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100 ans de la Bataille de Passendale: « Mon Dieu, est-ce qu’on a vraiment envoyé des hommes se battre là-dedans? »

Il y a cent ans jour pour jour commençait la vaine Troisième Bataille d’Ypres qui a fait un demi-million de morts et de blessés. Au cours d’un entretien accordé à nos confrères de , Piet Chielens, conservateur du musée In Flanders Fields, évoque la tactique catastrophique du maréchal britannique Haig, l’orgueil militaire et la propagande nationaliste.

Ce matin-là, hormis un voile de brouillard, il fait sec sur le Westhoek. Ce n’est que plus tard dans la journée qu’il se met à pleuvoir. À l’aube du 31 juillet 1917, des milliers de soldats de la 5e armée britannique sortent de leurs tranchées pour ce qui deviendra la Troisième Bataille d’Ypres. Ou la Dritte Flandernschlacht, comme on appelle en Allemagne la plus grande bataille jamais livrée sur notre territoire. Pour les Allemands, l’attaque contre leurs positions n’est pas vraiment une surprise. Cela fait deux semaines qu’ils sont mitraillés par un bombardement d’artillerie inédit. Plus de quatre millions de grenades et d’obus sont tirés sur leur ligne de défense. Six semaines avant, la Bataille de Messines avait permis de redresser une partie de la ligne de front, afin d’éviter que les Britanniques soient pris en tenaille par une contre-attaque.

Dans le monde anglo-saxon, la Troisième Bataille d’Ypres est souvent appelée Bataille de Passendale, du nom de l’endroit que les troupes canadiennes ont mis cent jours à conquérir. Avant eux, les Britanniques et puis les Australiens et les Néo-Zélandais se sont cassé les dents sur la défense allemande. « Le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont entrés en guerre en tant que dominions, les états-vassaux de la mère patrie britannique, et ils en sont sortis comme des états indépendants aux armées capables de se battre comme les meilleures », explique Piet Chielens, coordinateur du Musée In Flanders Fields à Ypres. « L’occupation de Passendale en est le symbole. C’est l’aspect positif de l’histoire. Le côté négatif, c’est évidemment que Passion-dale comme ils prononcent le nom du village, est devenu synonyme d’une souffrance humaine immense. En quelques mois, le Commonwealth a comptabilisé plus de 100 000 morts. »

Jusqu’à aujourd’hui, on ignore pourquoi après les batailles catastrophiques de Verdun et de la Somme en 1916 le haut commandement britannique a décidé de mener ce genre d’attaque. Durant l’hiver, les politiques avaient pourtant sommé les généraux de mieux les tenir au courant et de cesser les opérations si les objectifs n’étaient pas atteints ou si les pertes étaient trop élevées. Pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas à Ypres ? Piet Chielens : « Normalement, les militaires sont des techniciens qui exécutent des décisions politiques. Durant la Première Guerre mondiale, on a violé ce principe. L’Allemagne est devenue une dictature militaire, mais en France et au Royaume-Uni les généraux inventaient en permanence de nouveaux boniments pour rallier le Cabinet de Guerre à leurs décisions. Le Premier ministre britannique David Lloyd George s’est montré trop docile, et fin 1917 c’était certainement le cas aussi du Premier ministre français Georges Clemenceau, qui était tout aussi bagarreur que le maréchal Douglas Haig lui-même. C’était la guerre intégrale ! Tout devait céder pour la victoire militaire. Ils savaient que les Américains arrivaient. Haig voulait absolument être certain de la victoire avant l’arrivée des Yankees. »

Mensonges

Haig se préparait depuis longtemps à attaquer près d’Ypres. En réussissant à percer les lignes allemandes, on pourrait mieux sécuriser les chargements venus du Royaume-Uni destinés aux ports de Dunkerque, Calais et Boulogne contre les sous-marins allemands qui avaient leur base à Ostende et à Zeebrugge. Mais pour cela, il fallait d’abord conquérir la crête qui passe par Westrozebeke, Passendale, Polygone, Geluveld et Messines. Chielens : « Quinze divisions britanniques étaient prêtes et au nord du front d’attaque se tenait une division française. Mais la pluie persistante a rendu l’opération beaucoup plus pénible que prévu. L’artillerie avait détruit le système d’écoulement, tous les trous se remplissaient d’eau. Le régiment de chars trouvait le terrain trop lourd. Si Haig avait été honnête, il aurait dit : d’accord, on arrête. Mais il ne l’a pas fait. Chaque fois, il a réussi à persuader le Cabinet de Guerre que tout allait bien, et qu’ils infligeaient des pertes sévères aux Allemands. En 72 heures les Britanniques auraient dû se trouver là où l’attaque s’est bloquée 100 jours plus tard : huit kilomètres plus loin. Tant que la crête n’était pas prise, il n’était pas question de percée. »

