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Afghanistan: cette guerre qui rend fou

Le Vif

Le sergent américain Robert Bales, qui a tué 16 civils en mars 2012 dans un village proche d’une base militaire en Afghanistan, plaide coupable. Au moment du drame, un psychiatre militaire nous avait expliqué l’impact des conflits sur la santé mentale des soldats.

Le sergent américain Robert Bales, qui a tué et brulé 16 civils, en majorité des femmes et des enfants, en mars 2012 dans un village proche d’une base militaire en Afghanistan, plaide coupable pour éviter la peine de mort. Robert Bales–qui paraissait plus que ses 39 ans- a été incapable d’expliquer son acte « horrible ». « En ce qui concerne l’explication de ces actes, je me suis posé la question un million de fois depuis. Il n’y a pas de bonne raison pour expliquer les actes horribles que j’ai commis ». Entre ses assauts, il était revenu par deux fois à sa base, s’était confié à un collègue puis s’était rendu. Il a par ailleurs reconnu avoir été testé positivement à un stéroïde anabolisant. Il a été interrogé sur les effets que ce produit avait sur lui: « cela a clairement augmenté mon irritabilité et ma colère ». La prochaine audience, au cours de laquelle sera décidée la peine à laquelle il sera condamné, aura lieu le 19 août. Robert Bales y fera face à un jury de 12 membres, composé à un tiers de militaires. Au moment du drame, LeVif.be avait interrogé un psychiatre militaire sur ce qui pouvait expliquer un tel geste.

Comment un soldat de 38 ans, père de deux enfants, a-t-il pu sortir en pleine nuit de sa base militaire près de Kandahar, entrer dans trois maisons et tuer de sang froid 16 villageois endormis, dont 9 enfants?

« On a probablement affaire à une décompensation psychiatrique, un ‘pétage de plombs’, en langage familier, de cet individu, explique au Vif.be un psychiatre spécialiste des questions militaires. Cette personne peut avoir un passé psychiatrique troublé, mais, n’importe quel individu sain d’esprit au départ peut perdre pied quand il est dans une situation de stress prolongé comme celle que connaissent les soldats en guerre ».

Il semble, selon la presse américaine, que le sergent auteur de ce massacre avait déjà effectué trois missions en Irak avant d’être envoyé en Afghanistan. On a vu des cas similaires survenir, notamment, chez des individus soumis à une ivresse toxique – on sait que le stress dans lequel vivent les militaires aboutit à une surconsommation de psychotropes. « Deux tiers des soldats américains en prendraient au cours de leur mission », explique le médecin.

Est-il possible de prévenir ce type de comportement?

Pas de façon absolue, mais on peut diminuer les risques, estiment les experts. Quand un individu a été confronté à la mort de ses compagnons, le commandement militaire doit éviter de le placer en contact avec des civils, par exemple.

Or, la défiance des Afghans à l’encontre des troupes de l’Otan, qu’ils considèrent pour la plupart comme des troupes d’occupation, est très forte, y compris au sein des soldats recrutés dans l’armée afghane et formés par les soldats occidentaux. Ainsi, récemment, six militaires américains ont été abattus par leurs collègues afghans, après l’incinération d’un Coran quelques jours plus tôt par d’autres soldats américains dans la base de Bagram. Et cette nouvelle tragédie va ébranler plus encore le peu de confiance qui pouvait exister entre l’armée et la population afghane.

Les troupes américaines sont exténuées

Le phénomène de défiance n’est pas nouveau. Il y a quelques années déjà, « on parlait d’un taux de 30 % de désertion au sein de l’armée afghane », rappelle l’expert psychiatre. Ces soldats entraînés par l’Otan quittent les rangs de l’armée pour rejoindre les talibans: « Les Américains expliquent que c’est comme ‘élever des chats sauvages' ».

Dans ce contexte d’hostilité et de défiance, l’état de désenchantement des troupes américaines est extrême. Les soldats, surtout dans le Helmand, le secteur sous contrôle américain – c’est moins vrai des zones où est déployée l’armée française – vivent sous une menace permanente. Il n’y a pas de champ de bataille, il n’y a aucun sanctuaire, aucun moment de répit où la vigilance peut-être levée. Le soldat voit des ennemis partout, femmes et enfants compris. Cela entraîne forcément des troubles individuels, mais aussi collectifs.

Des périodes de séjour à rallonge

Après dix ans de guerre en Afghanistan et huit ans de guerre d’Irak, les troupes américaines sont épuisées, rappelle notre expert. Pour pallier aux problèmes d’effectif, l’état major américain a allongé les périodes de séjour des soldats. On est passé de douze mois – ce qui est déjà très long – à quinze mois. Dans les armées française et britannique, les séjours durent six mois, alors que le temps considéré comme optimum par les spécialistes devrait être de quatre mois. Selon eux, il ne faudrait pas dépasser trois missions sur le terrain.

