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1968, l’année qui a tout changé

Christian Makarian

Des campus américains à la Sorbonne, de Prague à Mexico, de l’Occident à l’Asie, c’est un séisme historique qui a ébranlé la planète. Sous la joie collective et l’utopie émerge le malaise international. La mondialisation s’annonce et la France de Mai y occupe une place modeste.

Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi. C’est sans doute le slogan le plus oublié de 68. Et pourtant celui qui résume le mieux le soulèvement planétaire qui se produisit. Derrière cette utopie, qui ne passa pas l’année, se dissimulait une des grandes secousses de l’histoire, de celles que l’on mesure après coup et qui laissent des fissures un peu partout. Dommage pour la légende, mais 1968 ne se distingue pas des autres grandes dates de l’histoire par sa volonté d’en finir avec l’oppression des peuples, l’aliénation des masses, l’injustice faite à l’homme. 1968 est avant tout un catalogue du malaise mondial, une prémonition impuissante, un rendez-vous avec les décennies suivantes, une feuille de route, un gigantesque inventaire de tout ce qui n’allait pas. Toutes les éruptions qui se produisirent à travers la planète ont plongé dans un magma profond une matière en fusion qui est toujours là, bouillonnant sous nos pieds. Dans ce sens-là, il s’est bel et bien passé quelque chose d’historique en 1968.

S’est-on seulement intéressé, sur le coup, au remue-ménage profond ? 126 Etats dans le monde en 1968 ; 193 en 2018. Soit l’achèvement de la décolonisation, mais aussi la prolifération des conflits ethniques, la multiplication des régimes autoritaires, la faim, l’injustice, des flux migratoires croissants. Ou a-t-on préféré contempler l’horloge qui s’affole, savourer l’ivresse du monôme, l’insouciance faite loi, ou plutôt slogan, une sorte de joie collective – ma foi légitime – qui accompagna en réalité la formidable accélération du capitalisme moderne ? Les jeunes qui manifestaient, prolixes, hilares et exaltés, à Paris, à Turin, à Berkeley, à Berlin-Ouest, avaient-ils conscience, simplement le souci, de ce qui se tramait à Prague, Mexico, Los Angeles, où des peuples réclamaient tout simplement leurs droits fondamentaux ? D’un côté,  » sous les pavés, la plage  » et l’antichambre de la civilisation des loisirs; de l’autre,  » sous les pavés, la rage  » et des luttes terribles dont certaines courent toujours. Etudiants bénéficiaires de la démocratie ou enfants d’un régime autoritaire, au moins tous se rejoignirent-ils pour clamer leur soif d’exister. Cinquante ans plus tard, quel monde nous ont-ils légué ?

Andy Wharhol dans la Factory, à New York, autour de ses Campbells Tomato Juice.
Andy Wharhol dans la Factory, à New York, autour de ses Campbells Tomato Juice.© DE BIASI / MP / LEEMAGE

Le règne et la contradiction

L’héritage, à vrai dire, ne fut pas leur préoccupation. Il fut même, on le sait, un sujet d’exécration. Le philosophe Marcel Gauchet l’a admirablement décrit dans un article définitif publié par la revue Le Débat dans le numéro de mars-avril 2008 :  » La génération 68 se sera trouvée être celle de la désagrégation du mécanisme social de la relève des générations… Ce pourquoi elle fait figure, en un certain sens, de dernière génération. La dernière génération, en fait, à avoir bénéficié du travail de mise en place et de mise en scène des successeurs par leurs prédécesseurs. Les prochaines auront à se tailler une place par leurs propres moyens : elles ne sont pas plus attendues qu’elles n’ont été préparées pour le faire.  » Par individualisme ou par narcissisme, les soixante-huitards, ainsi désignés parce qu’ils l’ont bien voulu, nous ont surtout laissé des sujets d’inquiétude. Mais pas d’antisèche, ni de Meccano. A nous de voir. La fin des messianismes, certes ; l’effondrement de l’Union soviétique, dont acte ; mais après… Le procès de 68 ? Surtout pas, c’est une célébration à l’envers.

Ironie suprême, l’américanisation du monde aura été effectuée en priorité par les censeurs de l’Oncle Sam.

1968 instaure avant tout le règne de la contradiction. Rétrospectivement, c’est l’année du grand bond de la mondialisation. La part des  » autres  » dépasse de loin l’impact de nos manifestations de rue, quand bien même ce seront ces dernières que l’on célébrera en boucle. Mais, en 2018, nous en sommes toujours au sombre reflet que le Tibet ou la Palestine nous renvoient aujourd’hui : un dilemme constant et une prodigieuse mauvaise conscience que les pays du tiers-monde nomment  » double langage « . Pourfendre les totalitarismes et ériger en doctrine les droits de l’homme ne peut toujours pas servir de principe politique. L’inflation verbale de l’Occident se traduit par la confusion des mots et représente au total un puissant facteur d’immobilisme. Parler de  » fascisme islamique « , par exemple, comme hier de Gaulle était traité de fasciste et les CRS de SS, n’a pas fait avancer d’un centimètre la connaissance de l’autre ni amorcé la moindre solution dans le monde arabomusulman d’avant ou d’après le 11 septembre 2001. Des slogans de la Sorbonne, il reste cette  » maladie du langage  » (cf. Régis Debray) qui a enfanté le politiquement correct.

