Des étudiants sont arrêtés à l'université après les affrontements avec les forces de sécurité, le 23 septembre 1968. © AFP PHOTO / EL HERALDO

Mexico de la violence et des jeux

A quelques jours de l’ouverture des XIXe Jeux olympiques, la capitale mexicaine, qui attend 100 000 touristes pour l’événement, est le cadre d’affrontements sanglants entre les étudiants contestataires et les forces de sécurité.

« NOUS avons fait la Révolution avant les Russes « , dit à L’Express Galindo Ochoa, haut fonctionnaire du gouvernement mexicain.  » Oui, ajoute un jeune cadre, mais c’est une révolution inachevée.  » En état de contestation passionnée depuis deux mois, les étudiants de Mexico ont engagé, lundi, de terribles combats contre les forces de sécurité – 7 morts, 13 blessés graves – et la longue violence qu’ils pratiquent dit leur volonté de prendre la relève, de rallumer non pas la torche olympique mais le flambeau révolutionnaire de Pancho Villa. Les circonstances sont telles que le dialogue est presque impossible entre les autorités et les étudiants. Les Jeux olympiques doivent s’ouvrir le 12 octobre. On attend plus de 100 000 touristes. Dans la villa olimpica, le village des athlètes avec sa trentaine d’immeubles massifs, 2500 concurrents sont déjà arrivés sur les 7 200 annoncés qui représenteront au total 119 pays. Les équipes des deux Allemagnes s’entraînent aux accents de la 9e Symphonie de Beethoven, dont L’Hymne à la joie leur servira, pour une fois, d’hymne national commun. Le prestige du Mexique exige que les Jeux se déroulent dans l’ordre.  » Prestige volé par les gens au pouvoir « , répondent les étudiants, et beaucoup d’entre eux ne voient dans ce rendez-vous olympique que la consécration à laquelle aspire le régime du président Diaz Ordaz.

Le régime aurait préféré être contesté par les pauvres. Il l’est par les enfants d’une société qui tend vers l’abondance, même si celle-ci est mal distribuée

MONTÉE DES PASSIONS

L’agitation étudiante avait commencé, dans la deuxième semaine de juillet, par de banales revendications corporatives. Mais tout de suite des heurts brutaux avec la police lui donnaient une ampleur inquiétante. Le 26 juillet, anniversaire de la révolution cubaine, une manifestation de masse réunissait professeurs et étudiants dans une même protestation : ils demandaient le départ du secrétaire d’Etat à l’Intérieur, et la suppression du· corps des granaderos, les CRS mexicains. Appelée en renfort, la troupe fit usage de ses armes. Un coup de bazooka détruisit un portail et il y eut plusieurs morts. Depuis ce jour, 802 autobus ont été endommagés, la Cité universitaire a été occupée par les révoltés puis dégagée baïonnette au canon, une rue entière aspergée de pétrole et mise à feu pour tenir à distance les soldats. Enfin, devant la montée des passions et l’extrême dureté de la répression, Javier Barros Sierra, recteur de l’Université, devenu la cible des leaders de la majorité gouvernementale, présentait sa démission le 22 septembre. Cet ingénieur de 53 ans est un descendant du fondateur de l’Université nationale, Justo Sierra. Il peut aujourd’hui savourer sa victoire puisque 7 000 professeurs ont déclaré vouloir suivre son exemple s’il maintenait sa démission, et que celle-ci a été refusée par le Conseil exécutif de l’enseignement universitaire. Au début, les étudiants voulaient peu de chose. Ce qu’ils réclament maintenant, c’est un autre Mexique et leur comité de grève, réfugié dans la clandestinité, donne l’ordre de poursuivre la lutte. Aucun de ses 110 membres n’a été jusqu’ici arrêté.

