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50 ans après « I have a dream », le rêve inachevé des noirs américains

Le Vif

Cinquante ans après le discours culte de Martin Luther King, la violence raciste des années 1960 semble révolue. Mais préjugés et inégalités perdurent, alors que les acquis des droits civiques se trouvent menacés. Retour à Birmingham, dans l’Alabama, hier théâtre de la pire des ségrégations et du combat de l’héroïque pasteur.

« I have a dream »: à Birmingham, même les clochards qui bivouaquent la nuit sous la statue de Martin Luther King peuvent déclamer par coeur de longs passages du célèbre discours. Ce monument d’humanité et d’éloquence, dont on commémore le cinquantenaire ce mois-ci, a été prononcé par le légendaire pasteur lors de l’immense marche des Noirs sur Washington, le 28 août 1963. Mais ce rassemblement de 250 000 manifestants n’aurait pas pu, à lui seul, ébranler l’Histoire si le leader baptiste n’avait déjà conquis celle-ci en combattant le démon raciste dans son antre de l’Alabama lors des terribles manifestations du mois de mai de la même année. Aujourd’hui, les touristes blancs qui sortent pensifs du musée de l’Institut des droits civiques de la ville poursuivent leur pénitence dans l’étrange jardin des supplices du Kelly Ingram Park, lieu des pires exactions. En mémoire de la répression exercée par l’affreux Eugene « Bull » Connor, à l’époque chef de la police locale, des chiens-loups, la gueule béante, jaillissent des murs de marbre. Deux gosses prostrés, sculptés dans la pierre grise, gisent, terrassés par des canons à eau. A ces silhouettes poignantes d’une Pompéi de la barbarie sudiste succède heureusement le lendemain qui chante, symbolisé, au bout de l’allée, par une fontaine ornée des mots « révolution et réconciliation ».

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L’allégorie d’un paradis « post-racial » pourrait émouvoir, au pays des happy ends, gouverné depuis cinq ans par le premier président noir de son histoire, si la réalité n’était plus morose. Selon un récent sondage du Wall Street Journal, à peine plus de 3 Noirs américains sur 10, moitié moins qu’en 2008, se disent « satisfaits des relations entre races ». Le ton souvent odieux de la campagne contre Obama aux dernières élections, l’acquittement, en juillet, de George Zimmerman, un vigile accusé du meurtre du jeune Trayvon Martin, et la remise en cause sournoise des acquis des droits civiques par la Cour suprême peuvent nourrir cette déprime, mais à Birmingham, ancien enfer de la ségrégation, peut-on au moins apprécier le chemin parcouru?

« Il faut être juste », nuance Wade Black, dans un café branché de la Deuxième Avenue, en regrettant que l’image de sa bonne ville s’apparente toujours, selon diverses enquêtes, à celles d’Hiroshima, d’Auschwitz et de la Johannesburg de l’apartheid. Pour ce responsable -blanc- de la Birmingham Pledge Foundation, association nationale de lutte contre les discriminations et les préjugés raciaux, « personne ne peut nier que les tensions raciales perdurent en profondeur », mais celles-ci « ne sont pas pires ici qu’ailleurs ».

« Maintenant, la ségrégation est économique et sociale »

L’ancien bastion ubuesque du Ku Klux Klan, dont les arrêtés municipaux punissaient encore de prison, en 1963, les jeux de ballons entre gosses blancs et colored, se flatte d’avoir élu son premier maire noir en 1979 et d’employer le personnel municipal, judiciaire et hospitalier le plus « divers » d’Amérique. Dans les restaurants du quartier étudiant de Five Points, de jeunes couples mixtes, certes bien plus rares qu’à New York ou Chicago, roucoulent dans l’indifférence absolue de leurs voisins de table. Au Stardome, grand café-théâtre proche de la ville, spectateurs noirs et blancs assistent au même spectacle, fût-ce à des tables différentes… Ce qui n’est pas sans provoquer, chez les humoristes, tous « caucasiens » ce soir-là, un certain embarras… Car il leur faut trouver des thèmes communs aux deux cultures. Le sport, la bagnole, le divorce, le sexe (après 40 ans) font rire la salle entière. Mais ils évitent les sujets comme les relations avec la police ou l’école, nourries d’expériences trop différentes. Les programmes de télévision, aussi, relèvent plus ou moins du tabou dans un pays où, hormis quelques stars comme Oprah Winfrey ou le comique Chris Rock, seul le football américain rassemble à coup sûr au même moment téléspectateurs noirs et blancs devant leurs écrans.

