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« A force d’être utilisée, l’arme de la démocratie qu’est le scandale risque de s’émousser »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Dans toute son oeuvre, l’écrivain belge Jean-Claude Bologne n’a cessé d’étudier les mécanismes de la société dans leur dimension historique pour éviter d’en être esclave. Que disent de nous les scandales et quelle est leur fonction ? Après un été qui fut marqué, en France, par l’affaire Benalla, réponses dans son dernier livre Histoire du scandale.

Pourquoi le scandale est-il à l’origine religieux ?

Pour des raisons linguistiques. Le terme  » scandalum « , en latin, n’apparaît à l’origine que dans l’Ancien Testament. Il a le sens de pierre d’achoppement : un événement incompréhensible qui questionne la foi et peut amener le fidèle à douter. Il commence à être utilisé dans des cas éloignés de la sphère religieuse à partir du xvie siècle. Mais ce n’est qu’au xviiie qu’il va changer de sens pour connaître son acception actuelle : une grande indignation morale qui peut se manifester dans tous les domaines.

Du scandale religieux au scandale moral, pourquoi estimez-vous que la démocratie, l’argent, l’art, la nature, l’enfance… sont devenus les valeurs sacrées dont la violation crée aujourd’hui le scandale ?

J’avance l’hypothèse que le scandale reste lié à la transgression du sacré. On se scandalise beaucoup plus rapidement lorsque l’émotion est portée par une violation de principes que nous jugeons universels. C’est assez clair pour les grands domaines que le xixe siècle a sacralisé, l’art, la démocratie, le peuple, des thèmes qui reprennent d’ailleurs un vocabulaire fort proche du religieux. L’enfance, la nature, l’écologie… ont aussi été considérées progressivement comme des absolus.

Le corollaire de cette thèse n’est-il pas que la nature d’un scandale peut varier d’une culture à une autre ?

La situation était différente lorsque les cultures étaient repliées sur elles-mêmes. Avec l’ouverture à d’autres traditions parfois de façon très autoritaire à travers le colonialisme, le xixe siècle impose l’idée que des cultures qui ont mis des siècles sinon des millénaires à éclore en Europe occidentale transmettent des valeurs universelles. Il faudra attendre plusieurs décennies avant qu’on se rende compte que cet universalisme est très relatif. Des conflits de valeurs apparaissent et se révèlent de façon sanglante. Le massacre à Charlie Hebdo, en particulier, nous a fait prendre conscience que des valeurs que nous jugions fondamentales n’étaient pas universellement partagées. L’erreur serait d’y renoncer. Elles restent essentielles pour nous. Mais on commence à comprendre que, plutôt que de prétendre porter le flambeau de la liberté au monde entier, on doit veiller à construire quelque chose  » en commun « , selon la formule du philosophe camerounais Achille Mbembe. L’universel est ce que l’Europe occidentale a cru pouvoir apporter au monde avec sa stature de civilisation colonisatrice, ce que Mbembe appelle un  » universalisme péteux « . L’  » en commun  » est ce qui se construit ensemble avec les valeurs qui peuvent devenir universelles si elles sont réellement partagées et non plus imposées par en haut.

La principale fonction du scandale serait, selon vous, de mettre à l’épreuve les valeurs d’une société, de les adapter ou de les affermir…

Le scandale interroge les valeurs de la société contemporaine. Il peut prendre des dimensions exceptionnelles ou ne rien provoquer du tout. En 1936, le roi Edouard VIII, en décidant de se marier avec une divorcée, a été à l’origine d’un scandale épouvantable en Grande- Bretagne. Aujourd’hui, le prince Harry épouse Meghan Markle, une divorcée, et tout le monde s’en moque. L’affaire Weinstein nous a montré que les valeurs de protection de la femme, de répression de toutes les violences sexuelles ont acquis une importance qu’elles n’avaient pas il y a un demi-siècle. Pour décrire la fonction du scandale, j’aime bien recourir à l’image de la pierre de touche. Elle nous indique si les valeurs de la société sont toujours assez fortes, si la législation est suffisante pour les protéger ou si elles doivent être abandonnées.

Déclencher l'affaire Fillon en pleine campagne présidentielle française éveille la suspicion d'être confronté à un scandale stratégique qui vise avant tout à nuire à une personnalité, juge Jean Claude Bologne.
Déclencher l’affaire Fillon en pleine campagne présidentielle française éveille la suspicion d’être confronté à un scandale stratégique qui vise avant tout à nuire à une personnalité, juge Jean Claude Bologne.© Franck Dubray/belgaimage

Est-ce en cela que vous distinguez le scandale protestataire, de nature à modifier la société, et le scandale stratégique, qui ne viserait qu’à nuire à un adversaire ou un groupe de personnes ?

L’introduction de catégories est utile parce que les scandales sont devenus quotidiens et parce que l’émotion et l’indignation s’usent à force d’être sollicitées. L’arme de la démocratie qu’est le scandale risque donc de s’émousser. Le scandale stratégique qui vise un individu, un groupe, une association ou une minorité sans réelle interrogation sur les valeurs de la société contrairement au scandale protestataire est nuisible. Il met quelqu’un au ban de la société et émousse la sensibilité au scandale.

