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Où sont les femmes ?

 » Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ?  » pourra-t-on lire quelque temps après les célèbres slogans  » Il est interdit d’interdire  » et autres  » L’imagination au pouvoir « . Mais le combat reste malgré tout fortement androcentrique. Derrière les barricades de 68, point de féminisme ?

La vision fantasmée d’un printemps de toutes les libertés voudrait que chacun ait eu son mot à dire, que Mai 68 ait été le théâtre d’union des esprits et des corps vers des lendemains qui chantent. Que cela ait tout changé, pour tous et toutes. Il n’en fut pourtant rien. Si les événements ont eu un impact sur les droits des femmes, ce ne fut que par ricochet. Les luttes égalitaires des années 1970 se sont nourries de frustrations nées sur les barricades et ont tenté de répondre aux problématiques apparues avec la remise en cause de l’ordre établi.  » Soixante-huit n’était pas du tout un mouvement féministe, résume Julie Pagis, chercheuse en sociologie politique au CNRS, à Paris. C’est une erreur qu’on fait souvent ! Le numéro zéro du Torchon brûle, le MLF (Mouvement de libération des femmes), les MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception)… ce sont les années 1970. « 

Les femmes sont présentées comme des objets de jouissance, elles n’apparaissent jamais politisées

Pourtant, les filles prennent bien part à  » la lutte « , aux manifestations, aux grèves.  » Elles ont été très présentes. Parmi les dix millions de personnes qui arrêtent le travail en France, les étudiants, les salariés, les lycéens ou les personnes du monde agricole, elles sont nombreuses, souligne Ludivine Bantigny, maître de conférence en histoire et auteure de 1968, de grands soirs en petits matins (Seuil). Dans des secteurs entiers, comme les usines textiles ou les grands magasins, elles sont quasiment les seules à être en grève. Elles contribuent aux occupations d’entreprises, y compris dans des endroits où on ne les attendait pas, notamment sur un site textile en Vendée, à La Roche-sur-Yon, où elles plantent leurs tentes dans la cour et occupent l’usine nuit et jour…  » On se souviendra par ailleurs qu’en Belgique, deux ans plus tôt, ce sont les ouvrières de la FN Herstal qui lancèrent un appel à la grève d’une ampleur mémorable pour revendiquer l’égalité salariale.

Toutefois, quand en 1968, il est question de réclamer des droits au travail pour les femmes, elles sont ramenées à leur statut de mère, ainsi que le démontre notamment un tract du Parti communiste français de l’époque, insistant sur l’importance de donner aux ouvrières  » les moyens d’assurer une vie digne à leur famille, l’instruction, le métier, la santé, les loisirs sains à leurs enfants « . Et le tableau est le même chez nous.

SUR LE FRONT, ET POURTANT…

Alors que le pouvoir lance des campagnes invitant les femmes à faire oeuvre de tempérance, à ramener leur époux au travail et à user d’une tendance à la pacification attribuée à leur genre, leur présence est toutefois très remarquée au coeur de la protestation.  » La police ne manque pas de noter dès que l’une d’elles prend la parole dans la rue ou lors d’une assemblée générale, signale Ludivine Bantigny. Les renseignements généraux ou la police le consignent systématiquement dans leurs rapports, car cela apparaît assez choquant aux yeux des forces de l’ordre ; cela fait figure de double transgression à une époque où les filles sont quasiment absentes de la vie politique, où il n’y en a aucune à l’Assemblée nationale. « 

Pour défiler, la tenue correcte exigée par les filles était de combat : le pantalon (ici, le 29 mai 1968).
Pour défiler, la tenue correcte exigée par les filles était de combat : le pantalon (ici, le 29 mai 1968).© JACQUES MARIE/AFP PHOTO

Les archives font donc état de ces prises de parole féminines, mais elles apparaissent largement minoritaires et ne touchent pas à des problématiques que l’on qualifiera plus tard de  » féministes « . Relevant un  » décalage  » entre un militantisme antérieur et l’absence de questions liées aux droits des femmes  » comme enjeux premiers des événements de 68 « , l’historienne Michelle Zancarini-Fournel tient néanmoins à mettre en avant deux initiatives de l’époque dans le Dictionnaire des féministes (sous la direction de Christine Bard, PUF) : le journal d’un groupe d’ouvrières de Montpellier, où  » la conscience de genre s’affiche contre l’organisation taylorisée du travail « , ainsi que le FMA (Féminin, Masculin, Avenir) qui organisera, à la faculté de Censier, à Paris, des débats autour de la répartition des tâches et des relations entre sexes.