Il est étonnant que Haig ait réussi convaincre Lloyd George de poursuivre l’attaque. Les relations entre les deux hommes étaient déplorables, et durant tout l’hiver le Premier ministre avait martelé que l’opinion publique n’allait plus avaler les pertes immenses telles que la Bataille de la Somme à l’opinion publique. « Mais quand on vous ment tout le temps, il est impossible de prendre les bonnes décisions », déclare Chielens. « Et puis il y avait une solide hiérarchie militaire. Haig s’était entouré de béni-oui-oui, tout comme son commandant sur le terrain du nom du général Hubert Gough. Il avait son quartier général à Montreuil, à 100 kilomètres d’Ypres. Tout comme Gough, il venait d’une tradition où la hiérarchie militaire était totalement intouchable. Tous deux étaient des officiers de cavalerie qui avaient gagné leurs galons lors d’une époque et d’une guerre différentes.

Le véritable mal

Il s’est vite avéré que les attaquants s’étaient lamentablement trompés au sujet de la force de la ligne de défense allemande. À Geluveld, on voit toujours l’endroit où étaient nichés les bunkers allemands. Il n’y était possible de percer, et certainement pas pour des soldats qui avaient de la boue jusqu’au genou. Ce n’est pas un hasard si c’est là que sont tombées autant de victimes alliées », explique Piet Chielens : « Les six premières semaines de l’attaque, les pertes du côté allemand étaient étonnamment faibles. Les Allemands avaient développé d’immenses bastions équipés de nids de mitrailleurs, où un bunker protégeait l’autre et derrière lesquels ils pouvaient préparer l’attaque. Les abris étaient enterrés de façon à ce que l’artillerie ne puisse pas les toucher. Durant la Première Guerre mondiale, les alliés semblaient souvent agir au petit bonheur la chance alors que la méthode allemande était mieux réfléchie et mieux exécutée. »

Quand le 20 septembre, le général Herbert Plumer reprend l’offensive des mains de Gough, la chance semble tourner. Plumer opte pour une attaque plus dosée, mais le temps et les circonstances jouent en sa défaveur : le terrain de combat s’était transformé en marécage. Les Britanniques ne progressent plus d’un mètre et il faut encore 5000 morts canadiens pour conquérir Passendale. Chielens: « Haig prétendait le contraire, mais durant la Troisième Bataille d’Ypres, les Allemands ont asséné une gifle à l’armée britannique dont elle ne se remettrait pas. Nous comptons toujours les victimes, mais nous sommes certains qu’il y a eu 55 000 morts allemands, contre plus de 100 000 du côté allié. Fin 1917, les alliés n’étaient nulle part sur le front occidental. »

Lors d’une visite au champ de bataille, l’officier britannique Sir Launcelot Kiggell aurait éclaté en sanglots : « Mon Dieu, est-ce qu’on a vraiment envoyé des hommes se battre là-dedans? » Ces généraux étaient évidemment tous des moralistes, mais leurs ambitions militaires et politiques l’emportaient sur leur mauvaise conscience. Ils étaient élevés ainsi : tout pour l’honneur et la gloire de l’Empire britannique ou de la Plus Grande France. Il est là le véritable mal, ce respect incroyable pour la patrie et l’Empire qu’on leur a inculqué dès le plus jeune âge. »

« En même temps, la propagande jouait également son rôle. Les journalistes ne pouvaient pour ainsi dire rien publier sans passer par le Cabinet de Guerre ou les quartiers généraux. Il n’y avait pas de lien direct entre ceux qui devaient mener la guerre et ceux qui en faisaient un compte-rendu. Tous les soldats le savaient. Ce n’est pas pour rien si le journal officiel de l’armée belge, Le Courrier de l’Armée, était surnommé le Courrier du mensonge. On mentait à l’opinion publique, mais le Cabinet de la Guerre ne pouvait dissimuler le nombre de victimes. Il affirmait qu’elles faisaient un sacrifice nécessaire – un mot puissant pour mobiliser les gens. Cela part de l’idée que les sujets doivent être prêts à faire quelque chose pour l’état, qui signifie tant pour lui. Si vous analysez ce qui pousse à la guerre, on aboutit toujours au nationalisme. Le grand danger, c’est le nationalisme. »

Fin 1917, la seule lueur d’espoir était l’arrivée des Américains. L’Italie était pratiquement sortie de la guerre, la Bulgarie gardait son emprise sur les Balkans, le front de l’Est s’effondrait et l’allié russe était empêtré dans une guerre civile. « Pour la Belgique occupée, l’avenir semblait sombre », explique Pieter Chielens.

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