Jacques Dutronc en 1968 : éloigné des barricades. © AFP/BELGAIMAGE

Airs libres

Alors que le rock infuse la rébellion jeune outre-Atlantique, en France, la révolte de Mai 68 ravive surtout la tradition Rive gauche contestataire. De Dutronc à Ferré, des yéyés à Colette Magny, Nanterre ne fait pas (toujours) la chanson…

Bien sûr, il y a eu Elvis. Et la Beatlemania est passée par là comme partout ailleurs. Début 1968, la France reste pourtant encore largement imperméable à la révolution rock. Cinq ans après le passage des Fab Four à l’Olympia, c’est… Mireille Mathieu qui triomphe au même endroit. Plus jeune que Lennon, la chanteuse semble déjà vieille. Elle démarre son tour de chant par… Paris en colère. Une prophétie ? Un souvenir plutôt. Faisant référence à la Libération, le morceau est tiré de la b.o. de Paris brûle-t-il ?, sorti sur les écrans en 1966.

Colette Magny a plaqué son boulot de secrétaire pour se lancer dans la chanson engagée, voire enragée

Cette année-là, de Gaulle écrit à son homologue américain Lyndon B. Johnson pour lui annoncer le retrait de la France du commandement intégré de l’Otan. Un coup de tonnerre diplomatique. Et symbolique. C’est la fameuse exception française. Elle est aussi musicale. Certes, pas au point d’empêcher le rock de s’installer, et de faire peur. Mais le brûlot sonique made in USA s’est vite fondu dans la variété locale. De Johnny à Sylvie, les yéyés n’effraient pas vraiment grand-monde.

Alors certains préfèrent se décaler un peu. Face à la rectitude gaullienne, la désinvolture. Cheveux longs, phrasé nasillard, Antoine a forcément un côté un peu branleur, quand il chante en 1966 ses Elucubrations. Ce qui ne l’empêche pas de suggérer de mettre  » la pilule en vente dans les Monoprix  » – son utilisation comme moyen contraceptif ne sera légalisée qu’un an plus tard… Coupe au bol pas si éloignée de celle de Mireille Mathieu, Jacqueline Taïeb joue elle aussi l’indolence.  » Je mets mon shetland rouge ou mon shetland bleu ?  » semble être la seule question existentielle qui compte sur le classique 7 heures du matin.

Au départ, le morceau est destiné à Jacques Dutronc. Déjà à l’époque, il est celui qui incarne le mieux le côté dilettante de la jeunesse. Quelques semaines avant Mai 68, il sort ce qui deviendra l’un de ses plus gros tubes, un véritable classique de la chanson française, et bien involontairement aussi, l’un des morceaux emblématiques de cette période d’agitations : Il est cinq heures, Paris s’éveille. Passé la pose flemmarde ( » Les gens se lèvent, ils sont brimés/C’est l’heure où je vais me coucher « ), les paroles pondues par Jacques Lanzmann, sont toutefois plus poétiques que politiques. Au printemps, la bande situationniste de Guy Debord s’en empare pour lui donner une tournure bien plus révolutionnaire.  » Les 403 sont renversées, la grève sauvage est générale « , chante la comédienne Jacqueline Danno, sous le pseudo de Vanessa Hachloum… A côté d’autres ( La Bicyclette de Montand devenant La Mitraillette), le détournement finira même par être gravé sur vinyle, en 1974. Titre de l’album : Pour en finir avec le travail

Voilà un mot d’ordre qui pourrait plaire à un chanteur comme Dutronc. Pourtant, nul n’est plus éloigné que lui des barricades. Dans son histoire de la culture jeune ( Nous sommes jeunes, nous sommes fiers, Hachette), Benoît Sabatier évoque le  » couple le plus pop du pays, Françoise Hardy et Jacques Dutronc « .  » Prennent-ils parti pour les jeunes insurgés du Quartier latin ? Leur servent-ils de porte-parole ? Diantre non. Leur label, Vogue, les envoie en Corse, le temps que ça se calme, ils filent doux.  » En fait, comme l’auteur l’explique,  » le rock n’est pas le moteur de la révolution de mai. On brandit sur les barricades le Petit Livre rouge, pas les disques des Stones, de Hendrix, des Doors ou des Who « .

