© J.-J. Pangraz/biosphoto/Afp

La fin de l’état de glace

Le Vif

Première victime du réchauffement climatique, l’Arctique est devenu un nouvel enjeu géostratégique. A travers le mythique passage du Nord-Ouest, le brise-glace de recherche canadien Amundsen vient de boucler un périple complexe, pour mesurer les effets d’un monde sans banquise. Le Vif/L’Express était à bord.

Don Forbes est inquiet. Il gratouille sa barbe grise et soignée tout en examinant les cartes. Et l’océan, blanc à perte de vue. De la glace partout. L’Amundsen a ralenti l’allure et fend la banquise avec précaution. Don rumine en silence. A 55 000 dollars canadiens (38 700 euros) la journée d’exploitation du brise-glace, le moindre retard peut lui donner des sueurs froides. Don est le chef de mission pour cette dernière partie de l’expédition annuelle destinée à étudier l’environnement arctique, sous la houlette du réseau scientifique canadien ArcticNet, financé par des ressources publiques et privées, qui collabore avec plus d’une centaine de chercheurs canadiens et des équipes de 12 pays. Chaque été depuis une dizaine d’années, ArcticNet transforme le fleuron de la garde côtière canadienne en navire de recherche. L’hiver, l’Amundsen reprend son rôle habituel dans les eaux du Saint-Laurent. Depuis 2012, symbole de la puissance septentrionale du pays, il illustre les billets de 50 dollars.

Le voyage commence le 26 septembre, à Kugluktuk (Nunavut), au-delà du cercle polaire. Dix jours et 3 600 kilomètres à travers le passage du Nord-Ouest (PNO), l’une des deux routes au nord qui permettent de relier l’Atlantique au Pacifique – l’autre longe les côtes russes, à l’est. Actuellement, le trajet classique entre l’Asie et l’Europe passe par le canal de Panama et par celui de Suez, engorgés. Grâce au (ou à cause du) réchauffement climatique, les cargos sont de plus en plus nombreux à choisir la voie du nord, libérée des glaces, et à gagner ainsi environ 15 000 kilomètres, soit deux semaines de mer. L’Arctique pourrait devenir, selon de nombreux experts, la Méditerranée du XXIIe siècle… C’est pourquoi les grandes puissances s’en disputent aujourd’hui « la carte et le territoire ».

Dans la timonerie, presque 100 m2 entièrement vitrés, les officiers sont concentrés. Le 3e lieutenant, Graeme Burns, ne quitte pas ses jumelles. Même sur l’Amundsen, naviguer ici reste dangereux. « Nous devrions sortir des glaces demain matin, prédit le commandant, Alain Lacerte. On ne pensait pas en trouver tant à cette époque de l’année, mais la météo est capricieuse dans la région… »


Comprendre le réchauffement climatique en 4… par lemondefr

Un dédale de golfes et de détroits

Quatre étages plus bas, les mécanos, eux, se protègent du bruit infernal des six générateurs électriques, 18 000 chevaux diesels. Tous savent qu’ici l’océan, la banquise, les icebergs et les vents s’amusent à faire perdre le nord aux hommes. Le PNO est un dédale de golfes, de détroits, de chenaux, de bassins, dans tout un archipel d’îles parfois immenses, comme celle de Baffin, grande comme l’Espagne. Seuls les brise-glaces ou les navires à coque renforcée peuvent s’aventurer en toute sécurité dans ces eaux encombrées par des icebergs tabulaires, appelés aussi  » îles de glace » : « Leur superficie est parfois équivalente à celle de Manhattan ! » précise le commandant.

Le réchauffement climatique est rapide en Arctique : selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), la température moyenne depuis 1950 y a augmenté de 2,1 %, contre 0,6 % sur le reste de la planète. Les glaciers semblent y fondre comme de vulgaires congères sous le soleil, et crachent des morceaux gigantesques qui dérivent ensuite dans l’océan, imprévisibles. Depuis 1984, la surface de la banquise, constituée d’eau de mer et non d’eau douce comme les icebergs, a diminué, elle, de 30 % en été et de 8 % en hiver. Son épaisseur moyenne s’est réduite de moitié, environ 1,50 mètre. La question n’est donc plus de savoir si la banquise va disparaître, mais quand ? Quant à la calotte glaciaire du pôle Nord, son tour viendra. « Selon moi, on a déjà passé le point critique, explique la jeune biologiste Isabelle Courchesne, de l’université Laval, à Québec, qui travaille sur les nutriments et le phytoplancton. Nos données, pour la plupart, datent d’il y a dix ou vingt ans, à peine. D’où l’importance de nos recherches ici. Nous avons constaté les changements, mais nous n’en comprenons pas vraiment les modalités ni les conséquences exactes sur le territoire. » Et sur le reste de la planète. La circulation atmosphérique et océanique mondiale est en grande partie régie par les deux pôles, Nord et Sud, et si leur système se dérègle, tout se dérègle. Pour les biologistes, géologues, glaciologues, océanographes et autres spécialistes qui participent à la mission, une course contre la montre est engagée : ils doivent récolter un maximum d’échantillons et de données à grand renfort de grues, de treuils et de filins, manipulés par des marins bottés et casqués comme des ouvriers de chantier.

Tout au long de la route sont prévues des « stations » de prélèvement, simples points dans l’océan marqués d’une latitude et d’une longitude. Si la mer est calme, matelots et chercheurs effectuent de longues heures de manipulation, quelles que soient la température et l’heure : en pleine nuit, le « carottage » ou la « rosette » sont réalisés sous les puissants projecteurs de l’Amundsen.

