La sorbonne bascule

Journée sanglante, le 3 mai voit l’occupation puis l’évacuation musclée de la faculté de Lettres face à la menace d’une attaque par le groupe d’extrême-droite Occident. Dans la soirée, les étudiants contestataires affrontent la police.

DU sang sur le boulevard Saint Michel. Fermeture, jeudi (2 mai 1968), de la faculté de Nanterre et, vendredi (3 mai), de la vieille Sorbonne, avant une soirée de véritable émeute au Quartier latin. Les Français venaient de comprendre que la maladie qui secoue depuis des mois les universités italiennes et allemandes avait atteint la France. Tout est parti de Nanterre. Nanterre à la chinoise. Une première fois, il y a deux mois et demi, la faculté de Nanterre avait été fermée pour deux jours. Autrement, il faut remonter jusqu’à novembre 1940 pour trouver un précédent. Mais, à l’époque, les clés des universités étaient entre des mains allemandes. La décision, cette fois, fut prise en haut. Dans le bureau d’Alain Peyrefitte, ministre de l’Education nationale, qui, de la rue de Grenelle, suivait heure par heure les grandes manoeuvres nanterroises de ce qu’on a appelé les  » enragés « , qu’ils soient à la gauche de la gauche ou à l’extrême droite. Dès le jeudi matin, le ministre connaissait en gros le plan de bataille. L’extrême gauche étudiante, au cours d’une nuit blanche, venait de mobiliser ses troupes, ses casques, ses voitures, ses matraques et ses sandwiches pour  » empêcher le fascisme de passer « . En l’occurrence, les commandos du mouvement Occident, prêts, disait-on, à venir planter ses micros  » chez les Rouges « .

SUR LES TOITS

Dès 10 heures du, matin, le quadrilatère de la faculté des Lettres de Paris prend des allures de caserne. Il y a des veilleurs sur les toits, dans les couloirs et au coin des rues. Malheureusement, l’ennemi tarde à se découvrir. On saura plus tard qu’il n’est d’ailleurs pas venu. L’ennui risque de saisir les sentinelles. Au début de l’après-midi, quelques militants parlementent avec les autorités pour obtenir le droit d’utiliser les hautparleurs de la faculté. Refus. Protestations. Un amphithéâtre est envahi par les combattants qui veulent voir un film sur  » Che  » Guevara. René Rémond, professeur d’histoire, et ses étudiants, sont priés d’aller officier ailleurs. La température monte, l’attente de la bataille frôle parfois le happening. On affirme qu’Austerlitz est pour demain. Dès l’aube, le doyen de Nanterre téléphone à M. Peyrefitte. Fermeture de la faculté. Vendredi matin, les  » enragés  » peuvent lire dans L’Humanité un article au vinaigre de Georges Marchais, membre du comité central du Parti communiste, qui les traite de  » faux révolutionnaires dont les élucubrations s’inscrivent dans le cadre de la campagne anticommuniste du pouvoir gaulliste « . Si le Parti frappe fort, c’est parce que le mouvement de Nanterre lui échappe complètement : le mouvement dit du 22 mars (date de ses premiers exploits et de la première fermeture de la faculté) est en effet entre les mains d’un détonant mélange d’anarchistes, de trotskystes, de pro-Chinois à la Godard, d’admirateurs de Guevara et de Rudi Dutschke, dit Rudi le Rouge, prince allemand de la révolution étudiante.

Les étudiants font face aux forces de l'ordre sur le boulevard Saint-Michel, à Paris, le 10 mai.
Les étudiants font face aux forces de l’ordre sur le boulevard Saint-Michel, à Paris, le 10 mai.© AFP PHOTO

AVEC PÉKIN

Figure de proue du mouvement du 22 mars, un anarchiste né à Montauban, d’origine allemande, à la toison rousse et à la voix tonnante, Daniel Cohn-Bendit, 22 ans. Il a eu des mots avec M. Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports, lors de l’inauguration d’une piscine, et avec les étudiants sans idéologie qui contemplent, les yeux éteints, cette agitation désordonnée. On le dit extrémiste. M. Missoffe, qui l’a reçu, dit que c’est, au fond, un bon garçon. Pas de quoi faire peur au Parti. S’il n’y avait pas les Chinois. Les fidèles de La Havane ou des maquis boliviens sont des rêveurs qui font rêver. Mais les groupes qui se réclament de Mao constituent ou constitueront les plages de débarquement d’une Ve Internationale qui a déjà 700 millions de militants. Avec Pékin, le Parti communiste français ne prend pas de risques. D’ailleurs, la manière dont Pierre Juquin, membre du comité central du Parti, a été pratiquement expulsé de Nanterre par ces  » gauchistes « , alors qu’il venait, le jeudi 25 avril, faire une conférence, n’a pas été oubliée par le Parti communiste :  » Juquin, Lecanuet du PC « , c’est un cri qui ne s’oublie pas. D’autant plus que le Parti sait que, depuis jeudi, Cohn-Bendit et ses amis sont débordés, presque rejetés dans le camp des modérés par les  » Chinois  » de Nanterre aidés par ceux de l’Ecole normale supérieure. Nanterre est devenu, ce jour-là, le terrain d’exercice stratégique du groupe chinois de la rue d’Ulm (NDLR : siège de l’Ecole nationale supérieure). Il est vrai que les responsables du mouvement du 22 mars manquaient quelque peu de rigueur idéologique. Il en avaient pêle-mêle contre le PCFR ( » R  » pour révisionniste), la presse, le pouvoir, les professeurs ; la police, l’administration,  » Occident  » et son fascisme, c’est-à-dire tout ce qui n’était pas eux.

