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Ai Weiwei: « Il y a encore beaucoup de place pour l’innocence et la naïveté »

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Désormais exilé à Berlin, l’artiste et activiste dissident chinois est au coeur d’une double actualité : photographique avec l’exposition événement que lui consacre le Fomu, à Anvers, et cinématographique, avec la sortie prochaine de Human Flow, le documentaire-inventaire tourné dans vingt-trois pays qu’il consacre à la question des réfugiés.

Vous aviez déjà abordé la crise des réfugiés dans vos oeuvres antérieures, installations ou photographies. Pourquoi avoir, avec Human Flow, opté pour une démarche documentaire ?

Au départ, je ne savais pas quoi faire, tout en ayant l’intuition qu’une oeuvre d’art classique ne pourrait pas rendre compte d’une telle situation. Il fallait trouver un langage pour appréhender cette réalité, qu’il s’agisse d’un nouveau média ou d’une approche inédite. J’ai eu le sentiment qu’en filmant, on enregistrerait un maximum d’informations. Nous avons donc commencé à le faire avant même de savoir ce qui en résulterait, parce que j’ai toujours procédé en documentant les choses de la sorte.

A quel stade l’idée d’un documentaire s’est-elle imposée ? Et comment en avez-vous établi la forme ?

Le sujet s’est rapidement avéré bien plus vaste que nous n’avions pu l’imaginer. Il ne s’agissait pas simplement de sérier des réfugiés, mais aussi d’envisager la condition de réfugié à travers l’histoire, de réunir des éléments objectifs, et d’explorer ce qui se produisait en France comme en Afghanistan ; en Irak comme en Jordanie ou au Liban. Comme il fallait trouver un langage, l’idée d’un film s’est imposée assez naturellement et, avec elle, la nécessité d’établir ce que nous ne voulions pas filmer, parce qu’avec un sujet comme celui-là, cela pourrait vite partir dans n’importe quelle direction. Il s’agissait plus de cerner la condition de réfugié dans sa globalité que de montrer des tragédies ou des images choc ; nous avons préféré porter notre attention sur la dignité humaine plutôt que sur des événements spécifiques.

Si un artiste ne produit pas une oeuvre qui soit matière à discussion, il n’est pas pertinent

C’est une constante dans votre oeuvre mais, ici encore, vous vous mettez en scène en diverses occasions. Pourquoi ce choix ?

Je voulais éviter d’apparaître à l’écran, pour être plus objectif. Mais en travaillant au montage, nous nous sommes rendu compte qu’il était préférable que j’apparaisse, sans quoi on avait l’impression de voir un film d’une chaîne historique. Une présence permet d’indiquer au spectateur que la perspective envisagée est limitée, elle m’appartient, et ses conclusions ne sont pas nécessairement justes. Il s’agit du point de vue d’une personne attirant l’attention sur une immense tragédie. En Belgique, vous avez les aventures de Tintin, un personnage qui introduit le lecteur à une situation globale. Il se rend en Inde, en Chine, il est plutôt innocent et naïf, mais son approche paraît plus fiable aux gens parce qu’il s’agit de sa propre expérience.

C’est une comparaison intéressante. Face à la dérive cynique du monde, quelle serait encore la place pour l’innocence et la naïveté ?

Il y a encore beaucoup de place pour l’innocence et la naïveté à mes yeux, ne serait-ce qu’en raison du fait que nous, les hommes, dans la civilisation occidentale en particulier, nous avons la conviction d’être très sophistiqués et de dominer le monde. Mais en fin de compte, nous découvrons l’étendue de notre naïveté, et les nombreuses erreurs où nous entraînent l’avidité, le matérialisme et le capitalisme. Beaucoup de problèmes fondamentaux, touchant aussi bien à l’environnement qu’à l’éducation, en découlent. Nous devrions revenir à une façon plus innocente de nous considérer et d’envisager notre place dans la nature.

Que peut un film ou une oeuvre d’art face aux murs et aux frontières que l’on érige un peu partout ?

Un film peut se révéler fort puissant, parce qu’il a la faculté de détruire les murs que nous avons dans nos coeurs, et qui nous divisent, en nous faisant regarder l’autre suspicieusement, et en nous empêchant de voir les problèmes de son point de vue. L’art, les films, la poésie sont en mesure de détruire les murs les plus importants, non pas les murs bâtis physiquement, mais ceux qui se trouvent dans nos esprits et nos coeurs, et qui nous divisent et sapent notre confiance mutuelle, jusqu’à faire disparaître toute trace d’humanité. L’art peut y contribuer, et il m’aide, personnellement, à mieux comprendre l’humanité.

Human Flow, un documentaire qui retrace la condition de réfugié à travers l'histoire.
Human Flow, un documentaire qui retrace la condition de réfugié à travers l’histoire.© AC Films/Kobal/Isopix

Comment envisagez-vous votre rôle d’artiste ?