Par ailleurs, l’armée américaine est confrontée à une forte dégradation du climat moral. Face aux difficultés de recrutement, le Pentagone a assoupli le seuil de tolérance vis-à-vis des nouveaux engagés. Des candidats ayant des antécédents judiciaires, qui auraient été refusés il y a quelques années, sont maintenant acceptés, explique l’expert: « On fait même désormais face à la présence de gangs dans certaines bases en Afghanistan. Il y a eu des cas d’enlèvements, de racket, d’agressions sexuelles ».

Le taux de chômage chez les vétérans est, par ailleurs, très supérieur à celui du reste de la population américaine. Une partie de ces jeunes, qui ne parviennent pas à se réinsérer dans la société, finissent souvent par se réengager dans l’armée.
Le taux de survie des soldats s’est considérablement amélioré dans les guerres puisque « 90% des blessés survivent (contre 50% lors de la guerre du Vietnam et un tiers lors de la Seconde Guerre mondiale) ». « Mais à quel prix », constate le spécialiste consulté par L’Express.

Sur le plan physique, beaucoup de militaires sont bi ou tri-amputés. Et sur le plan psychique, le bilan est désastreux. Le taux de maladies mentales a presque doublé depuis l’envoi des troupes en Irak et en Afghanistan, selon un rapport public publié par le Los Angeles Times.

Plus de 20% des soldats de retour d’Irak ou d’Afghanistan souffrent de syndrômes post-traumatiques (Post traumatic stress disorder – PTSD), indiquait déjà une étude de la Rand Corporation en 2008, mais seulement la moitié d’entre eux ont cherché à se faire soigner. Conséquence indirecte, on observe une hausse des violences domestiques et de la surmortalité des enfants de vétérans.

C’est qu’il y a aussi un enjeu financier. Alors que le système de santé publique est mis à mal aux Etats-Unis ces dernières années, certains psychiatres militaires américains vont jusqu’à contester désormais l’existence du syndrôme de stress post-traumatique. « Ils ont inventé à la place un autre concept, le ‘Mild Trauma brain injury’, qui minore les troubles des personnes diagnostiquées », précise le psychiatre. On peut ainsi renvoyer les soldats plus rapidement sur le champ de bataille et réduire le coût lié à leurs soins, notamment la pension qui est versée aux personnes atteintes de PTSD.

Taux de suicide en hausse

L’une des conséquences des troubles qui affectent les soldats se traduit par un taux de suicide des soldats et des vétérans très supérieur à celui du reste de la population. Au cours de ces derniers mois, on a observé plus de morts par suicide parmi les soldats et les vétérans que de morts sur le théâtre des opérations militaires. Quelque 285 militaires se sont donnés la mort en 2010 et un record a été atteint en juillet 2011, avec 32 suicides en un mois, selon le Washington Post. « La hausse du taux de suicide peut être considérée comme la pointe émergée de l’iceberg de la santé mentale des troupes américaines, » observe une étude publiée la semaine dernière aux Etats-Unis.

Le traumatisme de la guerre est une bombe à retardement et ses conséquences peuvent apparaître plusieurs années plus tard. 18 anciens soldats (y compris des vétérans du Vietnam) se suicideraient chaque jour en moyenne, explique Laure Mandeville dans Le Figaro. Aux Etats-Unis, un suicidé sur cinq est est un vétéran, précise l’expert consulté par L’Express. Même dans des guerres moins « traumatisantes », le phénomène des suicides de vétérans est avéré. Pendant la guerre des Malouines, en 1982, les combats, qui ont duré trois semaines, ont fait 258 morts parmi les soldats britanniques, mais 260 vétérans se sont suicidés, détaillait la BBC en 2002.

Faire la guerre abime durablement les individus, et des bavures de cette sorte se produisent dans toutes les guerres. « On a vu le cas, lors de la guerre d’Algérie, d’un groupe de militaires censé protéger des colons, qui rescapé d’un massacre, a, à son tour, perpétré une tuerie en représailles. Les soldats ont abattu tous les habitants d’un hameau, hommes femmes et enfants, et jusqu’aux animaux des fermes du village », rappelle le spécialiste. Ce genre de massacre s’est aussi produit à Haditha en Irak et à My Lai, pendant la guerre du Vietnam. « L’histoire officielle des armées tente de camoufler ce genre d’épisodes, conclut-il, mais les guerres en sont pleines ».

Par Catherine Gouëset

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