La région de Verdun est un immense sanctuaire qui allie la renaissance de la nature au souvenir de la mort des hommes. © FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

Les forêts, héritage de guerre

Le Vif

De la forêt de Verdun, posée tel un pansement sur les cicatrices du champ de bataille, à celle d’Argonne, véritable frontière stratégique, plusieurs forêts sont intimement liées à la Grande Guerre. Et en sont devenues les derniers témoins vivants.

« Lorsque des touristes étrangers parcourent les environs de Verdun, beaucoup, découvrant un vaste paysage reverdi par le temps, gardent dans les yeux une charmante impression de collines boisées et racontent partout que nous avons exagéré nos épreuves et par conséquent nos vertus. » La réflexion, en 1930, de Raymond Poincaré témoigne de la crainte qui existait de voir la nature faire disparaître les traces des souffrances endurées sur l’emblématique champ de bataille. Que penserait celui qui fut Président de la République française durant la Grande Guerre, s’il visitait les lieux, désormais recouverts d’un immense manteau forestier ? Après avoir obtenu, en 2014, en lien avec le début des commémorations du Centenaire de la Première guerre mondiale, le label national Forêt d’Exception ®, les 10 000 hectares de la forêt domaniale plantée sur les cicatrices des combats se trouvent sous le feu des projecteurs en cette année 2016, à l’occasion du Centenaire de la Bataille de Verdun, célébré ce 29 mai. L’Office National des Forêts (ONF) propose un programme de visites guidées du champ de Bataille, et cinq itinéraires, mêlant Histoire et nature, invitant les touristes à « arpenter les plus grands sites de la guerre 14-18 tout en appréciant la beauté et la diversité de la faune et de la flore. »

La forêt en héritage de guerre

Du dernier étage du Mémorial de Fleury, les visiteurs apprennent à lire ce paysage modelé autant par la guerre que par ses suites : pour pouvoir restituer la topographie du champ de bataille autour du bâtiment, l’ONF a procédé à des abattages, tandis que le paysagiste Let’s Grow s’est inspiré des essences typiques des lisières lorraines pour aménager une transition entre cette zone et l’immense forêt de Verdun… Ces aménagements ont tenu compte de l’histoire particulière de cette forêt, retracée patiemment par Jean-Paul Amat, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne. Depuis les années 1980, le biogéographe arpente les champs de bataille de France, et en particulier ceux de Verdun et de Lorraine, pour comprendre comment, réduite à zéro par les effets d’un événement comme la Première Guerre mondiale, la végétation a pu se réinstaller au point de constituer un paysage forestier.

Dans Les forêts de la Grande Guerre. Histoire, mémoire, patrimoine (paru aux Presses de l’Université Paris-Sorbonne en 2015), Amat, spécialiste de géographie historique des forêts et consultant auprès de l’Office national des forêts, explore les relations, autour de 14-18, entre la forêt et les hommes. « A l’époque, les débuts de l’aviation ont fait (re)découvrir les atouts du couvert boisé. Sur sol nu, même à contre-pente, rien n’échappe à l’oeil de l’aviateur, en particulier le matériel d’artillerie. Certaines forêts du Nord et du Nord-Est de la France ont donc été considérées à la fois comme des objectifs redoutés ou des abris espérés par les soldats. Les falaises boisées des Hauts de Meuse étaient considérées comme des remparts de la France : c’est ce qui avait incité Séré de Rivières à y installer un rideau d’ouvrages fortifiés, fin du XIXe siècle. » Certaines forêts se sont ainsi retrouvées profondément impactées par les combats. Elles ont aussi été touchées, comme d’autres, plus éloignées du front, de façon indirecte. Durant tout le conflit, les besoins en bois, énormes, ont suscité des prélèvements forestiers importants : on utilisait du bois pour cuire la nourriture, pour renforcer les tranchées, pour construire des palissades et des caillebotis, pour étançonner les nombreux souterrains percés sous le no mans’land dans le but d’aller poser des mines sous les positions ennemies, pour construire des centaines de kilomètres de voies ferrées…

