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Cigarette électronique: le culte d’un objet geek

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Ils ont réussi à arrêter le tabac grâce à la cigarette électronique. Unis par cette fierté, ils forment une vraie communauté, où l’e-cig est vénérée. Ils ont leurs propres langage, codes et convictions. Puis, un ennemi commun : les fabricants de clopes qui tentent de les récupérer. Les vapoteurs-geeks entendent bien résister.

Elle lui coûtait 400 à 500 euros par mois. Quand on aime, on ne compte pas. Et qu’est-ce qu’il l’a aimée, la cigarette ! Jusqu’à trois paquets par jour. Maîtresse vénéneuse. Christophe Gérard avait tenté de la repousser. « Acupuncture, hypnose, centres d’aide, patchs, médecines traditionnelle et parallèle… J’ai tout essayé ! » Ils se rabibochaient toujours. « Il y a un an, mon beau-père médecin m’a dit : « Il faut vraiment que tu arrêtes, essaye la cigarette électronique. » Ça a fonctionné en cinq minutes. Je ne l’ai plus quittée. »

Une fois, il a repris une clope. Une bouffée a suffi à le dissuader. Comment avait-il pu être dépendant pendant 21 ans ? Il retrouve petit à petit ce que le tabac lui avait repris. L’odorat, le goût, le bien-être. Les vacances. « Pour la première fois depuis très longtemps, on est parti. En Provence. Sentir toutes ces odeurs, c’était formidable. » Christophe Gérard est retombé amoureux. Sa passion pour l’e-cig est même devenue son métier. L’asbl où il travaille s’est mise aux e-liquides, les produits de recharge aromatisés (ou pas) à la nicotine. « On est les seuls fabricants en Belgique. Mais 65 % de notre chiffre d’affaires est réalisé en Hollande. On vend aussi en France et en Allemagne. »

Contrairement à ses voisins, le plat pays n’est pas (encore ?) une terre de vapoteurs. Alors qu’ils sont trois millions dans l’Hexagone, ils ne dépassent pas chez nous les 170 000, selon les estimations de la Fondation contre le cancer. En 2014, ils étaient 145 000. Le flou législatif qui régnait a freiné leur progression. Officiellement, la cigarette électronique était apparentée à un médicament, donc disponible uniquement en pharmacie. Sauf qu’aucune marque n’a été homologuée, tandis que des boutiques spécialisées ont émergé, flirtant avec la légalité.

La législation nationale est en train de changer, poussée par l’Europe. Les détenteurs de « vaporisateurs personnels », comme ils aimeraient qu’on les appelle, s’affichent désormais. Fiers d’avoir dit adieu à la « tueuse », enivrés par le sentiment (un brin trompeur) de pouvoir inhaler de la nicotine sans ruiner leur santé, faisant partie d’une véritable communauté. « C’est une secte, maintenant ! lance le professeur Pierre Bartsch, tabacologue à l’ULg. Ils sont d’autant plus unis qu’ils ont été opprimés, dénoncés, agressés. »

Vous parlez français ?

Secte. Le terme est fort. Mais c’est vrai qu’il faut les lire, sur les réseaux sociaux, les dizaines de sites spécialisés, les milliers de messages postés sur des forums dédiés. « Je suis un habitué du fred, du snake et j’en passe », « Le Heisenberg est devenu mon all-day », « Quelqu’un a déjà essayé d’en mettre dans un tank PMMA genre bell vape ? », « Je recherche un dripper de ce style, j’ai déjà un dripper cloud »… Le non-vapoteur est lobé. Ou croit qu’il est tombé sur un repaire de junkies décrivant leur dernier trip. « La vapeur et le hit ; à point ! J’ai senti le goût du pain grillé légèrement beurré, puis est arrivé le café au lait et, enfin, la confiture… J’ai tiré dessus une bonne partie de la journée. »

Une addiction en a chassé une autre. Ils ne sont plus accros au tabac, mais aux saveurs. Des milliers de combinaisons sont disponibles, de la pizza au champagne en passant par l’ail, la bergamote ou la pêche melba. « On compare les prix, on donne des avis sur les liquides, on évalue les services… C’est vraiment super. On est un mouvement », estime David Diaz, qui a ouvert deux boutiques spécialisées à Charleroi et Jette. « Nous sommes unis face à la désinformation qu’on entend partout, décrit Tanguy Doucenet, président de la récente Union belge pour la vape (UBV). Il faut l’admettre : il y a aussi un effet de mode. Mais nous sommes des gens qui ont envie de sortir de la norme, parfois aussi des geeks. »

