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Allemagne : Pirates dans le vent

Ni de droite, ni de gauche, ni vert : le Piratenpartei, séduit une part croissante de l’électorat. En bousculant les codes des formations classiques, il pourrait dépasser la barre des 5% dans le land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, lors des élections régionales de dimanche.

Un député peut-il se permettre de dire « merde » à un collègue dans l’enceinte d’un Parlement ? Doit-on tolérer « un recours de plus en plus fréquent au langage fécal » entre élus du peuple lors des séances plénières ou en commission ? Inquiet de « la tournure de plus en plus vulgaire » des débats parlementaires à la Diète locale, un responsable social-démocrate de Berlin a interpellé récemment ses pairs sur le sujet. Premiers visés par ses accusations : les quinze « Pirates », novices en politique, qui ont débarqué dans l’hémicycle après l’élection de septembre dernier dans la capitale allemande. Ces mandataires tout neufs dérangent : ils déambulent dans les couloirs en jeans et chemise à carreaux, avec casquette, chapeau ou foulard à la Johnny Depp sur la tête, soignent leur look « bouc et queue-de-cheval » et dégainent leur ordinateur portable plus vite que leur ombre.

Surtout, ils n’ont que faire des moeurs en usage dans le microcosme berlinois. La preuve ? La réponse de l’un d’eux aux reproches formulés: « J’ai été élu pour donner un coup de pied au cul à l’équipe qui dirige la ville. Je m’y tiendrai ! » La décontraction de ces nouveaux représentants du peuple et leur joyeuse insolence rappellent celles des Grünen dans les années 1980.

A la différence des Verts, pourtant, le Piratenpartei semble avoir entamé une ascension fulgurante en Allemagne, au point qu’il pourrait peser, dès l’an prochain, sur la formation du futur gouvernement. Créé en 2006, l’ancien groupuscule de « freaks » de l’informatique s’est imposé pour la première fois dans un Parlement local en obtenant, dans la capitale, 8,9 % des voix. A l’époque, on évoqua un épiphénomène lié à la « scène bobo et numérique ». Mais le 25 mars dernier, l’essai était confirmé dans la Sarre, où le mouvement s’est attiré 7,4 % des suffrages: quatre députés rebelles ont rejoint la chambre de ce Land rural et plutôt conservateur.

A présent, les Pirates ont dépassé la barre des 8 % dans lors du scrutin régional dans dans le Schleswig-Holstein, le 6 mai, et pourraient aussi dépasser la barre des 5% dans le land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le plus peuplé du pays, le 13 mai. Ils seraient alors représentés dans quatre États fédérés. Au niveau national enfin, les insoumis pourraient brouiller les cartes électorales aux législatives de 2013. Car, s’ils parviennent à entrer au Bundestag, ils modifieront les rapports de forces en affaiblissant les partenaires traditionnels des chrétiens-démocrates de la CDU et des sociaux-démocrates du SPD. Les deux grands partis seraient alors contraints à régner ensemble au sein d’une « grande coalition » – variante allemande de la cohabitation. Option très probable si l’on en croit les sondages: la nouvelle formation, qui réunit déjà quelque 25 000 adhérents, talonne désormais les écologistes, avec 12 % des intentions de vote.

Et pourtant, à l’image de son logo -une voile gonflée-, l’engouement pour le mouvement contestataire semble reposer sur du vent : aucune personnalité forte n’a encore émergé de ses rangs et, surtout, il n’a toujours pas de programme bien défini. « 80 % de ceux qui votent pour nous ignorent ce que nous proposons dans le détail, mais se reconnaissent dans nos valeurs », reconnaît Michele Marsching, chef des Pirates en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. « C’est moins notre projet que notre façon de faire de la politique qui plaît, ajoute Thomas Brück, porte-parole de la fédération de la Sarre. Nous leur offrons la possibilité d’intervenir concrètement dans le débat public, sans déléguer leur action à des  »professionnels ». Il s’agit de redonner la gestion du pouvoir aux citoyens ».

L’authenticité comme fonds de commerce

Afin de permettre cette réappropriation de la chose politique par la base, le Piratenpartei offre sur la Toile des outils simples d’utilisation. Exemple: sur la plate-forme de discussion baptisée « LiquidFeedback », chacun peut, d’un clic, lancer une idée, la soumettre à l’expertise collective puis, lorsque la rédaction en commun est achevée, la faire approuver par les internautes. Si elle obtient suffisamment d’avis favorables, elle passera au vote en congrès et pourra, en cas d’adoption, figurer dans le programme du parti.

Décidés à associer la population à tous les processus de décision, les Pirates prônent aussi une transparence totale de la sphère publique. Et montrent l’exemple, jusque dans leur propre mode de fonctionnement: les réunions, retransmises en direct sur Internet, sont ouvertes à tous. A Berlin, n’importe qui peut se rendre aux séances de travail du groupe parlementaire. Au risque de l’ennui: durant des heures, les quinze députés discutent, soit de la répartition de leur budget de fonctionnement, soit d’une action en justice qu’ils entendent mener pour défendre les droits de leurs collègues parlementaires non affiliés à un parti. L’ensemble est fastidieux, au point que le spectateur croit parfois assister à un épisode d’une émission de télé-réalité, mais d’une intégrité irréprochable.

A la télévision, interrogés dans les émissions de débat, les Pirates n’hésitent pas à expliquer qu’ils « n’ont pas encore d’avis » sur tel ou tel sujet et qu’ils « doivent encore en discuter », puisque leur programme est en cours d’élaboration. Ils n’ignorent pas que cette authenticité fait partie de leur fonds de commerce -quitte à commettre des gaffes monumentales, comme lorsque l’un d’entre eux a comparé récemment l’ascension de sa formation à celle du parti nazi. « Comme on ne sait pas ce qu’ils pensent, chacun peut se retrouver en eux » remarque Carsten Koschmieder, politologue à l’université libre de Berlin. « Mais cela ne pourra pas durer éternellement. »

En attendant, le Piratenpartei séduit beaucoup, ratisse large dans les rangs des abstentionnistes et surfe sur les vagues d’insatisfaits au sein de tous les autres partis de l’establishment politique. Les Verts, en particulier, dont le potentiel contestataire s’est émoussé, pourraient être les premiers, en mai, à faire les frais de l’insolent succès des Pirates. Il est loin, le temps où leur chef de file, un certain Joschka Fischer, rejoignait en tennis le Parlement de la Hesse et lançait au président du Bundestag : « Sauf votre respect, Monsieur le Président, vous êtes un enculé ! » C’était en 1984. Une époque où beaucoup de Pirates n’étaient pas encore nés.

De notre correspondante Blandine Milcent, L’Express.fr

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