Les architectes ont souhaité trouver un compromis afin que la mosquée et le théâtre (à dr.) ne soient pas en conflit. © FLUID MOTION ARCHITECTS

À Téhéran, la mosquée de la discorde

Le Vif

La future mosquée avant-gardiste Vali-e-Asr, au coeur de la capitale iranienne, cristallise la querelle entre anciens et modernes.

Un lieu de prière sans dôme ni minaret, au coeur de la capitale de la République islamique ? A Téhéran, la future mosquée Vali-e-Asr ressemble à une vague de béton, qui viendrait s’échouer entre un théâtre et un parc. L’édifice avant- gardiste suscite l’ire des traditionalistes, qui y voient une  » attaque laïque  » insupportable. Le quotidien conservateur Mashregh News donne le ton :  » On a sacrifié la mosquée en lui coupant la tête devant le théâtre de la ville. C’est un projet insultant, postmoderne […] et vide de sens. Il ne devrait pas être permis de construire une mosquée qui ne répond pas aux standards de l’identité islamique. « 

Situé en plein centre de la grande métropole, le bâtiment est presque achevé, mais aucune date n’est prévue pour son inauguration. Et pour cause. Le projet est controversé depuis l’origine. Son nom officiel vient de la longue artère qu’il jouxte, l’avenue Vali-e-Asr. Mais les habitants du quartier, eux, préfèrent parler de  » la mosquée du théâtre de la ville « . C’est cette proximité, justement, qui nourrit la polémique. Inscrit au patrimoine national iranien, le théâtre voisin, commandé dans les années 1960 par Farah Pahlavi, l’épouse du shah d’Iran, a été inauguré sept ans avant la révolution islamique de 1979.

Les iraniens fréquentent de moins en moins les lieux de culte

L’idée d’élever une mosquée à cet endroit remonte aux premières heures de la République islamique. A l’époque, le théâtre est sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Guidance islamique. Le site, à deux pas de l’université, est très fréquenté. Sur le terrain privé attenant, la municipalité envisage de construire un parking de plusieurs étages : les places de stationnement manquent dans une ville en pleine expansion. Les religieux, déterminés à édifier une mosquée, en décident autrement.

Au début des années 1980, ils organisent une collecte pour financer la construction d’un lieu de prière et pressent la mairie d’endosser le projet. Sans succès. Deux décennies plus tard, sous le mandat municipal de Mahmoud Ahmadinejad (2003-2005), le projet est relancé et confié à un spécialiste de l’architecture islamique, Abdolhamid Noghrekar. Celui-ci dessine un bâtiment imitant les mosquées traditionnelles. Surtout, il voit grand : dans un geste qui se veut symbolique, sans doute, il prévoit un dôme deux fois plus élevé que le toit du théâtre.

Reza Daneshmir et son épouse Catherine Spiridonoff ont dessiné une structure sur huit niveaux, dont quatre en sous-sol.
Reza Daneshmir et son épouse Catherine Spiridonoff ont dessiné une structure sur huit niveaux, dont quatre en sous-sol.© FLUID MOTION ARCHITECTS

Artistes et intellectuels se mobilisent

Une fois le chantier lancé, cependant, les excavations provoquent des fissures dans la façade du théâtre. Aussitôt, intellectuels et artistes se mobilisent en faveur de la salle de spectacles, monument classé : à la suite d’un sit-in, le projet de  » mosquée traditionnelle  » est suspendu. Sous le mandat du nouveau maire, Mohammad Ghalibaf, une nouvelle consultation réunit tous les acteurs concernés : la mairie de Téhéran, celle du quartier, l’organisme chargé des espaces verts, le ministère de la Culture et de la Guidance islamique, sans oublier les pompiers.

La taille de l’édifice est alors revue à la baisse, afin de ne pas dépasser la hauteur du théâtre. Et sa vocation est modifiée : seule une partie du bâtiment sera consacrée à la mosquée, le reste étant appelé à devenir un centre culturel islamique. En 2007, ce nouveau projet est confié au cabinet Fluid Motion, de Reza Daneshmir et son épouse Catherine Spiridonoff, deux architectes iraniens. Ils dessinent une structure sur huit niveaux, dont quatre en sous-sol, résolument moderne.

Pour Reza Daneshmir, le sommet indépassable de l’architecture islamique d’Iran est la mosquée royale d’Ispahan, édifiée sous les Safavides au début du xviie siècle. Puisqu’il est impossible de faire mieux, il faut retourner aux sources :  » Nous nous sommes inspirés de la première mosquée de l’islam, celle du prophète Mohammed, explique au Vif/ L’Express Reza Daneshmir, joint par téléphone. C’était un bâtiment très simple, horizontal et non vertical comme les constructions postérieures. Nous avons voulu créer un édifice en phase avec notre époque, plutôt que de chercher à copier l’ancien. L’objectif est de trouver un compromis, afin que la mosquée et le théâtre ne soient pas en conflit. Au contraire, nous avons cherché à introduire une certaine fluidité entre les deux monuments. C’est ce qui nous a amenés à aplatir le dôme. « 