Résultat, la posture incantatoire, doublée du phénomène médiatique, rend les grandes causes guère plus importantes que ceux qui s’en réclament. Se montrer est notoirement plus payant que de démontrer, au point de devenir un acte existentiel. Le fameux quart d’heure de célébrité d’Andy Warhol…

La dérégulation a diminué la solidarité

Ironie suprême, l’américanisation du monde, du blue-jean aux multinationales de cinéma, en passant par le rock’n’roll, aura été effectuée en priorité par les censeurs de l’Oncle Sam. Ce qui supposait, pour compenser, un discours antiaméricain dont la France s’est faite un des hérauts. Rien de tout cela n’aura empêché, dès 1980, l’ensemble des flux financiers internationaux de dépasser le total des productions nationales. Marcel Gauchet, encore :  » La magie de la formule est d’allier le ralliement sans conditions aux règles du jeu démocratique et aux contraintes de l’économie de marché, avec le maintien d’un supplément d’âme subversif. « 

Le monde entier a bougé en 1968, mais notre repli s’est accru. Mondialisme et nombrilisme à la fois. Au monde, nous avons imposé la loi du marché – voir la Chine et son capitalisme de parti – avec la bonne parole comme cosmétique : droits de l’homme, liberté d’expression, égalité des sexes… Pour nous, nous avons gardé le magistère de l’après-guerre, alors que tout a changé, cette supériorité implicite du modèle occidental que les autres continents sont maintenant en position de remettre en cause. Le discrédit de l’ONU est allé de pair avec l’émergence des French doctors et de leurs ONG.

 » Richesse du monde, pauvreté des nations « , a analysé l’économiste Daniel Cohen. Un demi-siècle après les événements, la plus grande déficience de la pensée de 68 reste la place accordée au faible. A l’intérieur de nos sociétés, la dérégulation était sans doute nécessaire, mais elle a également diminué la solidarité et ouvert la crise de l’Etat, qui, à son tour, a amorcé l’effritement de la nation. L’Europe semble mal partie pour y suppléer. Aux yeux du monde extérieur, l’émancipation du tiers-monde reste l’affaire des pauvres. La percée de l’Asie ayant davantage vocation à concurrencer l’Occident qu’à offrir un exemple à l’Afrique, de plus en plus misérable.  » Que le meilleur gagne !  » nous a laissé cyniquement 68.

 » Ras-le-mai !  » écrivait Serge July, acteur de Mai 68, devenu patron de Libération, pour le dixième anniversaire des événements. C’est vrai, si l’on regarde seulement son nombril. C’est faux, si l’on veut bien envisager la révolution qu’il reste encore à accomplir.

12 mois de secousses

5 janvier

Tchécoslovaquie. Alexander Dubcek est désigné premier secrétaire du Parti communiste. Libéralisation du régime.

30 janvier

Sud-Vietnam. Début d’une offensive générale des forces du Vietcong. Les troupes américaines et leurs alliés sud-vietnamiens emportent, le 24 février, la ville impériale de Huê.

18 mars

Pologne. A Varsovie et à Cracovie, des grèves ouvrières s’ajoutent à des manifestations étudiantes en faveur de la liberté. Le mouvement sera réprimé au début du mois suivant.

4 avril

Etats-Unis. A Memphis, le pasteur Martin Luther King, leader du mouvement américain pour les droits des Noirs, est assassiné.

19 mai

Nigeria. L’armée reprend Port Harcourt (sud) aux séparatistes du Biafra. Entre 1967 et 1970, la guerre civile et ses conséquences feront quelque 2 millions de morts.

6 juin

Etats-Unis. Robert Kennedy, 42 ans, est abattu à Los Angeles. Le frère de John Fitzgerald Kennedy — assassiné en 1963 — était l’un des candidats du Parti démocrate à la présidence.

20 août

Tchécoslovaquie. Les chars soviétiques envahissent Prague. Le 31, à la suite d’entretiens à Moscou, le PC tchécoslovaque est contraint d’élire de nouveaux dirigeants. Le 16 octobre, les troupes soviétiques se retirent partiellement du pays.

2 octobre

Mexique. L’armée tire sur des étudiants: 300 morts. Le 16, sur le podium olympique, Tommie Smith et John Carlos, respectivement vainqueur et troisième du 200 mètres, lèvent un poing ganté de noir en baissant les yeux.

5 novembre

Etats-Unis. Richard Nixon, du Parti républicain, est élu président.

27 décembre

Etats-Unis. Retour des astronautes d’Apollo 8 : pour la première fois, des hommes ont survolé la Lune.

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