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Algérie: des mosquées et des urnes

Les élections législatives de ce jeudi 10 mai n’ont pas passionné la population algérienne. Pour elle, l’islam est une valeur refuge. Vingt ans après la dissolution du FIS et le début de la guerre civile, le discours salafiste imprègne la société.

Une mosquée, sinon rien… A Dar el-Beida, dans la banlieue d’Alger, la cité Krim Belkacem aura l’an prochain son minaret. A l’origine, pourtant, des promoteurs avaient prévu de construire un centre commercial sur ce lotissement en bordure d’autoroute. Les habitants en ont décidé autrement. Ils ont créé une association, engagé une bataille judiciaire. Puis, au début du mois d’avril, voyant qu’ils n’obtenaient rien, ils ont pris les choses en main. Aujourd’hui, le terrain est entouré de palissades de chantier et les excavatrices de Khalil Merbah, un entrepreneur du cru, sont à l’oeuvre. Il est l’un des principaux contributeurs du projet. Un autre habitant a, lui, fourni le gravier. Au total, la mosquée coûtera 2 millions d’euros à ses généreux donateurs. Il y en a une autre, toutefois, juste en face, de l’autre côté de l’autoroute, dont l’imposant minaret de béton domine déjà le paysage. Et il suffit pour s’y rendre d’emprunter un passage souterrain…

Le cas de Dar el-Beida n’est pas isolé. Dans le quartier d’Ibn Sina, à Oran, une pétition circule depuis quelques semaines, exigeant des autorités qu’elles construisent une mosquée sur un terrain communal récemment libéré, au lieu de la Maison de jeunes envisagée.

De l’avis général, jamais le besoin d’islam et la pratique de la religion n’avaient pris en Algérie une telle importance. Les téléprédicateurs des chaînes du Golfe, qui débitent des fatwas (décrets religieux) à la demande, font un tabac. Les sites spécialisés accueillent des milliers d’internautes. Les causeries sur les textes coraniques font le plein. « La religion prime tout », affirme Nabil, un étudiant en droit de Badjara, quartier populaire de la capitale. Pour être sûr de ne pas être dans le péché, il consulte régulièrement l’imam de sa mosquée. Comme beaucoup d’autres, il a décidé de refuser les prêts bonifiés de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes. Au nom de la charia, la loi islamique, qui proscrit le versement d’intérêts…

La classe politique algérienne largement déconnectée du pays réel

En janvier 1992, l’armée avait préféré casser les premières élections libres de l’Algérie indépendante plutôt que d’accepter la victoire annoncée des islamistes du Front islamique du salut (FIS). Vingt ans – et une guerre civile – plus tard, le FIS est toujours interdit et ses anciens dirigeants restent privés d’activité politique. Mais l’islamisme, lui, gagne les coeurs et les esprits. « Le projet islamiste dépasse les enjeux partisans, souligne, pour s’en féliciter, Hachemi Sahnouni, l’un des membres fondateurs du parti dissous. Nos idées sont là, elles s’expriment dans la société. »
Au sein de l’Etat, aussi: depuis la fin des années 1990, et notamment depuis la politique de « réconciliation nationale » voulue par le président Abdelaziz Bouteflika, certains islamistes ont été associés au pouvoir. Le Mouvement de la société pour la paix (MSP) de Bouguerra Soltani aligne ainsi une cinquantaine de députés et quatre ministres. Tandis qu’au Maroc ou en Tunisie les partis appartenant à cette mouvance, majoritaires dans les urnes, représentent de véritables courants d’opinion, la classe politique algérienne reste, elle, largement déconnectée du pays réel. Y compris les formations qui se réclament de l’islam politique. « Il y a d’un côté le système, ses appareils et ses réseaux; de l’autre, le reste de la population. Ce sont deux sociétés qui s’ignorent », souligne le politologue Chafik Mesbah.
Ces dernières années, les islamo-conservateurs se sont, selon l’heureuse expression du sociologue Nacer Djabi, « rapprochés de la rente » [NDLR : l’argent du pétrole]. Répartis dans une demi-douzaine de petites formations politiques, toutes plus ou moins affiliées à la mouvance des Frères musulmans (1), ils ont aujourd’hui leurs réseaux dans les administrations locales et sont très présents dans les institutions de l’Etat, où ils n’ont aucun mal à trouver un terrain d’entente avec ceux que les Algériens ont surnommés les « barbéfélènes », l’aile conservatrice du FLN. Auront-ils davantage de poids dans la future Assemblée populaire nationale ?