Quelques arbres de la forêt de Verdun, issus d'anciens peuplements, ont gardé des cicatrices de guerre.
Quelques arbres de la forêt de Verdun, issus d’anciens peuplements, ont gardé des cicatrices de guerre.© FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

Mais la forêt domaniale de Verdun, telle qu’elle existe aujourd’hui, est une création d’après-guerre ! Un des endroits précieux qui permettent de le comprendre est le plateau de Douaumont. Au coeur de la forêt domaniale, face à l’ossuaire et sa nécropole, cet espace de 192,7 hectares est l’un des seuls à ne pas avoir été boisés après ce qui devait être la der des ders. « Ce site est exceptionnel, à l’échelle nationale, s’enthousiasme Jean-Paul Amat, car il permet de suivre des dynamiques de conquête végétale quasi spontanées depuis la Grande Guerre. » En 1914, seuls 40% des 150 000 hectares du quadrilatère formé par les forts de la ceinture extérieure de la place forte de Verdun étaient boisés.

Autour des huit villages de la contrée, aujourd’hui disparus, il faut imaginer un paysage de champs, de vergers et de vignes, et ceinturé de bois privés et communaux. Dévasté par les combats de 1916, ce territoire ne retrouvera plus jamais cette apparence. Du 21 février au 15 décembre de cette année-là, 53 millions d’obus pilonnent cette zone de front d’à peine 5 kilomètres de large et 2 kilomètres de profondeur. Ce « séisme anthropique », ainsi que le décrit Jean-Paul Amat, anéantit les villages et structures agraires. Le champ de bataille, où gisent plus de 300 000 soldats, et des monceaux de munitions, explosées ou non, a pris une allure lunaire.

La petite église Saint-Gorgon de Fey-en-Haye abrite un tronc criblé de balles, vestige de la Grande Guerre.
La petite église Saint-Gorgon de Fey-en-Haye abrite un tronc criblé de balles, vestige de la Grande Guerre.© FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

Dès 1919, les terrains dont le coût de la remise en état est estimé supérieur à la valeur de 1914 sont « gelés » par l’Etat français. En Meuse, ce classement touche environ 19 500 hectares. Surgit alors une question : « Que faire de ces terres à l’abandon mais dotées d’une existence juridique inédite ? » Dès 1921, la végétation avait commencé à reconquérir le terrain des combats : pelouses, landes, ronces et rejets ligneux rendaient déjà moins lisibles les cicatrices de la terre, au grand dam des anciens combattants : pouvait-on laisser la vie reprendre aussi impunément sur les « champs de la mort » ? Ils protestèrent donc vivement lorsqu’en 1923, l’Etat expropria la plus grande part des terres dévastées de Verdun et la confia à l’administration forestière, la chargeant d’y créer une forêt domaniale. C’est finalement un forestier ancien combattant qui dénoue le débat en parvenant à montrer l’intérêt d’un (re)boisement qui transformerait la région de Verdun en un immense sanctuaire au sein duquel la nature serait une invitation au recueillement. Les 36 millions d’arbres plantés alors en huit ans ont créé ce nouveau décor qui, reconquis depuis par de nombreuses espèces de chauves-souris et d’amphibiens, semble avoir réussi le pari d’allier la renaissance de la nature au souvenir de la mort des hommes…

PAR ISABELLE MASSON-LOODTS

Gueules cassées végétales

Dans les forêts d’Argonne, éloignées d’une trentaine de kilomètres, les témoignages de la Grande Guerre sont très présents. En 14-18, la ligne de front a littéralement déchiré ce massif forestier au relief accidenté, considéré de tous temps comme une frontière naturelle et surnommé « les Thermopyles de la France ». « Les destructions massives y ont affecté une bande de 10 km de largeur en moyenne. Réseau de tranchées et de boyaux, abris, chapelets d’entonnoirs de mines y témoignent encore d’une organisation frontale qui se développait sur une quinzaine de kilomètres perpendiculairement à la ligne des contacts, qui cisaille toujours le massif entre Varennes-en-Argonne à l’est et Vienne-le-Château à l’ouest : c’est le plus bel exemple de conservation d’un système frontal profond ! », estime Jean-Paul Amat.