Reza Daneshmir et son épouse Catherine Spiridonoff ont dessiné une structure sur huit niveaux, dont quatre en sous-sol.
Reza Daneshmir et son épouse Catherine Spiridonoff ont dessiné une structure sur huit niveaux, dont quatre en sous-sol.© FLUID MOTION ARCHITECTS

Dans la république islamique, l’originalité du projet peine à convaincre.  » On nous a demandé des modifications, poursuit Reza Daneshmir. Nous avons refusé. Soit notre projet était accepté, soit les commanditaires changeaient d’architecte. A trois reprises, nous avons plaidé devant l’organisme supervisant la création de mosquées. Et nous avons convaincu nos interlocuteurs, enfin. « 

Reste que le projet est constamment l’objet d’attaques. Tout y passe. Mashregh News insiste sur le fait qu’une mosquée doit être conçue par un musulman, allusion aux origines russes et chrétiennes de Catherine Spiridonoff, dont le grand-père a rejoint l’Iran il y a près d’un siècle, à la suite de la révolution bolchevique. Les traditionalistes multiplient les recours. Reza Daneshmir doit défendre sa cause devant une commission parlementaire, afin de convaincre les autorités qu’une mosquée traditionnelle n’a pas sa place dans le coeur battant de la ville. La mosquée Vali-e-Asr n’est pas le premier bâtiment de prière contemporain d’Iran. Mais il est l’un des plus audacieux : son style va plus loin que d’autres dans la rupture avec les codes et symboles classiques.

Les critiques, au demeurant, ne viennent pas que des traditionalistes.  » Je suis d’accord pour faire évoluer les formes et s’adapter au monde présent, confie Darab Diba, un autre architecte iranien, qui fut professeur de Reza Daneshmir. Mais la mosquée est un lieu de prière ; c’est un cas à part. A mon goût, la mosquée Vali-e-Asr est trop sculpturale, trop éloignée de ce que devrait être un lieu de méditation. Elle est trop proche du théâtre, aussi, dont la forme circulaire nécessite une perspective ouverte sur les artères de la ville et sur le jardin. Dans cette métropole qui manque d’espaces verts, il eût mieux valu agrandir le parc.  » Reza Daneshmir en convient. Mais les promoteurs du projet tenaient à ce que les 3 600 mètres carrés de terrain abritent un édifice religieux.

D’autres s’interrogent sur le bien-fondé d’une nouvelle mosquée.  » Le quartier en compte déjà plusieurs. Est-il besoin d’en édifier une de plus, alors que leur fréquentation diminue ? « , questionne un troisième architecte.  » Les Iraniens fréquentent de moins en moins les lieux de culte, confirme Amélie Chelly, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS) et auteure d’une thèse sur la sécularisation du chiisme. Pour nombre de croyants, la pratique est de plus en plus privée.  »

Beaucoup voient dans l’opposition au projet un nouvel exemple des tensions entre conservateurs et modernistes. Depuis le mandat du réformateur Mohammad Khatami, président de la République entre 1997 et 2005, la volonté d’ouverture d’une partie des élites de la République islamique n’a cessé d’être contrée par les  » durs  » du régime. La bienveillance de Khatami à l’égard des intellectuels et des médias avait provoqué une virulente réaction des conservateurs, qui contrôlent notamment l’appareil judiciaire : arrestations d’intellectuels et fermetures de médias s’étaient multipliées.

 » Nous nous sommes inspirés de la première mosquée de l’islam, celle du prophète Mohammed. C’était un bâtiment très simple. « , explique l’architecte Reza Daneshmir.© FLUID MOTION ARCHITECTS

Les faits semblent se répéter avec son successeur, le modéré Hassan Rohani. De lourdes peines ont été infligées aux femmes ayant protesté contre le port obligatoire du foulard, cet hiver, et le premier maire réformateur de Téhéran a été poussé à la démission, en mars dernier, après avoir assisté à un spectacle de danse. L’interminable chantier de la mosquée de Vali-e-Asr illustre à son tour le raidissement d’une frange de l’establishment face aux velléités de changement d’une large partie de la société iranienne.

En dépit de ces multiples contretemps,  » la mosquée devrait être inaugurée au cours de l’été « , avance Reza Daneshmir. Sa requalification en centre culturel islamique a été évoquée, mais les commanditaires tiennent à ce que le bâtiment devienne un lieu de culte. Finira-t-il par être accepté ?  » Certaines réalisations perdurent. Et d’autres meurent, dépassées par le temps ou, comme disait Le Corbusier, par « l’air du temps », juge Darab Diba. A Paris, le Centre Georges-Pompidou a suscité de fortes réactions à son ouverture ; à présent, il est accepté, en particulier des plus jeunes.  » L’avenir dira si la mosquée Vali-e-Asr deviendra, au fil du temps, le  » Beaubourg  » de la république islamique.

Par Catherine Gouëset.

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