COLÈRE MAGNY

Quel air trouve-t-on alors sous les pavés ? Par exemple, ceux de la gargantuesque Colette Magny. Inspirée par les  » hurleuses  » originelles du blues (Bessie Smith, Ma Rainey, etc), Magny a plaqué son boulot de secrétaire (à l’OCDE) pour se lancer dans une chanson engagée, voire enragée – ses disques sortent sur le Chant du monde, label inféodé au Parti communiste. En 1968, elle a déjà 42 ans, mais ne perd pas une miette de la contestation : elle en tire un album documentaire, Magny 68, ovni discographique qui la voit rugir entre deux extraits d’actualité. Rive gauche, Dominique Grange rejoint elle aussi rapidement les barricades. Guitare en bandoulière, elle perpétue une certaine tradition de chanson contestataire, avec La Pègre, A bas l’Etat policier, ou encore Grève illimitée. Tandis que ses 45-tours sont distribués gratuitement dans les manifs, elle passe d’auditoires en usines en grève. Elle fait partie du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (Crac), où elle croise Evariste. Licencié en physique (comme Antoine), Joël Sternheimer de son vrai nom est rentré en France quelques années plus tôt, après que son poste d’assistant à l’université de Princeton ait été supprimé (le gouvernement américain effectuant des coupes dans les budgets de la Recherche pour financer la guerre au Vietnam). En 1968, Evariste chante La Révolution et La Faute à Nanterre, dont la pochette est dessinée par… Wolinski.

Pendant ce temps, où sont les  » grands  » de la chanson ? Ferré, par exemple ? Comme chaque année, il vient chanter au gala de la Fédération anarchiste. Le 10 mai, sur la scène de la Mutualité, il y crée d’ailleurs Les Anarchistes. Dès le lendemain, il repart cependant dans le Sud. Le copain Brassens ? En retrait, il explique vouloir éviter d’être accusé de récupérer la contestation. Brel alors ? L’auteur des Bourgeois se retranche derrière sa belgitude. Le 13 mai, il participe pourtant à une manifestation. Mais en rentrant, écrit le biographe Olivier Todd, il maugrée :  » Ça va foirer, c’est de la connerie.  » Nougaro également, est dans le coin. Mais là aussi, tout ne se passe pas comme prévu.  » Je suis allé à la Sorbonne, les gens criaient n’importe quoi, alors j’ai voulu crier aussi et j’ai hurlé : « Vive l’intelligence ! » Et ils m’ont viré !  » ( Nougaro, une vie qui rime à quelque chose, par Alain Wodrascka, éd. l’Archipel).

Nougaro est amer ? Il n’est pas le seul. A l’automne, le calme est revenu. Et avec lui, son lot de désillusions. Dutronc lâche L’Opportuniste. Nougaro, Paris Mai. Le morceau est censuré. Il renvoie pourtant dos à dos vieille garde usée et  » mercenaires du marxisme « .  » Cette révolution, c’était « l’apéro », et ça aurait pu être « l’opéra ». « 

Pourtant, rien ne sera plus comme avant. La chanson française elle-même ne pourra pas faire l’économie d’un renouvellement. En 1968, Higelin, qui a squatté la Sorbonne avec son piano, a fait la rencontre de Brigitte Fontaine. Il participe à la réalisation de son premier album, Brigitte Fontaine est… folle. Le disque sort sur le label indépendant Saravah que Pierre Barouh a pu monter, grâce au succès d’ Un homme et une femme de Lelouch. Il s’en sert pour abriter de vrais francs-tireurs. A l’image de Fontaine qui n’hésite pas à manipuler humour noir et thèmes casse-gueule, bousculant les codes de la chanson. Il était temps. Un demisiècle plus tard, Brigitte campe toujours son personnage de vénérable douce-dingue.  » Mai 68 ? Pour moi, c’était la moindre des choses « …

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