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« Le changement climatique, l’énorme défi des démocraties »

Le Vif

À notre souci de démocratie et de libertés individuelles, il est plus que temps d’associer celui du changement climatique. Il faut être en première ligne pour empêcher toute catastrophe. Rencontre avec Naomi Oreskes, historienne des sciences.

Dans votre livre L’Effondrement de la civilisation occidentale, coécrit avec Erik M. Conway et paru en 2014, vous montrez comment nos sociétés, bien qu’ayant compris le mécanisme de la catastrophe climatique, ont choisi de ne pas agir et se dirigent donc tout droit vers le désastre. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

L’idée m’est venue parce que j’étais souvent invitée à intervenir sur la question de la « communication scientifque sur le climat » pour savoir pourquoi les gens ne comprenaient pas, ou n’acceptaient pas les preuves scientifques de la responsabilité humaine dans le changement climatique. Je me suis dit que les spécialistes avaient déjà expliqué cela des centaines de fois et qu’il fallait peut-être s’y prendre autrement pour montrer clairement les enjeux. Ceux-ci décrivent très bien le changement climatique mais beaucoup moins bien la gravité de ses conséquences. Erik et moi avons souvent souligné le paradoxe des « marchands de doute » qui invoquent la défense de la liberté et de la démocratie, car si le changement climatique tourne au pire, il est peu probable que la démocratie y gagne. Au contraire, le déf sera immense pour les démocraties et il se pourrait bien que les régimes autocratiques soient plus aptes à le relever. Ou bien les gouvernements seront tentés, a minima, de gérer les crises liées au climat en autocrates. Nous avons donc eu l’idée d’écrire une histoire pour illustrer ce paradoxe et montrer aux lecteurs que, si l’on se soucie de démocratie et de libertés individuelles, on ne saurait être climatosceptique. Il faut au contraire être en première ligne pour empêcher la catastrophe. Et puis j’ai passé deux semaines à Perth, en Australie, où il a plu tous les jours. Alors j’ai commencé à écrire, Erik a apprécié ce premier jet : c’était parti !

Aviez-vous une raison précise de choisir 2093 pour la fin de la civilisation occidentale ?

Oui. Roger Revelle, l’un des premiers scientifques américains à parler clairement du changement climatique, avait choisi 2100 comme date repère. Je voulais raconter ce qui allait se passer cette année-là. Sauf qu’à mon avis, 2100 semblait très loin à la plupart des gens. Ce n’est plus le même siècle. J’ai donc voulu rapprocher un peu la date pour qu’ils aient une impression de proximité. Cela allait bien se produire, sinon de leur vivant, du moins du vivant de leurs enfants ou petits-enfants. Et 7 étant un chiffre magique, j’ai soustrait 7 à 2100 et obtenu 2093.

Dans votre livre, les épidémies se multiplient, les guerres civiles font rage, la quasi-totalité du Bangladesh et la moitié de la Floride sont engloutis. Qu’avez-vous prévu pour la France ?

Bonne question. Je crois que nous n’avons rien prévu de précis pour la France, mais il y a l’idée générale de vagues de chaleur chassant les Européens vers le nord. C’est venu d’une expérience précise : j’étais à Paris pendant la canicule en 2003. Spectaculaire. Comme vous le savez, beaucoup de personnes âgées sont mortes. C’est à ce moment que j’ai pris conscience que le changement climatique était bien une réalité et que cela allait provoquer de sérieux dégâts.

Pour vous, le marché porte une lourde responsabilité dans ce retard pour réagir à la catastrophe annoncée. En quoi ? Qui participe au « complexe de l’énergie fossile » ?

Pour comprendre, il faut lire le livre, mais l’idée fondamentale comporte deux volets. D’abord, le marché ne tient pas compte des coûts externes, donc nous ne payons pas le coût réel des combustibles à base de carbone. C’est là un dysfonctionnement du marché. Ensuite, nous sommes accros (surtout aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi en Europe continentale dans une certaine mesure) à cette idée que les marchés sont très effcaces. Certains évoquent même « la magie du marché ». Mais les marchés ne sont pas toujours effcaces et certainement pas magiques. Ce sont des institutions humaines qui fonctionnent parfois bien, ou pas. Cette confance exagérée dans les pouvoirs du marché pour résoudre ce problème est l’élément clé de notre échec à prendre les mesures nécessaires – via règlements et lois – pour remédier à ses défaillances. Dans son livre Why are we waiting? (Qu’est-ce qu’on attend ?), Nicolas Stern est tout à fait convaincant sur ce point. Le complexe de la combustion du carbone rassemble les entreprises d’énergies fossiles qui produisent les combustibles à base de carbone et sont à l’origine du problème, mais aussi les constructeurs automobiles, les producteurs d’aluminium, l’industrie aérospatiale, l’aviation et les autres secteurs bénéfciant ou reposant sur l’énergie fossile bon marché. Ils ont tous participé au déni face au changement climatique. On connaît le célèbre avertissement du Président américain Dwight Eisenhower sur la menace représentée par le complexe militaroindustriel pour la démocratie américaine ; il s’est avéré que la menace ne se limitait pas aux États-Unis, mais concernait la paix et la stabilité mondiales. De même, le complexe de la combustion du carbone menace la stabilité et la prospérité mondiales.