J’essaie de ne pas être un artiste habituel, mais de connecter ma pratique artistique à la vie et à des valeurs sociales, et de construire un lien fort entre esthétique, morale et philosophie. Du coup, mon comportement diffère souvent de celui que l’on adopte généralement dans le champ artistique, avec pour conséquence qu’ils sont nombreux à questionner le fait que je sois un artiste, et non plutôt un activiste. A moins que je ne sois les deux, ou ni l’un ni l’autre… Pour moi, un artiste doit avoir une fonction tout à fait spéciale dans la société, qui puisse contribuer à redéfinir notre compréhension de nous-mêmes. Si un artiste ne produit pas une oeuvre qui soit matière à discussion, il n’est pas pertinent. C’est un boulot difficile, et dangereux.

Vous avez-vous-même été privé de liberté. Dans quelle mesure la lutte que vous avez menée contre les autorités chinoises a-t-elle contribué à vous définir en tant qu’artiste ?

La liberté est quelque chose de précieux. Pour elle, il faut être prêt à se battre. Même si en menant ce combat, bien souvent, on la perd. Il convient donc d’être prudent. Mon combat avec les autorités chinoises, c’est le combat d’une pensée libérale contre des structures et un mode de pensée archaïque, dont elles sont les héritières. Ce combat existera toujours : s’il n’est pas mené par moi, il le sera par d’autres. Un artiste ou un intellectuel se doit de remettre la réalité en question, en Chine ou ailleurs. Mais en Chine, c’est dangereux, parce que la liberté d’expression n’y est pas autorisée. J’ai grandi en voyant ce qu’a dû endurer mon père, et cela m’a permis de comprendre de quoi il retournait avec ce type de pouvoir politique, mais aussi de réaliser que l’art ou la littérature pouvaient avoir l’effet d’un poison sur un régime totalitaire.

Nous devrions revenir à une façon plus innocente de nous considérer et d’envisager notre place dans la nature

Vous n’avez pas cessé de documenter votre existence sur les réseaux sociaux. Pourquoi était-il important à vos yeux de procéder de la sorte ?

Les médias sociaux représentent deux choses : une opportunité unique pour les individus de s’exprimer, et cela quels que soient les combats menés. Ils donnent accès à une information et une connaissance de façon indépendante, et offrent la possibilité d’exercer ses droits, apparemment. Et pour moi, dans le contexte chinois, ils m’ont permis, pendant une très courte période, de 2005 à 2009, de m’exprimer à travers des écrits, des forums de discussion, des débats, des performances, des interviews, et cela a eu un impact profond sur la société. C’était avant que les autorités ne trouvent comment me museler ; une fois qu’elles y sont parvenues, mon nom n’a plus pu apparaître sur les réseaux sociaux chinois et je suis devenu invisible. Mais ce sont ces réseaux qui m’ont permis d’être remarqué. Sans eux, je n’aurais pas eu la moindre chance. Je n’aurais jamais pu être accepté dans le système culturel chinois, où l’on aime les choses établies, où on construit un large mur pour accueillir une peinture unique, dont ils ne savent même pas si elle est accrochée dans le bon sens, parce qu’ils ne comprennent pas l’art. Je n’appartiens pas à ce club, et les médias sociaux ont permis à ma voix d’être entendue par des gens ordinaires, les jeunes notamment.

Considérez-vous avoir une responsabilité politique en tant qu’artiste ?

Oui. Si nous avons l’impression de nous trouver dans une situation inacceptable, nous en sommes aussi une composante. Vivre dans une société démocratique ou autoritaire signifie que notre voix sera entendue ou ignorée. Nous n’en faisons pas assez : notre intelligence ne s’exerce pas vraiment à répondre aux défis posés par ces politiciens ou ces politiques indésirables. Sauf à avoir la certitude qu’ils nous soient supérieurs, on ne peut l’accepter. Ils exercent leurs droits en fonction de leurs intérêts, nous devons en faire de même en fonction des nôtres. Nous avons tous une responsabilité politique, spécialement aujourd’hui, alors que nous connaissons une telle période de changements.

Que signifie à vos yeux le fait d’être un artiste provocant de nos jours ?

J’ai pour habitude de dire que je ne suis pas un artiste provocant, mais que nous vivons dans un monde très provocant. Je ne fais jamais qu’y répondre. Je ne me considère pas comme particulièrement provocant, mais attendons-voir : peut-être me faudra-t-il le devenir plus…

Ai Weiwei : Mirror, exposition photographique au Fomu, Anvers, jusqu’au 18 février.

Human Flow, documentaire de Ai Weiwei, en salles le 17 janvier.

Bio express

1957 Naissance le 28 août à Pékin.

1978 Admis à l’université de cinéma de Pékin, où il étudie avec Chen Kaige et Zhang Yimou.

2003 – 2008 Associé à la création du  » nid d’oiseau « , stade olympique de Pékin.

2007 Projet Fairytale, dans le cadre de la Documenta de Kassel.

2011 Arrêté et détenu 81 jours par les autorités chinoises. Ai Weiwei vit depuis 2015 en exil à Berlin.

2016 Human Flow à la Mostra de Venise.

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