Pourquoi cette absence de parallélisme entre la représentation générale des filles lors des événements et leur prise de parole ?  » Elles intériorisent les rôles de genre et ne se sentent pas légitimes à prendre la parole « , analyse l’historienne Ludivine Bantigny. Ce ressenti et cet état de fait, Julie Pagis les a observés à de nombreuses reprises, lors d’une enquête menée auprès de cent septante familles de  » soixante-huitards  » (ayant scolarisé leurs enfants dans l’enseignement alternatif), publiée sous le titre Mai 68, un pavé dans leur histoire (Presses de Sciences Po).  » La plupart des femmes contactées commencent par dire qu’elles ne sont pas un « bon exemple de militant » ou qu’il faut demander à leur (ex-)mari, raconte l’experte. Certaines affirment qu’elles ont participé « dans l’ombre de celui-ci », ou renvoient à leurs conjoints pour les questions politiques, car elles n’étaient que les petites mains, qu’il y avait une forte division des tâches. Ceux qui prenaient la parole et rédigeaient les tracts, c’était surtout les hommes. Leurs moitiés, elles, s’occupaient de les ronéotyper. « 

PAS ENCORE ACTRICES ?

 » Beaucoup de militantes sont impliquées dans des mouvements de gauche, des cellules communistes, et la question qui se pose à l’époque est de savoir comment se positionner, car elles se rendent compte qu’on leur laisse peu de place pour être féministe « , explique Anne-Charlotte Husson, coauteure du volume sur le féminisme de La Petite Bédéthèque des savoirs (Le Lombard). La priorité est donnée à la  » lutte des classes  » et toute autre revendication apparaît comme une distraction du but premier.  » Cela a révélé les logiques machistes qui sont à l’oeuvre aussi à gauche, poursuit la créatrice du blog Genre ! Il ne faut pas croire que c’est un privilège de la droite. Les soixantehuitards, ce sont des hommes, qui ont des femmes. Mais elles ne sont pas considérées comme des actrices. On nie leur capacité bien réelle à agir et elles sont souvent ramenées à un rôle d’objet sexuel. « 

En mai 68, des jeunes femmes manifestent pour la liberté de décider du jour où elles deviendront mères.
En mai 68, des jeunes femmes manifestent pour la liberté de décider du jour où elles deviendront mères.© SEINE-QUIQUERE/LEEMAGE

Ce statut, on le retrouve dans les archives, notamment les pastiches situationnistes présentant des compagnes lascives, attendant le retour de l’homme révolutionnaire avec un affiché désir de copulation. D’un côté à l’autre des barricades, elles sont prétextes à insultes, les CRS reprochent aux protestataires la pilosité de leurs compagnes, ceux-ci contre-attaquent en évoquant de supposés rapports sexuels avec les épouses des policiers.  » Les femmes sont présentées comme des objets de jouissance, elles n’apparaissent jamais politisées, détaille Ludivine Bantigny. Et dans les journaux de droite, et d’extrême droite en particulier, on voit une critique exacerbée de celles qui sont en grève. Elles apparaissent comme des pétroleuses, comme on le dit sous la Commune, des furies, des hystériques… Des observateurs de droite vont insister sur les filles séduisantes, les minijupes, plus que sur tout rôle politique et social. « 

VERS UNE NOUVELLE VAGUE

Dans un contexte de lutte pour les égalités, de remise en cause des rapports d’autorité, la reproduction de domination dans les relations intersexes semblera de moins en moins acceptable. Surtout que les temps ont changé, les femmes travaillent ; mais ce sont souvent les parents ou le mari qui gèrent les revenus. Elles ont de plus en plus accès aux études supérieures ; mais il est encore mal vu qu’elles portent le pantalon. Les contradictions s’accumulent dans une société où bourgeonne le printemps du renouveau.  » On ne peut pas considérer que Mai 68 soit porteur de revendications égalitaires, mais dès le moment où le mouvement va contester les normes d’une société conservatrice et patriarcale (sans contester le patriarcat), celles qui sont les compagnes des hommes qui militent dans ces milieux-là vont prendre conscience qu’elles sont doublement oppressées par les normes « , affirme Catherine Jacques, à qui l’on doit Les Féministes belges et les luttes pour l’égalité politique et économique 1918-1968 (Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts).