« Les salafistes ont une vraie capacité de mobilisation »

Constamment surveillé, celui-ci continue d’animer régulièrement des cercles de prière. Postés sur YouTube, ses prêches, très politiques, lui valent toujours des milliers de clics. Il est néanmoins difficile de dire ce qu’il représente encore dans un pays dont près de la moitié de la population a moins de 25 ans. « Les jeunes ne savent pas ce qu’a été le FIS », affirme Chafik Mesbah. Une chose est sûre : la mode est aujourd’hui au salafisme « scientifique », qui préfère réislamiser la société plutôt que de s’impliquer directement sur la scène politique.
C’est l’autre visage de l’islamisme algérien. Celui, notamment, du cheikh Mohamed Ali Ferkous. Tous les jours, après la prière du matin et celle de l’après-midi, cet imam de 58 ans, formé en Arabie saoudite, rassemble ses disciples dans une boutique qui jouxte la mosquée verte et blanche du Vieux Koubah – un quartier algérois qui fut un fief du FIS -, dans laquelle il officie. L’accoutrement salafiste – la longue tunique des hommes du Golfe, un peu raccourcie afin de montrer le peu d’intérêt que l’on apporte à sa toilette, le calot de coton – est ici de rigueur. La barbe, elle, se porte longue, de préférence en broussaille, parfois teintée au henné, comme celle du cheikh. Afin de diffuser ses fatwas et ses conseils, le maître dispose également d’une permanence téléphonique et d’un site Internet. Il est aidé dans cette tâche par une équipe de bénévoles. Ali, désigné pour répondre aux questions de L’Express, en fait partie. Selon le jeune homme, les préoccupations exprimées le plus souvent par les fidèles concernent le couple et le divorce. L’enseignement du cheikh porte aussi sur les « mécréants », dont il convient de « s’éloigner », et qu’Ali classe en trois catégories, selon qu’ils sont plus ou moins fréquentables : les « gens du Livre », les « idolâtres », qui professent d’autres religions, et les athées.

Une vraie capacité de mobilisation

Dans un pays où les adhérents des partis et les clients du pouvoir sont pratiquement les seuls à se déplacer pour aller voter, le dosage entre les différents courants cooptés pour participer au jeu politique est le seul enjeu des élections législatives du 10 mai. Trois formations islamo-conservatrices, dont le MSP, ont décidé d’unir leurs forces en présentant des listes uniques. Deux autres ont préféré rester à l’écart de cette « alliance verte », dans l’espoir de séduire une partie l’électorat de l’ex-FIS. Elles ont d’ailleurs obtenu le soutien de certains de ses anciens dirigeants, dont Hachemi Sahnouni. Mais pas celui d’Ali Belhadj, le chef de file de la branche salafiste de l’ex-FIS, qui a, lui, appelé au boycott du scrutin.
On aurait tort de croire cette mouvance marginale. « Contrairement aux islamo-conservateurs officiels, peu représentatifs, les salafistes ont une vraie capacité de mobilisation, affirme Zoubir Arous, chercheur en sociologie et enseignant à l’université d’Alger II. Ils sont très présents dans les quartiers populaires et dans le commerce informel. Leur discours moralisateur, égalitaire et anticorruption séduit les jeunes. La dévitalisation du champ politique leur ouvre un boulevard. » Un constat partagé par H’mida Ayachi, directeur du quotidien Algérie News et spécialiste reconnu du fondamentalisme algérien. « Les salafistes, dit-il, assurent aujourd’hui l’encadrement idéologique et culturel de la société. Ils sont aussi très impliqués dans les associations qui militent pour la construction de nouvelles mosquées, comme dans le secteur caritatif. Les jeunes n’écoutent qu’eux. »
Ce « prêt-à-penser » salafiste est relayé auprès des croyants ordinaires, dans une version plus grand public, par certains imams du vendredi. Construite dans les années 1970, la mosquée du Plateau, en plein centre-ville, est devenue trop exiguë pour le nombre de fidèles qui s’y pressent chaque vendredi. Les retardataires ont pris l’habitude d’étaler leurs tapis de prière à l’extérieur, entre les voitures, sur une petite place qui sert aussi de parking. Tandis qu’ils s’installent, le haut-parleur crache le prêche du jour. Les fidèles sont invités à se méfier de « ceux qui glorifient l’Occident », à ne jamais « pactiser avec les mécréants », ni avec les « musulmans hypocrites »… Un message troublant de la part d’un imam fonctionnaire de la République.

De notre envoyée spéciale Dominique Lagarde, avec Anis Allik

Elections, mode d’emploi

44 partis, dont une demi-douzaine de formations islamo-conservatrices, présentent des candidats aux législatives du 10 mai. Il s’agit d’un scrutin à la proportionnelle, mais seules les listes qui auront obtenu au moins 5% des suffrages auront des sièges. Juridiquement, la nomination du Premier ministre est du ressort exclusif du président de la République, qui n’est donc pas lié par la majorité parlementaire. La nouvelle Assemblée devra adopter des amendements à la Constitution, en principe avant l’élection présidentielle, prévue pour 2014.

Le salafisme c’est quoi ?

Cette mouvance fondamentaliste revendique le retour à l’islam des origines. Dans sa forme « scientifique » ou « quiétiste », elle prône la prédication et s’oppose à la désobéissance civile. Il existe principalement deux autres catégories: le salafisme « activiste », qui croit à l’action politique, à l’oeuvre depuis les printemps arabes dans plusieurs pays, et le salafisme « djihadiste », version Al-Qaeda, partisan de la violence.


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