Plus d'1 million d'obus ont été projetés sur les 700 km de la ligne de front occidentale de la Grande Guerre, dont 20 à 30% n'ont pas explosé. © Frédéric Pauwels - Collectif Huma

14-18, un réservoir toxique centenaire

Le Vif

Les munitions de la Grande Guerre ont pollué durablement certains sols de France, de Belgique, d’Allemagne… Dans un livre, le géologue français Daniel Hubé cerne l’étendue de cet héritage toxique de façon inédite.

L’enquête de Daniel Hubé débute en 2011 : l’Agence régionale de santé (ARS) constate le dépassement des valeurs limites recommandées de sels de perchlorate dans l’eau de distribution du Nord et du Pas-de-Calais, et interroge le Bureau de recherches géologiques et minières, où il exerce, sur l’origine de ces perchlorates.

L’hypothèse émise par l’ARS d’une pollution issue des munitions de la Grande Guerre ne vous a pas convaincu ?

Ces conclusions n’étaient basées que sur le constat qu’à proximité des zones où les taux en perchlorates sont dépassés, on s’était battu en 1914-1918. Les doutes se sont installés dans mon esprit lorsqu’en 2013 les services de la santé ont identifié des secteurs où l’eau du robinet était perchloratée en dehors des secteurs des combats : entre la seconde moitié du XIXe siècle et 1941, la France a importé des nitrates du Chili pour amender les sols des zones de forte production de betteraves sucrières et de blé. Or, parmi les impuretés naturelles qui accompagnent le nitrate, figure le perchlorate de potassium, à hauteur en moyenne de 1 à 5 %. Il y a aussi l’usage militaire des perchlorates : en France, pendant 14-18, le salpêtre, ou nitrate de potassium, entrant dans la composition de la poudre noire, a été produit à base de nitrates du Chili. Ensuite, à partir de 1919, lors de la remise en état des sols, l’Etat a doté les agriculteurs de grandes quantités d’engrais dont certains à base de nitrates du Chili… Dans le quart nord-est de la France, des usines ont aussi possiblement relâché des perchlorates.

Le perchlorate ne serait que la partie émergée du « réservoir chimique de la Grande Guerre » ?

C’est un agent explosif parmi d’autres, produits et utilisés à bien plus grande échelle, comme les TNT, le trinitrophénol, les nitrates. On sait que tôt ou tard les engins restés dans le sol vont perdre leur intégrité. Les enveloppes métalliques des munitions étant de différentes épaisseurs, leur corrosion va s’étaler dans le temps. On verra certainement apparaître des produits au cours des siècles, avec des zones plus touchées que d’autres, en lien avec des activités liées aux combats, ou avec l’élimination des engins de guerre.

Vous avez étudié la « Place à Gaz » de Spincourt, clairière près de Verdun, connue comme indéniable preuve du caractère polluant de 14-18. Que vous a appris ce site ?

Je suis tombé sur des documents faisant de découvrir des sites satellites beaucoup plus importants : le préfet de la Meuse a dû interdire la vente des productions agricoles de plusieurs exploitations, l’été dernier ; elles étaient issues de parcelles sur lesquelles des activités de désobusage avaient été menées à l’échelle industrielle dans les années 1920. C’est un pan méconnu de notre histoire que j’ai exhumé : après-guerre, on a détruit en très peu de temps un arsenal d’un genre nouveau et d’un pouvoir d’attrition et de destruction jusqu’alors inusité. Il a fallu aller très vite pour remettre les sols en état. Les munitions se dégradaient, devenaient instables et dangereuses, les militaires étaient démobilisés, l’Etat endetté. D’où l’idée de tenter de récupérer la matière première dans les munitions. L’Etat a confié cette mission à des firmes privées, espérant en obtenir des recettes financières. Mais, sans cadre d’exploitation précis, chaque usine avait son propre fonctionnement et les traces administratives ont été éparpillées dans les archives car on ne savait pas où les classer.

Vous citez onze entreprises impliquées dans ce marché. Ainsi Pickett & Fils, qui possédait elle-même onze usines, dont l’une, à Westrozebeke, s’est vue confier la mission par l’Etat belge d’éliminer 26 000 tonnes de munitions. Comment s’est achevée l’activité de cette société ?

En France comme en Belgique, on n’a encore trouvé aucune trace permettant d’élucider ce mystère. Il semble que toutes ces entreprises aient dû mettre la clé sous la porte du jour au lendemain. Elles ont eu d’énormes difficultés financières avec la crise à la fin des années 1920. Dans ce contexte, on les voit mal investir pour remettre les terrains en état.

En Belgique, rien n’est entrepris pour cerner les pollutions de la Grande Guerre. Pourquoi ?

Ça dépend du contexte socio-politique. L’Allemagne a énormément investi dans les années 1990 pour dépolluer des sites de production de TNT. Puis les subventions n’ont plus suivi. En France, le travail actuel vise simplement à réintégrer une activité industrielle oubliée dans l’inventaire institué par la loi Barnier de 1995 pour dresser un panorama des activités pouvant être à l’origine de substances dans les sols. Il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas aussi un travail à faire en Belgique. Mais ça demande des moyens : pour les sites découverts l’an dernier en Meuse, les indemnisations se montent à des centaines de milliers d’euros.

Entretien : Isabelle Masson-Loodts/Collectif Huma

Sur les traces d’un secret enfoui, par Dianel Hubé, éd. Michalon, 284 p.

Une pollution au perchlorate en Belgique ?

« Les munitions produites à base de nitrate du Chili sont une spécificité française de la Grande Guerre », rappelle Daniel Hubé. « Mais les Français se sont battus sur le sol belge, et ont peut-être approvisionné les Belges en munitions. Concernant l’usage agricole des perchlorates, la Belgique possède les mêmes pratiques culturales que le Nord de la France. Mais contrairement l’Yprésien, la couche d’argile qui fit la triste renommée de la Boue des Flandres, peut protéger la nappe phréatique des infiltrations de produits répandus en surface. Le contexte hydrogéologique est différent. » Si on considère l’origine agricole potentielle des perchlorates, la problématique concerne aussi le sud de la Belgique, en particulier des zones historiques d’agriculture intensive telles que la Hesbaye. En Région Wallonne, la Direction des eaux souterraines a démarré en février 2016 le projet de recherche Semtep (Substances émergentes liées au traitement des eaux potables) qui mesurera les perchlorates et d’autres substances dans 500 échantillons prélevés sur deux ans dans les eaux souterraines de Wallonie.

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