L’accoutumance au « vaporisateur personnel » est aussi technique. Les e-fumeurs se fascinent pour les appareils, leur hardware, les dernières évolutions.  » Il y a eu beaucoup d’avancées au niveau de la fiabilité des réservoirs, l’autonomie des batteries, le contrôle de la température de chauffe des liquides… », énumère Tanguy Doucenet. L’e-cig n’est plus une copie de la clope. Le marché est passé au modèle de troisième génération, les fans attendent la quatrième. Les plus aguerris fabriquent eux-mêmes leurs appareils. Des vidéos YouTube pullulent, expliquant comment triturer son équipement pour cracher de véritables cumulus de fumée, reproduire du matériel, tester tel assemblage…

Le tabac, c’est tabou…

La communauté est surtout unie contre un même ennemi : l’industrie du tabac. « La vape a été créée par monsieur et madame Tout-le-Monde, raconte Christophe Gérard. Pas par des sociétés, mais par et pour les utilisateurs. Et c’est pour cela que ça a fonctionné. » En l’absence de multinationales de l’e-cig, le marché est morcelé entre différentes start-ups locales. Voire des artisans, proposant du sur-mesure à des tarifs prohibitifs. Les passionnés sont prêts à débourser. Les autres aussi. Un patron de boutiques déclare un chiffre d’affaires quotidien variant de 1 800 à 4 300 euros, selon les points de vente. Alors que le marché belge est encore balbutiant.

Au départ, les cigarettiers regardaient les vapoteurs du coin de l’oeil. Persuadés que l’abstinence ne durerait pas. « Puis, il y a eu une véritable explosion dans plusieurs pays et on a cru que la cigarette électronique allait dépasser la cigarette, se souvient Luk Joossens, expert à la Fondation contre le cancer. Les grands fabricants ne pouvaient plus rester sans réagir. » Alors ils ont fait ce qu’ils font le mieux : ouvrir leur portefeuille. Pour racheter de petites sociétés spécialisées, mettre au point leurs propres e-cig, monter d’énormes campagnes de publicité.

Imperial Tobacco (Gauloises, Bastos…) a fait l’acquisition de la marque Blu et a sorti son modèle JAI. Japan Tobacco International (Camel, Silk Cut…) a lancé fin novembre sa Logic Pro après avoir mis la main sur la firme américaine Logic. Tandis que British American Tobacco a mis 200 personnes sur le coup pour commercialiser sa Vype. Philip Morris (Marlboro) opte pour sa part pour une technologie hybride, résultat de deux milliards de dollars investis en recherche et développement.

 » Nous sommes beaucoup à penser qu’il s’agit du cheval de Troie des cigarettiers, juge Vincent Lustygier, psychiatre tabacologue à l’hôpital Brugmann à Bruxelles. Une nouvelle façon de rendre attirant l’acte de fumer pour les jeunes, alors qu’ils fument de moins en moins. Et puis, leurs modèles correspondent à ceux de la première génération, alors que seuls ceux de la troisième fonctionnent le mieux, ajoute-t-il. Leur objectif n’est pas de mettre au point quelque chose d’efficace, mais de faire en sorte que les gens continuent à fumer. »

« A qui profite le crime ? »

Les enjeux financiers sont colossaux. Ils concernent aussi l’industrie pharmaceutique, dont les patchs et autres remèdes antitabac ont désormais un sérieux rival. « Au niveau européen, la volonté de réglementer la cigarette électronique est un peu sortie de nulle part. Puis, des amendements semblables à la virgule près ont été déposés par des députés différents, relate Patrice Audibert, assistant parlementaire de la députée Frédérique Ries (MR). On s’est demandé : à qui profite le crime ? L’industrie pharmaceutique a beaucoup à perdre… »

La communauté de la vape monte la garde, tel David contre Goliath. Elle a attaqué. Et gagné. Le 13 mars dernier, un arrêté royal entrait en vigueur en Belgique. Le texte prévoyait notamment d’autoriser la vente de cigarettes électroniques partout, et plus uniquement en pharmacie. Une bonne nouvelle pour ses supporters. Anéantie par une « notification » obligatoire de 4 000 euros par produit mis sur le marché. Multipliée par le nombre de recettes de liquides et les différents dosages de nicotine… « On aurait dû payer 6,4 millions d’euros ! », s’insurge Christophe Gérard. « Alors que la notification pour les produits du tabac, c’est 125 euros par an », peste Tanguy Doucenet. Les autorités auraient voulu tuer le marché indépendant qu’elles ne s’y seraient pas prises autrement, poursuit-il.

Deux propriétaires de boutiques ont saisi le Conseil d’Etat en extrême urgence. Qui leur a donné raison début avril, jugeant le montant disproportionné. La ministre de la Santé, Maggie De Block (OpenVLD), va devoir revoir sa copie. Les vapoteurs ont gagné une bataille. Pas la guerre.

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