espagnol Pedro de Ribadeneyra, elle est déjà devenue le repaire des bêtes sauvages. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Comment cet empire s’est-il si subitement écroulé au point que, deux siècles et demi plus tard, de son histoire il ne reste plus que des légendes ? Le récit de Tcheou Ta-Kouan évoque une récente invasion siamoise et les ravages qu’elle a causés, présage de cette proche décadence. Au déclin politique s’est unie une nature pas tout à fait étrangère à ce grand bouleversement.

Des périodes de forte instabilité des moussons auraient précipité l’abandon de la cité.

Depuis cinquante ans, l’étude d’Angkor a révélé que le royaume khmer, né au ixe siècle, s’étendait sur environ 1 000 kilomètres carrés. Un réseau hydraulique complexe alimentait l’ensemble, à partir de la rivière sacrée qui prend sa source au mont Kulen et les trois bassins de retenue, les baray. Fruit d’un consortium international coordonné par Damian Evans, de l’université de Sydney, une nouvelle cartographie au laser a permis de préciser l’organisation urbaine d’Angkor et conforte les hypothèses avancées pour expliquer son déclin au xve siècle. Les archéologues australiens et français ont scanné la région avec un Lidar héliporté. Ce dispositif envoie un faisceau laser infrarouge sur le relief et enregistre sa réfexion. Des centaines de bassins hydrauliques ont ainsi été détectées. Cette campagne de mesures révèle qu’Angkor était une vaste mégalopole aux infrastructures centralisées. Deux périodes de trente ans de fortes instabilités des moussons, aux xive et xve siècles, auraient précipité l’abandon de la cité. Le rôle crucial de ces infrastructures centralisées aurait en effet rendu diffcile la vie des citadins lors d’écarts climatiques importants.

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Vassaux des Siamois

La force d’Angkor reposait sur son organisation hydraulique permettant de nourrir une population nombreuse par la production de deux voire trois récoltes de riz par an. La variabilité extrême du régime météorologique est venue à bout des capacités d’adaptation des Khmers. En 1431, le coup de grâce est donné lors de la prise d’Angkor Thom par les Siamois, qui place le Cambodge en état de vassalité. La région sera rendue au peuple cambodgien à la fn du xixe siècle grâce au protectorat français. En 2015, avec le soutien de l’Efeo, de l’université de Sydney et de l’Autorité nationale du site d’Angkor, une deuxième prospection au Lidar a été faite au Phnom Kulen. Le rayon laser montre la présence sous la végétation d’une mégalopole, avec ses rues, digues, bassins, temples et canaux. Ce serait l’une des capitales bâtie au xe siècle. Le mont Kulen aurait été le « château d’eau » d’Angkor. Fasciné, l’archéologue Jean-Baptiste Chevance arpente le site depuis 1999. Partageant la vie des paysans, il continue inlassablement la fouille d’une ville mise au jour grâce au Lidar et source de bien des découvertes et remises en causehistoriques. Les clichés révèlent à quel point la région a été modifée par la main de l’homme qui mit au pointce gigantesque réseau hydrologique. Système qui permit le développement du royaume et entraîna aussi son déclin et sa disparition.

Par Claudine Le Touneur d’Ison

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