Manifestation pro-européenne à Cracovie © Getty

Cinq raisons de ne pas retirer les subsides européens à la Pologne

Marc Peirs
Marc Peirs Correspondant en Pologne  

Depuis que la Cour constitutionnelle de Varsovie a donné à la constitution polonaise la priorité sur le droit européen et le traité de l’UE, les appels à une sanction financière de l’Europe contre la Pologne se font de plus en plus pressants. Pourtant, il existe aussi des raisons valables de ne pas prendre ces sanctions financières. Notre correspondant en Pologne en énumère cinq.

Il existe des arguments valables pour plaider en faveur de sanctions financières à l’encontre de la Pologne, ne serait-ce que pour contrer l’impression que l’UE, tel un tigre de papier, observe depuis six ans le parti nationaliste au pouvoir, « Droit et Justice » réformer, ou plutôt politiser, le système judiciaire. Mais peut-être y a-t-il aussi des raisons valables de ne pas prendre ces sanctions financières ?

1. Les « amis occidentaux » ont une dette envers la Pologne

En Pologne, l’histoire n’est jamais vraiment terminée. Si vous entrez dans n’importe quel magasin de journaux, vous serez abasourdi de voir combien de magazines commémorent, répètent et réécrivent la glorieuse histoire de la Pologne.

Les Polonais apprennent – à juste titre – que leur lutte pour la liberté et l’indépendance était une lutte qui a profité à l’ensemble de l’Europe. En 1920, la petite armée polonaise de Jozef Pilsudski a vaincu la puissante Armée rouge lors du « Miracle de la Vistule ». La victoire polonaise a sauvé l’Allemagne, la France et la Belgique d’une invasion communiste.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Polonais ont également fait plus que leur part. Les pilotes polonais des Spitfires britanniques ont abattu plus d’avions allemands que les Britanniques. Et en Belgique, la brigade de chars du général Maczek a libéré de grandes parties de la Flandre occidentale et de Gand. La Pologne a subi les plus grandes pertes de la Seconde Guerre mondiale : pas moins de six millions de Polonais, dont la moitié de Juifs polonais, ont été assassinés.

Dans les années 1980, ce sont les Polonais du syndicat libre « Solidarité » qui ont été les premiers à se soulever contre la dictature communiste, marquant ainsi la fin de la Guerre froide entre l’Est et l’Ouest. La liste d’efforts polonais en faveur d’une Europe libre et prospère est longue.

Inversement, l’engagement de l’Europe (occidentale) en faveur d’une Pologne libre et prospère n’est pas du tout impressionnant. Lorsque Hitler et Staline ont envahi la Pologne, ses « alliés » le Royaume-Uni et la France ont détourné le regard. Et à la fin de la guerre, ils ont poussé la Pologne dans les griffes de Staline. Pendant les années difficiles de la lutte de Lech Walesa et de « Solidarité » pour une Pologne libre, de nombreux politiciens occidentaux de gauche sont restés dans le vague.

Cette histoire est enseignée aux écoliers polonais dès leur plus jeune âge, et seuls ceux qui vivent sur place ou qui connaissent bien le pays voient la cicatrice que l’ignorance et l’indifférence de l’Occident ont gravée dans l’âme de la Pologne. En la menaçant de sanctions financières, l’UE blesse la Pologne une nouvelle fois.

2. Les sanctions financières touchent tous les Polonais alors que seulement la moitié d’entre eux soutiennent le gouvernement « Droit et Justice ».

Lors des élections législatives de 2015, « Droit et Justice » a déferlé sur la Pologne comme un tsunami politique. Sans ménagement, l’électeur polonais a renvoyé le gouvernement dépassé de Donald Tusk et sa Plate-forme civique libérale. Droit et Justice a pris le contrôle du pays. Aussi conservateur et nationaliste que soit ce parti sur l’éthique, l’avortement, la religion et la culture, il est presque scandinave dans sa générosité lorsqu’il s’agit de la sécurité sociale.

Le navire amiral, c’est le 500+, l’allocation familiale de 500 zlotys (environ 120 euros) par mois et par enfant. Cette combinaison de conservatisme et de politique sociale rend « Droit et Justice » populaire auprès des personnes âgées, des patriotes et des chrétiens, des Polonais des petites villes, des pères et mères de famille de l’est du pays, plus pauvre et plus conservateur.

Les grandes villes, et particulièrement le quatuor Varsovie, Cracovie, Wroclaw et Gdansk, présentent un tableau très différent. Les villes sont et restent des bastions du libéralisme. C’est aussi là que vivent les riches Polonais, ceux qui ont réussi sur le marché libre. Ce sont des cosmopolites pour qui l’UE est une évidence et qui partent en citytrip à Barcelone, Paris et Milan.

Ainsi, la Pologne se révèle un pays polarisé. Les deux camps politiques se haïssent. Les désaccords sont tellement omniprésents qu’ils détruisent les liens familiaux ou amicaux. Dans les fêtes auxquelles participent des personnes des deux camps politiques, on demande instamment de ne pas parler de politique.

En 2019,  » Droit et justice  » a de nouveau remporté les élections. Mais ce bon résultat est en partie dû à la manière dont la Pologne organise les élections et distribue les sièges parlementaires. Si l’on regarde les résultats uniquement en termes de pourcentage obtenu par tel ou tel parti, il s’avère que le camp nationaliste et l’opposition ont à peu près la même taille. En d’autres termes, les sanctions financières toucheraient également près de la moitié des habitants qui ne veulent pas de « Droit et Justice », notamment les milliers de Polonais qui sont descendus dans les rues de toutes les villes dimanche soir pour protester contre la Cour constitutionnelle et son arrêt anti-européen.