La Française Noémie Friscourt, 22 ans, en maîtrise de biologie marine à l’université de Lille, a été envoyée par l’Institut des sciences de la mer (Ismer) de Rimouski, dans le cadre d’un échange universitaire, pour prélever des échantillons du benthos, ensemble des organismes aquatiques vivant dans les fonds marins. « J’examine et je trie ce qu’on a rapporté du dernier « carottage à boîte », qui récupère des sédiments à de très grandes profondeurs », explique-t-elle en retirant délicatement de cette boue arctique de drôles de bestioles, gastéropodes fragiles et transparents, étoiles de mer, oursins, anémones, crevettes et autres étranges invertébrés. Noémie en plonge certains dans le formol, en congèle d’autres.

Don fait et refait le planning. Et l’équipage scrute l’horizon. Malgré sonars et radars, les marins travaillent toujours sur de bonnes vieilles cartes marines, avec sextant et compas. « Et à l’oeil, ajoute le commandant. Rien de mieux que les yeux, croyez-moi… » Quand il n’est pas à bord, il s’occupe de sa ferme bio, « le pirate échoué ». Une façon de conjurer le sort, peut-être. Car naviguer dans la région est dangereux. En cas de problème, ni secours rapides ni port où se réfugier : il faudrait croiser jusqu’au Groenland ou en Russie.

Une zone très convoitée

 » Moins de 10 % des fonds sous-marins en Arctique sont cartographiés », explique Gabriel Joyal, de l’université Laval, à Québec, chargé, avec son acolyte Etienne Brouard, d’établir la carte sous-marine du PNO, pratiquement inconnue depuis que Roald Amundsen l’a traversé pour la première fois, en 1906. Et lorsque le commandant s’assoit à côté d’eux pour évaluer les risques qu’il y a à pénétrer dans un fjord de l’île de Baffin dont la profondeur et le relief des fonds sont inconnus, le vent de l’aventure polaire souffle sur le navire… Mais la cartographie n’est pas importante que pour la navigation.

En vertu du droit international, aucun pays ne possède le pôle Nord ou la région de l’océan Arctique qui l’entoure. Mais tout le monde veut mettre la main dessus. En 2007, les Russes, adeptes d’une diplomatie offensive, ont planté un drapeau en titane dans les abysses, exactement sous le pôle Nord. Cet acte symbolique, sans objectif scientifique, déclenche une bataille géostratégique entre les grandes puissances des environs : les Etats-Unis, qui possèdent l’Alaska, la Russie, le Canada, le Danemark (via le Groenland et les îles Féroé), la Norvège (avec le Spitzberg) et l’Islande. La plupart de ces Etats revendiquent alors l’extension de leurs domaines maritimes au-delà de la limite reconnue des 200 milles marins, en dépêchant géologues et cartographes pour déterminer d’hypothétiques prolongements territoriaux sous-marins.

Avec le réchauffement climatique, l’ex-« désert blanc » est devenu un eldorado : gaz, pétrole, fer, or, diamants, nickel. En 2013, la Chine demande et obtient, comme l’Union européenne et Singapour, un statut d’observateur au Conseil de l’Arctique, l’un des outils de gouvernance de la région. Pékin veut une part du gâteau meringué, notamment en s’implantant au Groenland, et s’intéresse à la circulation maritime dans la région. Pour le moment, les cargos passent à l’est, le long des côtes sibériennes : environ 250 pendant l’été 2013, contre 18 000 par an dans le canal de Suez. Mais le trafic augmente, malgré les péages très élevés que prélèvent les Russes.

Praticable en été depuis 2007, le PNO, lui, a vu passer son premier cargo de fort tonnage en 2013 seulement, mais les Etats-Unis souhaitent le transformer en détroit international. Au grand dam du Canada, qui, malgré ses faibles moyens, entend gérer seul son territoire nordique : en 2013, le gouvernement de Stephen Harper annonce le renouvellement jusqu’en 2020 du Programme de géocartographie de l’énergie et des minéraux de l’Arctique, pour 100 millions de dollars. Plusieurs milliards doivent aussi assurer le développement économique du Nunavut, la province la plus septentrionale du pays. Mieux que rien, mais beaucoup moins que les dépenses des Russes et des Américains. « Je ne crois pas que le PNO deviendra une véritable voie commerciale, estime Don. Je pense plutôt que la route qui passera directement par le pôle Nord va voir le jour plus tôt qu’on ne le pense. Et il n’y a pas lieu de s’en réjouir d’un point de vue environnemental.  »

Ce soir, on annonce des vagues de 7 à 8 mètres de hauteur. Tempête ou pas, le brise-glace poursuit sa route, balayant de ses immenses phares l’océan, soudain noir. Les 800 faisceaux des deux sonars installés sous la coque continuent d’explorer les fonds, jusqu’à 1 kilomètre de chaque côté du navire. Encore une longue nuit pour le Chinois Lantao Geng, sur le bateau depuis le début de la mission, il y a trois mois, et qui avoue être malade… presque tout le temps ! Ce doctorant en géologie marine étudie le méthane, un gaz à effet de serre d’une nocivité 23 fois supérieure à celle du CO2. « On connaît son existence, dit-il, mais on ignore d’où il vient ; il est, dans certaines régions, transporté par les rivières vers l’océan, mais il est peut-être aussi présent dans les glaces des icebergs, ce qui serait une catastrophe… » En effet, plus la glace fond, plus l’effet de serre réchauffe l’océan Arctique, et plus la glace fond… Un cercle vicieux et polaire, que les chercheurs constatent, impuissants.

Par Laurence Pivot

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