Mexico de la violence et des jeux

FILS DE PERSONNE

Un autre Mexique ? Les amphithéâtres et les corridors de l’Université étaient, avant l’assaut des militaires, couverts d’inscriptions qui l’appelaient de mille façons :

 » Nous sommes en avance sur le Brésil, le Honduras, le Pérou, mais en retard sur nous-mêmes. « 

 » Pas de mutations, des métamorphoses ! « 

Et aussi ce slogan insolite et poignant  » Ne prenez pas le maquis, prenez le labyrinthe de la solitude. « 

Contre le colonisateur espagnol, les Indiens du Mexique avaient déjà inventé une solitude que l’étranger n’était admis ni à pénétrer ni à partager. Les Mexicains d’aujourd’hui ne prolongent pas l’Espagne ; ils perpétuent la race des Aztèques  » fils de personne et dont nul ne connaît le visage « . Toujours en commerce avec la mort, presque en ménage avec elle, les Aztèques pratiquaient ce mélange de simulacre et de vérité qui finit si naturellement dans le sang. Ainsi de leur rituel de la  » guerre des fleurs « , simulation guerrière, mais où l’on mourait pour tout de bon et que ponctuait ce chant étrange :  » Je veux mourir, je suis anxieux de mourir sous le couteau d’obsidienne…  » Dans cette défense d’une identité profonde, on continue d’apprendre aux enfants des écoles qu’ils sont les descendants des Toltèques, des Aztèques et des Mayas. Un chauffeur de taxi qui conduisait notre envoyé spécial Edouard Bailby à travers les rues de Mexico City lui avouait ne rien comprendre à certains noms trop compliqués. C’étaient des noms d’origine espagnole – Monterrey, Guadalajara, Puebla. Lui, l’Indien, ne comprenait que les mots de son pays. Mais dans ce pays que l’on croit vouer à la sécheresse du cactus et qui sépare de somptueuses forêts, tout conspire à en contrarier l’âme. Il possédait une civilisation où il se lovait comme dans le creux d’une roche. Or tout le monde s’est acharné à le civiliser. A peine remis de sa cure d’hispanité, il trouve à sa porte, une Amérique qui l’adopte autant qu’elle le sollicite.

COUPLES DORÉS

2 400 km de frontière commune avec les Etats-Unis, c’est une fatalité qui tient lieu de doctrine économique et de sagesse politique. La frontière la plus longue, celle qui serpente entre la Chine et l’Union soviétique, a 9 000 km. Mais les Chinois ont le nombre. Et la révolution culturelle des étudiants de Mexico n’est, à tout prendre, qu’une forme désespérée d’objection de conscience, le refus consolant d’un avenir américain que l’on sait inévitable. Pour sept pesos, on peut encore entendre les orchestres populaires qui déambulent sur la place Garibaldi, à Mexico, vers 11 h du soir, chanter les mésaventures des  » soldats du Texas qui, après avoir fait 2 km à l’intérieur du Mexique, voulaient bien vite rentrer chez eux « . Mais 77 % des importations mexicaines, 78 % des exportations se font avec les Etats-Unis. Plus de 25 000 Américains travaillent au Mexique, dirigent des laboratoires, des industries, construisent des routes et des centrales hydro-électriques. Et 400 millions de dollars y sont dépensés chaque année par une gamme de touristes allant de la valise en  » croco  » au baluchon des hippies. Le Mexique, ce n’est pas la vie subaquatique des couples dorés d’Acapulco. La moitié de ses 43 millions d’habitants vivent à raison d’une chambre par famille, souvent sans eau courante. Un quart de la population ne mange pas d’oeufs, de viandes, de poissons, et manque de lait. Le revenu annuel par tête est de 350 dollars, 100 dollars en moyenne pour les familles paysannes. Et les syndicats négocient depuis des années avec le gouvernement afin d’obtenir le relèvement de salaire quotidien de un à deux dollars.