Si une partie de ce patrimoine exceptionnel s’offre à la vue de tous dans la forêt domaniale de la Haute Chevauchée, quelques décors plus impressionnants subsistent dans des zones forestières restées privées. « Après avoir constaté dès 1923 que les bois de la région se reconstituent naturellement et que la remise en état du sol pourra être moins onéreuse qu’on ne pouvait le supposer dans les premières années qui ont suivi la guerre, les communes de Vienne-le-Château et de Saint-Thomas ont été autorisées à conserver leurs forêts, à la condition que les propriétaires fassent la remise sommaire en état du sol à leurs frais », détaille le biogéographe. Résultat : c’est dans certains massifs forestiers privés de la région que les vestiges ont été les mieux conservés… Le groupe bruxellois Steisel, de Meeus et Tasiaux, avait acheté en 1957 une partie de cette forêt dévastée pour tenter de la remettre en valeur par enrésinement, avant de jeter l’éponge dans les années 1980. Difficiles à exploiter, et peu rentables durant de nombreuses années en raison de la piètre qualité des bois mitraillés, certaines parties du massif de la Gruerie, au nord de la route du Four de Paris à Varennes, restent truffées de munitions non explosées, d’ouvrages en béton, de tranchées et de cratères non rebouchés. Comme dans tous les lieux de guerre non « sanctuarisés », les traces finiront inexorablement par s’effacer.

L’exploitation sylvicole, malgré ses difficultés, vient lentement à bout des dernières « gueules cassées » de la forêt. Ces arbres qui ont gardé dans leurs troncs et leurs écorces des cicatrices des combats, sont désormais les derniers témoins vivants de la Grande Guerre. Près de Pont-à-Mousson, un vénérable chêne mutilé par les combats du Bois le Prêtre eut même droit à un traitement spécial, après sa mort, en 2005 : abattu avec précaution par l’ONF, il fut traité par le Centre Régional de Restauration et de Conservation des OEuvres d’Art de Vesoul pour pouvoir raconter encore longtemps son histoire. Criblé de balles, cet arbre-vestige s’offre désormais aux regards des visiteurs de la petite église Saint-Gorgon de Fey-en-Haye.˜

Des forêts de guerre, en Belgique aussi

D’autres forêts domaniales ont été créées en France sur d’anciens champs de bataille de la Grande Guerre, parmi lesquelles Vauclair, sur le Chemin des Dames, et le bois de Vimy, en Artois. En Belgique, certains bois mis à ras sur le front ont disparu à tout jamais : en Flandre, les bois du Mont Kemmel, du Polygone et de Houthulst furent parmi les seuls à être restaurés après le conflit. Selon Pierre-Alain Tallier, chercheur en Histoire des forêts à l’ULB-IGEAT et archiviste aux Archives de l’Etat, les destructions provoquées tant par les combats que par des exploitations abusives liées aux besoins militaires ou commerciaux des Allemands ont provoqué l’anéantissement de 22 000 hectares de forêts pendant la guerre. Après le Traité de Versailles, en compensation de ces destructions, la Belgique reçut 33 000 ha de forêts au travers de l’annexion des cantons d’Eupen-Malmedy. Contrairement à ce qui s’est passé en Lorraine (mais pas pour tous les départements), le reste des terres dévastées sur le front belge de 14-18 n’a pas fait l’objet d’un boisement massif. En 1919, lors d’une discussion à la Chambre, le ministre de l’agriculture Ruzette affirma en effet que « contrairement aux impressions de quelques pessimistes », la très grande partie – environ 90 000 hectares – de la zone dévastée serait « récupérable pour la culture ».

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