Vous montrez comment le désastre s’accélère avec la montée des océans, les perturbations de l’approvisionnement alimentaire et les changements politiques majeurs en faveur des dictatures. Depuis l’écriture de votre livre, les changements confrment-ils votre analyse ?

Hélas, oui. Dans plusieurs régions du monde, nous avons vu combien le changement climatique, associé aux troubles sociaux et politiques ou aux diffcultés économiques, provoque des désordres qui menacent le processus démocratique. La Syrie en est un exemple fagrant. C’est sans doute surtout le résultat de facteurs politiques et sociaux, mais certains pensent que la sécheresse durable a contribué aux déplacements de populations vers les centres urbains et participé à déstabiliser la situation. On voit aussi combien les migrations ont déclenché des réactions nationalistes et anti-migrants en Europe. Or, ce qu’on a vu en Syrie est dérisoire comparé à ce qui se passera si le changement climatique provoque une vaste montée des eaux

Qu’en est-il de la loi surréaliste concernant le niveau de la mer en Caroline du Nord ? Est-ce un exemple fagrant de ce dont les hommes sont capables pour nier la réalité ?

Absolument. Cette loi de Caroline du Nord interdit aux fonctionnaires de l’État de procéder à des mesures du niveau de la mer incluant des projections d’accélération de la montée des eaux, ce qui, selon tous les spécialistes est déjà en cours. Ils ne doivent faire leurs calculs qu’à partir des données historiques. C’est un exemple si invraisemblable que si nous l’avions inventé, il aurait été balayé d’un « grotesque » ! Mais voilà, c’est la vérité. Cela montre jusqu’où certains peuvent aller pour nier les faits qui les dérangent.

Est-il vrai que certaines administrations américaines ont interdit à leurs fonctionnaires d’employer les mots « changement climatique » ?

Il semblerait, oui, au moins en Floride, mais nous n’avons pas encore vérifé. Les journaux en ont parlé ici, aux États-Unis. Je n’ai aucune raison de mettre en doute ces reportages.

Pouvez-vous faire un parallèle avec des civilisations anciennes disparues en raison de facteurs climatiques (civilisations de la vallée de l’Indus, minoenne, maya…) ?

Question diffcile. Historiens et archéologues ne sont pas parvenus à s’entendre sur les raisons de l’effondrement de ces civilisations, mais il existe des preuves fables du rôle du climat, au moins dans certains cas. Il me paraît très probable que ce dernier était alors associé à d’autres facteurs, et que cela sera également le cas dans l’avenir.

« Ceux qui ignorent l’histoire sont condamnés à la répéter » : avons-nous assez d’informations sur ces effondrements passés pour en tirer des leçons ou bien, cette fois-ci, s’agit-il de tout autre chose ?

Certains pensent qu’une des raisons pour lesquelles nous avons du mal avec le changement climatique est justement que, cette fois, c’est très différent. Peut-être. Mais il me semble aussi que nous tirons rarement des leçons du passé. Oscar Wilde aurait dit que seuls les idiots apprennent de leurs erreurs, un sage apprend des erreurs des autres. Il faut croire que nous sommes loin d’être sages. Je pense qu’il y a également beaucoup de prétention, particulièrement aux États-Unis encore une fois, à considérer que notre situation est différente parce que nous sommes mieux informés, nous sommes plus intelligents, nous disposons de meilleurs moyens techniques, tout cela à la fois ! Oui, pas mal de prétention…

Vous avez dit, avant la COP21 à Paris, qu' »il est encore possible de passer à l’action ». Qu’en est-il ?

Encore une bonne question ! Je dirais qu’à Paris, on a bien décidé de passer à l’action. C’était la grande réussite de cette COP21. Reste à voir si le déf est relevé et si, effectivement, on agit.

Savez-vous quel impact a eu votre livre sur les élites du monde des affaires et de l’économie ? Des exemples concrets ?

Très diffcile à dire. L’auteur reçoit des informations de son éditeur et de son agent sur les ventes du livre et les droits étrangers, mais très peu d’informations précises sur l’effet produit sur les lecteurs. Je sais que nombre de professeurs utilisent le livre pour leurs cours dans les universités américaines et m’ont dit le trouver très effcace pour stimuler le débat avec leurs étudiants. Certains trouvent aussi que c’est un excellent moyen de motiver les étudiants qui veulent comprendre les fondements scientifques de l’histoire. Je sais aussi que John Holdren, conseiller scientifque du Président Obama, lui en a donné un exemplaire.

Peut-on encore changer les choses ?

Oui, mais je crois qu’il est plus que temps.

Propos recueillis par Rafael Pic – Traduction d’Hélène Ladjadj.

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