A Birmingham, cette ségrégation consentie touche aussi les églises. Leur place centrale dans les traditions familiales et l’histoire de la ville exclut le mélange des ouailles comme des classes sociales. La New Pilgrim Church rassemble depuis des générations les milieux modestes du Southside. La Sixth Avenue Church se veut, elle, le bastion dominical d’une prospère classe moyenne black. Les vestes et les tailleurs impeccables, le ton distingué de clones bon chic de Condoleezza Rice – l’ancienne secrétaire d’Etat américaine née à Birmingham – évoquent une bourgeoisie éduquée, promue par la fonction publique locale, ou l’entreprise, du big business à la PME. « Par rapport à 1963, notre communauté ne vit plus sur la même planète », reconnaît Thomasyne Hill, enseignante. Le 15 septembre 1963, elle avait à peine 3 ans et se trouvait dans la Sixteenth Street Church quand des tueurs du Ku Klux Klan ont fait sauter dix bâtons de dynamite près des fenêtres de l’entresol. De l’attentat, qui a causé ce jour-là la mort de quatre petites filles et rallié le pays entier à Martin Luther King, elle n’a gardé que le souvenir de la course éperdue sous les décombres dans les bras de son père blessé, dont le sang tachait sa robe à grosses gouttes. Marquée à jamais, la rescapée n’en est que plus fière de sa réussite : elle est la première formatrice noire d’éducateurs jamais embauchée de l' »autre côté de la montagne », dans les banlieues qui croissent derrière la Shades Mountain, aux confins de Birmingham.

L’intégration forcée des écoles de la ville, imposée par le Congrès il y a cinquante ans, a provoqué un exode massif des Blancs vers la périphérie. Ironie, la ville, aujourd’hui peuplée à 75 % de Noirs, voit maintenant l’élite afro-américaine, affolée par le taux d’échec scolaire et l’insécurité, déménager à son tour vers les mêmes banlieues… A Vestavia, Hoover ou Mountain View, havres résidentiels équipés de centres commerciaux géants, de high schools modèles et de maisonnettes standards, leurs voisins sudistes sont prêts à accepter leur voisinage, pourvu qu’ils restent minoritaires, qu’ils justifient de revenus comparables et tondent leur gazon.

L’Amérique serait-elle entrée dans une ère post-raciale ? L’illusion s’est évanouie le 13 juillet, lorsqu’un jury de Floride a prononcé l’acquittement de George Zimmerman, jugé pour avoir tué un adolescent noir de 17 ans qu’il avait pris pour un malfaiteur rôdant dans sa résidence. Trayvon Martin, la victime, rendait visite à son père, noir lui aussi, et résident de ce lotissement « multi-ethnique » de Sanford. Aussi intégrée et bosseuse soit-elle, la black middle class sait maintenant qu’elle n’échappe toujours pas à l’amalgame, au stigmate du délinquant, plaqué sur les membres les plus pauvres de sa communauté. Barack Obama lui-même, au lendemain du verdict de Sanford, ne s’est pas contenté de rappeler que, trente-cinq ans plus tôt, il aurait pu être Trayvon. Le président a, pour la première fois, raconté son quotidien de jeune adulte: le cliquetis apeuré des portières de voiture quand il passait dans un parking. Les femmes serrant leurs sacs à main en le voyant entrer dans un ascenseur. Du côté de la justice, le cliché n’est pas plus nuancé. « Trayvon Martin a été jugé post mortem sur son habillement, son sweat-shirt à capuche mauvais genre et sa consommation de marijuana, s’effare Tamara Harris Johnson, avocate noire de Birmingham. Alors imaginez avec quelle indulgence un jury blanc va traiter un petit délinquant du ghetto ! » Sur les 2 millions d’Américains en prison, un record mondial absolu, près de 40 % sont noirs alors que leur part dans la population ne dépasse pas les 15 %. La rançon d’une justice populiste impitoyable, autant que de la déliquescence sociale des laissés-pour-compte.

Birmingham déplore 110 meurtres par an, pour une population de 250 000 âmes. L’hécatombe, équivalente au troisième taux d’homicide national, passe inaperçue dans la presse de l’Alabama, car elle touche avant tout la population noire et reste confinée dans les bas-fonds de la ville. Comme Loveman Village, sordide cité HLM downtown. « Hier soir, un type s’est encore pris une balle dans la tête, soupire Britney Bethune, assise sur son perron pour échapper à la touffeur de son logement. Mes deux filles de 3 et 5 ans voient tout, vivent tous les jours cette déglingue. » Britney ne serait qu’une jeune mère célibataire parmi des dizaines d’autres si elle n’était la seule Blanche du quartier. Au terme de mille galères, cette ancienne infirmière n’a eu le choix qu’entre un foyer pour sans domicile fixe ou un trois-pièces dans le ghetto des ghettos. Choyée par ses voisins noirs, qui l’ont aidée dans l’attente de ses premiers chèques de l’assistance publique, elle maquille pourtant son adresse dans ses demandes d’emploi et espère un transfert vers un autre quartier. « Je craque, mais ici, moi, la petite sudiste, j’ai découvert qu’il n’y avait que deux types d’humains, chuchote-t-elle. Ceux à qui on donne une chance de s’en sortir, et les autres… »