3. Vous risquez une érosion du sentiment pro-européen si fermement établi.

La nuit du 30 avril au 1er mai 2004, lorsque la Pologne a rejoint l’Union européenne à minuit, était marquée d’une gaieté contagieuse. Sur un podium à Varsovie, le cardinal Jozef Glemp rayonnait aux côtés des deux ex-communistes qui ont conduit la Pologne vers l’Europe : le Premier ministre Leszek Miller et le président Aleksander Kwasniewski. Jamais auparavant, un reporter étranger n’avait reçu autant de champagne de la part de jeunes fêtards.

Aujourd’hui aussi, les Polonais sont très enthousiastes à l’idée de l’adhésion à l’Europe. Dans tous les sondages, les partisans de l’UE atteignent facilement 70 ou 80%. Bien sûr, c’est dû en partie aux 160 milliards d’euros que la riche Europe a versé en Pologne depuis 2004.

Cet argent est d’ailleurs très bien dépensé. Nouvelles autoroutes et nouveaux aéroports, gares modernisées : autant d’améliorations d’infrastructures réussies et visibles. De nouveaux aménagements tels que des pistes cyclables et piétonnes, des aires de jeux et des places de la ville avec une belle fontaine montrent que la manne européenne rend la Pologne plus agréable et plus sûre.

Cependant, l’amour de la Pologne pour l’Europe n’est pas seulement une question d’argent. Pour la plupart des Polonais, l’adhésion à l’UE est une réunion logique avec les pays avec lesquels la Pologne partage une histoire européenne. La Pologne existe en tant que nation depuis 966. Pendant à peine 50 ans, la Pologne a été coupée du monde occidental par la dictature communiste. Maintenant que la Pologne est de retour dans le giron de l’Europe, elle ne veut plus en sortir. Les sanctions financières pourraient affecter cet amour de l’Europe.

4. Les sanctions sont-elles efficaces ?

Ces dernières années, les zones dites « sans LGBTQ » introduites dans des centaines de villages, de villes et dans cinq provinces (sur 17) de Pologne ont suscité la controverse. L’Union européenne a gelé 125 millions d’euros de subventions pour les cinq provinces récalcitrantes, qui, comme par hasard, se trouvent toutes dans l’est, plus conservateur. Le petit plan a fonctionné : à contrecoeur, les cinq gouvernements provinciaux sont revenus sur leur politique controversée.

Depuis le conflit sur la primauté de la constitution polonaise sur le droit européen, l’UE veut répéter ce tour de passe-passe, mais à plus grande échelle. L’Europe gèle pas moins de 57 milliards d’euros du Fonds de relance coronavirus. Ce montant fait partie d’un vaste programme d’aide que le gouvernement du Premier ministre Mateusz Morawiecki présente comme un « New Deal » pour la Pologne. Cela va de la poursuite de la rénovation des infrastructures à l’augmentation du budget national consacré aux soins de santé.

L’économie polonaise se porte bien. Cette année encore – comme beaucoup d’autres avant elle – la croissance sera supérieure à 5 %. En 2019, le revenu mensuel moyen polonais était légèrement supérieur à 1 100 euros et, sous le règne de « Droit et Justice », le salaire minimum augmente régulièrement. C’est un signe que les plombiers, peintres, cueilleurs de fruits et techniciens de surface polonais en Belgique se raréfient. L’écart avec les salaires pratiqués dans le pays d’origine se réduit.

Le leader du parti « Droit et Justice », Jaroslaw Kaczynski, promet que d’ici dix ans, la Pologne « ne sera plus un bénéficiaire net, mais un contributeur net de l’Union européenne ». L’Union européenne veut-elle vraiment freiner un tel tigre économique et social ?

5. Nous n’allons tout de même pas pousser la Pologne dehors ?

Début juillet, l’ancienne figure de proue de l’Europe, Donald Tusk, est revenu à la politique polonaise « à 100 % » pour « faire le ménage ». D’après l’opinion commune, Tusk est à peu près le seul leader de l’opposition dont le charisme, la rhétorique, l’acuité et le sentiment politique peuvent rivaliser avec Jaroslaw Kaczynski de « Droit et Justice ». L’ère de dirigeants libéraux médiocres tels que Borys Budka est révolue.

Tusk joue la carte de la ruse. L’opposition de son Parti libéral à la politique anti-européenne du gouvernement implique sans aucun doute une position pro-européenne traditionnelle, mais Tusk y voit également une opportunité de présenter sa Plateforme civique comme une alternative politique. C’est pourquoi Tusk utilise le terme « Polexit » aussi souvent que possible. Il n’y a pas un seul Polonais ordinaire convaincu par cette idée. En politique aussi, Polexit n’est un fantasme que pour la minuscule « Konfederacja » d’extrême droite.

Cependant, Tusk joue avec le feu. En utilisant le terme « Polexit », il le banalise. Ainsi, la Pologne peut, à un moment donné, se retrouver dans le climat politique d’un Polexit dont personne ne voulait. Comme le rapportait hier soir l’agence de presse TVP, favorable au gouvernement, « l’Europe pousse la Pologne hors de l’Union en nous refusant l’argent auquel nous avons droit ». Ainsi, un « Polexit » devient peu à peu une option possible, ce qui ne peut pas être le but.

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