Vous évoquez la possibilité que cette  » scandalite  » contemporaine, intensifiée par les réseaux sociaux et la défiance du politique, crée deux mondes qui n’arrivent plus à s’entendre. Que voulez-vous dire par là ?

Les réseaux sociaux et les algorithmes des moteurs de recherche nous enferment de plus en plus dans une sensibilité communautaire. Ils privilégient les réponses que nous attendons ; ce qui peut favoriser la multiplication de  » scandales  » qui n’ont pas lieu d’être. Chacun est conforté dans la conviction que ses valeurs sont universelles et qu’elles doivent être défendues. Cette logique de fermeture peut aboutir à dresser les communautés les unes contre les autres. Il faut sortir de ce schéma pour pouvoir construire des valeurs réellement universelles et échapper à un universel relatif restreint à une communauté. Pensez à l’affaire Jacqueline Sauvage (NDLR : une Française qui, en 2012, a tué son mari de trois coups de fusil dans le dos parce qu’il la battait et abusait sexuellement de leurs filles). La loi réprime un meurtre qui ne s’inscrit pas dans le cadre de la légitime défense. Mais on peut admettre, dans le cas présent et en fonction de l’émotion suscitée, qu’une exception soit trouvée à cette règle. En acceptant pareille dérogation, on risque toutefois de créer une jurisprudence qui peut s’avérer dangereuse parce qu’elle modifierait totalement l’esprit même de la légitime défense. On est donc face à un blocage juridique qui ne peut être levé qu’en changeant de dimension. Le scandale le permet : il introduit une dimension émotionnelle et donc politique. C’est ce qui est arrivé dans le cas de Jacqueline Sauvage. Parce qu’elle est rare, la grâce présidentielle, accordée par François Hollande, a permis d’apporter une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle. La logique du scandale a parfaitement fonctionné.

Plutôt que de prétendre porter le flambeau de la liberté au monde, on doit veiller à construire quelque chose « en commun »

Il y a une gestion du scandale à inventer, écrivez-vous. Comment l’imaginez-vous ?

Par l’éducation à long terme. Chacun doit se donner ses propres règles pour savoir quand il doit réagir, quand il ne doit pas réagir, avec quelle force… Cela ne peut se faire que par l’éducation, la prise de conscience, la réflexion. Personnellement, j’éprouve toujours une suspicion de principe quand un scandale éclate en pleine campagne électorale. Si l’affaire Fillon avait éclaté cinq ans auparavant, elle ne m’aurait pas posé problème. La question de l’emploi d’un parent comme assistant parlementaire aurait alors pu être débattue à froid. Mais si on déclenche l’affaire au moment où François Fillon vient d’être désigné candidat unique de la droite, on peut penser que ce ne sont plus les valeurs de la société que l’on met à l’épreuve mais bien la considération d’un présidentiable.

Dans le cas particulier de l’Eglise, vous constatez que  » la réputation d’une communauté religieuse a pu être jugée pendant longtemps plus importante que la punition publique du péché de l’un de ses membres « . Comment expliquez-vous que ce principe ait perduré ?

Histoire du scandale, par Jean Claude Bologne, Albin Michel, 304 p.
Histoire du scandale, par Jean Claude Bologne, Albin Michel, 304 p.

Le scandale étant à l’origine religieux, il est naturel que l’Eglise ait conservé plus longtemps les cadres de pensée, inspirés par la doctrine de saint Thomas d’Aquin qui, dans la société civile, ont éclaté dès le xviiie siècle. Ici, il s’agit de la distinction entre le scandale actif et le scandale passif. Le premier mène quelqu’un, par exemple le prêtre pédophile, à la chute. Le second – le fait que des chrétiens se détournent de leur pasteur et perdent la foi – est une conséquence du premier. Or, la législation de l’Eglise impose un cadre précis, strict et rigoureux : il vaut mieux prévenir le scandale passif que de réprimer le scandale actif parce qu’il est beaucoup plus dommageable, dans la logique de l’institution, que toute une population perde sa foi et son âme… Il est très difficile de sortir de cette tradition ancrée dans le code de droit canon. Certes, l’Eglise ne s’empêche de réprimer le scandale actif mais elle le fait sans publicité sous peine de provoquer le scandale passif. Le problème est que la répression sans publicité – changer de paroisse un prêtre accusé de pédophilie – peut apparaître bien légère vu la gravité des faits. Par ailleurs, comme la punition n’est pas publique, prévaut un très fort sentiment d’injustice. L’Eglise n’a pas suffisamment pris en compte l’importance de la punition de l’agresseur dans la reconstruction psychologique de la victime.

L’Eglise commence-t-elle à en prendre conscience ?

Dans des institutions multimillénaires, les évolutions ne se font pas en trois jours. L’Eglise catholique sous le pape François adopte en tout cas une attitude nouvelle, qui se démarque du cadre de pensée fixé par la tradition du droit canon. On peut espérer que cette rupture conduira à d’autres remises en question.

Bio express

1956 : Naissance le 4 septembre à Liège.

1989 : Prix Rossel pour son roman La Faute des femmes (Renaissance du livre).

1986 : Histoire de la pudeur (Olivier Orban).

1998 : Histoire du sentiment amoureux (Flammarion).

2011 : Elu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

2015 : Une mystique sans Dieu (Albin Michel).

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