LES VENGEURS

Lorsque les jeunes exaltés de l’Ecole polytechnique promènent dans les rues de la capitale l’hideuse effigie du président Diaz Ordaz, ils s’insurgent contre la sclérose d’une tradition révolutionnaire, contre l’arrêt depuis quarante ans de cette fièvre nationale qui consommait les hommes et consumait les régimes, et qui a cédé la place au parti officiel omniprésent, le PRI, Parti révolutionnaire institutionnel. Pourtant après l’interminable règne de Porfirio Diaz et les folles chevauchées des  » vengeurs  » Emiliano Zapata et Pancho Villa, héros d’une révolte paysanne anarchisante, le PRI a contribué à structurer un pays qui menaçait de s’en aller en lambeaux. Et les quarante années de relative stabilité politique qui pèsent comme une dalle sur les épaules de la jeunesse ont permis de réaliser une partie des espérances et de réparer une partie des injustices du passé. Un des plus brillants parmi les jeunes  » técnicos  » du régime, Emilio Mujica Montoya, directeur de la Planification à la présidence de la République, dit à Edouard Bailby les raisons de son optimisme :  » Avant la Révolution, 50 000 Mexicains à peine, sur 15 millions, étaient propriétaires de leurs terres. Aujourd’hui ils sont près de 4 millions.  » 40 millions d’hectares ont été partagés entre les paysans, et le système des castes a été mis en pièce par la réforme agraire. Mais les paysans pauvres continuent d’affluer à Mexico, ou, à la fin de 1967, on comptait 2 755 000 chômeurs permanents. Le régime du PRI – 175 députés sur 178 – a produit, disent les opposants, deux catégories de gens : les  » profiteurs de la révolution  » et les  » révolutionnaires du profit  » Entre les deux, le président de la République arbitre les conflits, à la foi modérateur politique et administrateur des sociétés nationalisées : pétrole, électricité, chemins de fer, mines, cinéma, produits pharmaceutiques, etc.

Des soldats montent la garde à Mexico City, face au mur orné d'un grafitti :
Des soldats montent la garde à Mexico City, face au mur orné d’un grafitti :  » Les militaires tuent nos enfants. « © AFP PHOTO / EPU

SERPENT À PLUMES

Depuis dix ans, cependant, la tendance a joué nettement en faveur du secteur privé, qui ne représentait que 33,5% mais est passé à 55,6%. Depuis 1950, la production industrielle a plus que doublé, la consommation d’acier quadruplé. Le taux de croissance économique se maintient à 7% par an en moyenne, et les autorités ont banni de leur vocabulaire le mot de  » sous-développement « . C’est ce qui fait dire au colonel José Garcia Valseca, propriétaire d’une chaine de journaux de province, directeur du quotidien conservateur El Sol :  » Le Mexique a de quoi faire vivre tout le monde. Ceux qui meurent de faim, c’est parce qu’ils le veulent bien.  » Paradis des capitaux, Mexico est l’enfer des pauvres. Véritable Radeau de la  » Méduse « , lacustre et volcanique, lunaire et baroque, la capitale est reliée par cinquante ans de routes et soixante-dix ans de chemins de fer au reste du pays. Elle en est séparée par vingt-cinq siècles que traversent à pied les dizaines de milliers d’Indiens qui y émigrent, mus par les dernières forces d’une détresse silencieuse. Ils sont le cauchemar des technocrates qui ne pensent qu’à  » intégrer  » ces inintégrables perdus dans une sorte de rêve ou une sorte d’attente, sans doute celle du retour de Quetzalcoatl, le Serpent à plumes, divinité assoupie mais voisine. Le régime aurait préféré être contesté par les pauvres. Il l’est par les enfants d’une société qui tend vers l’abondance, même si celle-ci est mal distribuée. Les syndicats ouvriers, eux, sont demeurés dans le sillage du pouvoir. Fidel Velasquez, secrétaire depuis un quart de siècle de la puissante confédération des travailleurs mexicains, a pris une position particulièrement sévère à l’égard du mouvement étudiant.

SABOTAGE

Il reste au PRI à soutenir la thèse du complot étranger. Elle est plus qu’ébauchée par Roberto Guajardo Suarez, président de la confédération patronale, qui va dans le même sens que M. Velasquez, mais un peu plus loin :  » Le chef de l’Etat, assure-t-il, prévoyait depuis trois ans que des désordres seraient organisés à la veille des Jeux olympiques. Il avait annoncé, à l’époque, que la Conférence tricontinentale, tenue à La Havane en janvier 1966, avait décidé de saboter la célébration des Jeux.  » Pour l’instant, les observateurs ne décèlent dans la colère des jeunes que des courants multiples, peu élaborés, souvent contradictoires. On leur oppose un article du Code qui les désigne comme coupables de provoquer la  » dissolution sociale « . C’est le nom mexicain de la subversion. Mais, pour un pays déchiré comme le Mexique, celle-ci gardera toujours le goût amer d’un pèlerinage aux sources.

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