De cette prise de conscience naîtra un néoféminisme, au tournant des années 1970, avec le Mouvement de libération des femmes (MLF), les combats pour le droit à la contraception et l’avortement… Mai 68 va ainsi participer à façonner un visage neuf du féminisme, qui s’emparera notamment, quelques années plus tard, des questions liées à la libre disposition de leur anatomie.  » Si on revendique la libération sexuelle et des moeurs sans accès à une contraception libre ni à l’avortement, de façon très pragmatique, ça pose des problèmes. Et beaucoup plus aux jeunes femmes qu’aux jeunes hommes, synthétise Catherine Jacques. Il y a une prise de conscience par celles-ci qu’elles ne sont nulle part au niveau de la maîtrise de leur propre corps. C’est un combat que la première vague féministe n’a pas porté. « 

Affiche des années 1960 en faveur de la liberté de contraception et d'avortement (archives Charmet).
Affiche des années 1960 en faveur de la liberté de contraception et d’avortement (archives Charmet).© www.bridgemanimages.com

Au printemps 1968, la pilule contraceptive existe, elle a été créée en Allemagne (en 1956) et la Belgique connaît les premières  » Familles heureuses « , centres laïques de planning familial abordant les questions de la maîtrise de la fécondité. Dans les faits cependant, il n’est pas encore question d’accès réel à la contraception. L’avortement est illégal pour un bon moment encore, et le refus des violences conjugales et du viol ne fait pas partie intégrante de l’horizon intellectuel de l’époque.

 » Le néoféminisme apparaît à l’extrême fin des années 1960 et aura des connexions avec les mouvements nés autour de la grève de 1966 (NDLR : à la FN Herstal autour du slogan  » A travail égal, salaire égal « ). Mais il aura peu de lien avec la première vague du féminisme, car les revendications sont très différentes. Ces militantes s’attaquent principalement aux inégalités qui touchent les femmes dans la sphère privée « , précise Catherine Jacques. Les hommes de 1968 scandent  » Tout est politique « . Leurs homologues féminines, de leur côté, affirmeront :  » Le privé est politique « . Ce slogan venu des Etats-Unis dès les sixties, et popularisé avec l’ouvrage The Personal is Political de Carol Hanisch (1970), prendra tout son sens avec les discussions qui suivront les manifestations de ce printemps-là.  » C’est le moment où la crise contre l’ordre familial ou conjugal se politise, entre en résonance avec une crise politique, décrypte Julie Pagis. Ce qui était vécu sur le mode individuel de la culpabilité ou du mal-être va évoluer car on se rend compte que tout cela est partagé par les autres, que ce n’est pas un problème personnel. « 

ENSEMBLE, C’EST MIEUX

En réponse au silence imposé dans les assemblées mixtes, les femmes décideront de se réunir entre elles, pour aborder leurs problématiques propres, dépasser le sentiment d’illégitimité associé au genre et aborder avec plus d’aisance des sujets encore considérés comme tabous. Une pratique de la non-mixité qui aura une grande importance dans les combats féministes à venir, même si elle n’est pas neuve, comme le précise Anne-Charlotte Husson :  » A la Révolution française, le même type de question se pose : qui décide de l’avenir du pays, quelle sera la place des femmes dans l’espace public et dans la citoyenneté ? Elles s’organisent alors en clubs et viennent assister à des sessions parlementaires avec le tricot pour dire : on est là, on vous entend, vous avez intérêt à nous prendre en compte. Le retour de bâton sera phénoménal, mais cela a existé. « 

A la cause féministe, Mai 68 aura finalement apporté plus de questions que de réponses. Une envie de mettre un terme aux inégalités plus que de vraies avancées. Si on peut applaudir la libération des moeurs dans laquelle les femmes inscriront leur histoire par la suite, on peut également pointer l’impact de Mai 68 sur les parcours militants et la vision du monde d’actrices de ce printemps  » Celles que j’ai interviewées revendiquent davantage que les hommes le sentiment d’appartenir à une  » génération 68 « . Elles attribuent également aux événements des effets biographiques plus importants sur leurs positions politiques actuelles, l’éducation donnée à leurs enfants, leur vision du couple ou encore leur mode vestimentaire, ce que confirment par ailleurs les entretiens, expose Julie Pagis. Elles sont également deux fois plus nombreuses qu’eux à déclarer avoir vécu une certaine continuité entre leurs aspirations soixante-huitardes et la situation à laquelle elles se trouvent confrontées après les événements. Enfin, elles situent plus tardivement la  » fin de l’après-Mai  » dans leur trajectoire, quand elles ne rejettent pas l’idée même d’un  » retour à l’ordre. Autrement dit : ils revendiquent avoir fait 1968, elles déclarent avoir été faites par 1968 « . Il y aurait donc bien eu un  » avant  » et un  » après « .

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