« Il y a cinquante ans, c’était plus simple. Les méchants avaient des chiens et nous reprochaient seulement d’être noirs, lance Myrna Jackson, la pugnace vice-présidente locale de la NAACP, vénérable association de défense des colored people. Maintenant, la ségrégation est économique et sociale ; on casse du pauvre, et personne n’y trouve rien à redire. » Elevée avec sept frères et soeurs, cette fille d’un cordonnier de Birmingham a passé six semaines en prison en 1963, pour avoir seulement bravé l’interdiction de manifester dans le Kelly Ingram Park. Aujourd’hui, la septuagénaire proteste toujours. « Le Ku Klux Klan ne porte plus la robe blanche, mais un beau costume trois pièces. Il légifère au Congrès et dans les assemblées locales, il casse les acquis sociaux et les avancées des droits civiques contre les discriminations. »

A Birmingham comme ailleurs, les Afro-Américains font le compte des années Obama. « Je n’ai jamais cru que l’élection d’un président noir annonçait une révolution, précise Rickey S. Powell, jazzman, engagé à 14 ans dans la lutte conduite par Martin Luther King. Mais je n’imaginais pas qu’en suscitant la contre-offensive des beaufs, les rednecks, elle nous amènerait à cinq ans de régression. » Au nom du trop d’Etat, les gouverneurs et les assemblées législatives conservatrices coupent les aides sociales alors que le chômage des Noirs est toujours deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Ils combattent l’affirmative action, le coup de pouce aux minorités dans l’administration et les universités. Les lois sécuritaires, dictées par la NRA (National Rifle Association), le lobby du droit au port d’arme, élargissent le champ de l’autodéfense et sont perçues comme un droit d’exécuter impunément d’autres Trayvon Martin.

Même un monument des droits civiques, le fameux Voting Rights Act, imposé par Lyndon Johnson au Congrès en 1965, a été démoli le 25 juin par la Cour suprême des Etats-Unis. Ironie, la décision d’invalider la section 5 de cette loi, votée par une majorité de cinq juges conservateurs, répondait à un recours venu d’une petite ville nommée Columbiana, chef-lieu d’un comté républicain voisin de Birmingham. Depuis quarante-huit ans, ce texte imposait aux Etats du Sud un régime d’exception : toute modification de leurs lois électorales devait être visée par le ministère de la Justice fédéral de Washington, afin de garantir l’accès des Noirs aux bureaux de votes. Cette époque est révolue.

La peur de l' »effet Obama » et du vote des Noirs

« Le racisme existe ici, mais pas plus qu’ailleurs, ressasse l’avocat Frank « Butch » Ellis, auteur du recours qui a permis de lever cette exception, dans son cabinet proche du palais de justice de Columbiana. Le temps n’est plus où l’on pouvait imposer des traitements iniques, des taxes et des enquêtes de moralité aux Noirs désireux de voter. » Si le Sud a évolué, il renâcle pourtant à en tirer les conséquences politiques. Autrefois rurale, la zone du comté de Shelby a vu ses villages se transformer en banlieues résidentielles de Birmingham. Ces communes blanches et républicaines voient leurs minorités noires, traditionnellement démocrates, grandir et se presser aux urnes depuis les présidentielles de 2008. Le recours introduit par « Butch » Ellis à la demande de mystérieux commanditaires conservateurs traduit d’abord cette inquiétude. La peur que l' »effet Obama », en encourageant la participation électorale des Noirs, ne bouleverse un jour la donne locale.

« Tout cela ressemble à un vulgaire expédient politique, grince Aubrey Williams, pourtant républicain, et seul élu afro-américain du conseil de direction du comté. Mon parti, plutôt que d’attirer les minorités raciales, préfère se voir soupçonné de les empêcher de voter. » Non sans raison. Du Texas à la Caroline du Sud, et à l’Alabama, les assemblées locales des anciens Etats racistes ratifient déjà à la chaîne des lois imposant de nouvelles tracasseries administratives, l’exigence de pièces d’identité spéciales qui compliquent l’accès des plus démunis, surtout issus des minorités, aux bureaux de vote.

« Nous n’avons rien vu venir, se désole Kenneth Dukes, pasteur de Montevallo, près de Birmingham, et l’un des rares activistes à avoir appelé à des manifestations contre la décision de la Cour suprême. Notre communauté a pris les droits civiques pour un acquis inviolable, et voilà qu’on menace notre droit de vote ! Par timidité ou par complaisance, par crainte de revendiquer notre identité et de perturber notre intégration, nous avons essuyé des revers terribles. » Kenneth ose enfin un sourire : « Nous devons réapprendre à nous battre, dit-il. Après tout, nous sommes tout proches de Birmingham. »

De notre correspondant Philippe Coste

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