EN ROND

Cette grande colère vague, significative de la perte d’influence de l’Unef (NDLR : Union nationale des étudiants de France, syndicat étudiant), a d’ailleurs trouvé, faute d’idées, des modèles à Rome, Madrid et Berlin : le contexte étant très différent, les étudiants de Nanterre ne pouvaient que manifester en rond. Ce qui est la meilleure façon de faire monter la tension lorsque ce rond en forme de  » campus concentrationnaire  » s’appelle Nanterre. Nanterre, c’est-à-dire une faculté échouée en banlieue, entre un chemin de fer, des HLM, et des terrains vagues, vivant en vase clos, sans tradition culturelle, sans environnement social. Dans cette université sans passé, la faculté de Lettres, rendez-vous de plus d’un indécis, qui ne savent d’ailleurs pas quels débouchés leur vaudra leur formation. Et dans cette faculté, une branche, celle des sciences humaines, qui brasse psychologie et sociologie, contemple les sociétés humaines comme des termitières. Et très naturellement, pour les expliquer, en fait l’analyse critique. C’est sa fonction. A l’inverse des disciplines purement scientifiques, qui donnent le sentiment d’avoir prise sur la société, les sciences humaines peuvent conduire les étudiants à la contestation globale, indiscriminée. Marx est leur héros plus volontiers qu’Einstein. Ce ferment trois fois explosif explique en grande partie l’emprise des  » révolutionnaires  » de Nanterre, qui ne sont que quelques centaines sur une partie des 12 000 étudiants en lettres de cette faculté. Il est vrai que, parfois, la peur des commandos d’extrême droite, la vue des cars de police, ou l’attrait des  » leaders spontanés  » ont contribué à lier étudiants de base et agitateurs.

Daniel Cohn-Bendit à l'université de Nanterre, le 29 avril.
Daniel Cohn-Bendit à l’université de Nanterre, le 29 avril.© MANUEL BIDERMANAS / AKG-IMAGES

LES CAMELOTS DU ROI

Mais plus profondément, l’attaque permanente et justifiée contre l’archaïsme des structures universitaires a rencontré, clairement ou confusément, les préoccupations essentielles des étudiants. Apprendre ? Mais quoi ? Pour quoi faire ? Gagner de l’argent ou servir à quelque chose ? Et même : servir qui ? Sur tous ces points la chanson de Cohn-Bendit n’était pas un refrain isolé. Le débarquement des Chinois prenant en main le mouvement du 22 mars risque de l’isoler. L’agitation pour elle-même, la dénonciation du PC sont des thèmes un peu lassants et qui, même en sociologie, ne constituent qu’une faible partie du programme pour des examens désormais proches. Mais la balle passe vendredi, brutalement, à la Sorbonne. La police investit les facultés. Tout le Quartier latin s’échauffe. Une barricade se dresse sur le Boul’Mich’. La police charge dans les fumées des grenades lacrymogènes contre les étudiants extrémistes qu’ont évidemment rejoints, par solidarité anti policière, d’autres étudiants du Quartier. La fermeture des facultés pour 12 000 étudiants de Nanterre et 35 000 étudiants de la Sorbonne achèvera, dès lors, de secouer la masse des étudiants non engagés et des professeurs libéraux qui avaient accepté de dialoguer avec les  » enragés « .  » Nous avons essayé le libéralisme, déclare-t-on à l’Education nationale. Il a échoué. Nous allons maintenant serrer un peu la vis. Cela ne durera pas. C’est finalement un épisode malheureux de la crise de croissance de l’université française.  » C’est aussi que la jeunesse française vient de recevoir l’onde de choc des violentes angoisses d’aujourd’hui qui secouent la jeunesse du monde.

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