Jean-Marc Rombeaux

La ferme verticale est un miroir aux alouettes

Jean-Marc Rombeaux Economiste

10 milliards de Terriens pourraient habiter la planète en 2050. Certains voient dans l’agriculture verticale la solution à la croissance démographique, particulièrement en villes. Les fruits et légumes seraient cultivés hors sol au sein d’immenses fermes à étages sous une lumière artificielle, sans pesticide et avec peu d’eau[1].

Dans cet univers aseptisé, tout serait contrôlé et des animaux pourraient être intégrés. Des dizaines de millions sont investis dans cette nouvelle industrie[2]. Google, Ikea et Uber sont sur les rangs. Serait-ce la manne providentielle ?

En Afrique subsaharienne, les femmes non scolarisées ont 6,7 enfants en moyenne. Ce nombre passe à 5,8 pour celles qui ont achevé leurs études primaires et à 3,9 pour les femmes qui ont suivi un enseignement secondaire. Selon l’Organisation mondiale de la Santé, 214 millions de femmes souhaiteraient choisir leur fécondité et n’ont pas de moyen de contraception. Le droit et l’accès des filles à l’éducation ainsi qu’au planning familial constituent un progrès en termes d’émancipation, mais aussi un facteur clé de la transition démographique[3]. Ils sont prioritaires à l’érection de « fermes gratte-ciel ».

La croissance de la population pose l’enjeu de son alimentation. Elle implique aussi des besoins en termes de logement, santé, transport,… Cela signifie une pression accrue sur les ressources minières. L’agriculture verticale n’apporte aucune réponse à ces besoins et à cette pression.

L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a estimé qu’un tiers de la production alimentaire destinée aux humains est perdue dans la chaine d’approvisionnement. Selon un rapport publié en 2019 par The Lancet, 2,4 milliards de personnes surconsomment en mangeant. L’épidémie d’obésité est urbaine, mais aussi rurale[4]. Réduire ces gaspillages aiderait à nourrir les futurs nouveaux nés sans produire plus.

Une grande partie des surfaces cultivées fournit des aliments pour bétail. Steak ou Végan, chacun son gout. En revanche, la consommation de viande excède les nécessités alimentaires. Les risques de cancer en sont augmentés et les gaz à effet de serre dopés. Modérer l’alimentation carnée protège la santé, aide le climat et libère des champs cultivables pour sustenter les enfants à venir.

Aujourd’hui, les salades et herbes aromatiques sont les principaux produits des fermes à étage. « On ne nourrit pas la planète seulement de laitue » remarque Paul Gauthier, chercheur à l’université de Princeton.

Des limites biologiques existent. A ce jour, une pomme de terre sans terre n’existe pas. Il y a ensuite les réalités énergétique et économique. L’agriculture verticale peine à être rentable car elle est à haute intensité capitalistique et hyper énergivore. Portée aux nues, la firme suédoise Plantagon vient de faire faillite avec son « World Food Building » robotisé de 17 étages.

Chercheur à la faculté de Belfast, Andrew Jenkins constate qu’il faut 250 kilowattheures (kWh) d’électricité par an pour cultiver en serre un mètre carré de salade. Dans une ferme verticale, 3.500 kWh sont requis[5], soit 14 fois plus. A titre de comparaison, c’est la consommation d’un ménage dans la dernière étude du régulateur énergétique, la CREG[6]. Par ailleurs, l’édification d’une tour agricole impose l’utilisation massive de matières premières et matériaux issus de ressources non renouvelables. Ainsi, les bacs des végétaux ou le tissu séparant les feuilles des racines sont en plastique. L’agriculture verticale est loin d’être durable.

Professeur à Cornell, Louis Albright a quant à lui estimé le coût de l’énergie pour avoir dans cette agriculture la quantité de blé nécessaire à un pain. Il serait l’équivalent de 20,5 euros avec un kWh d’électricité à 0,09 euro[7]. Dans l’industrie alimentaire belge, ce kWh est de l’ordre de 0,07 euro. Cela fait 16 euros par miche. Actuellement, les fruits et légumes des fermes verticales constituent une offre premium. Leur prix relativement élevé les réserve à un public aisé. Ils sont peu accessibles aux classes moyennes, prolétaires et précaires.

La FAO prône l’agriculture urbaine. Elle est possible sans gigantisme. Des champignons sont cultivés en cave dans du marc de café à Bruxelles. Le projet Peas & love transforme des toits en ferme urbaine. La ceinture aliment-terre liégeoise vise à délivrer 50 % de l’alimentation sur une base locale.

Mon père m’a souvent parlé du cercle horticole de Bellecourt. C’était un lieu de conférences et d’achat de graines. Quand il était jeune, les hommes du village avaient un potager et des arbres fruitiers. Leur récolte de fruits et légumes suffisait pour l’année. Les réserves étaient conservées en terre, en cave et dans des bocaux stérilisés ou au vinaigre.

Le modèle des fermes verticales interpelle en terme anthropologique. Etymologiquement, l’agriculture est la culture du champ. L’art de cultiver la terre d’après le Littré. Peut-on encore parler d’agriculture quand tous les plants sont hors sol ? D’aucuns arguent que cela prévient les maladies car le sol est le principal foyer de contamination[8]. C’est une curieuse vision de la terre, nourricière des Humains depuis des millénaires. Les connaissances aujourd’hui nécessaires en agriculture sont inutiles dans ces fermes. Les coûts importants de l’investissement initial et de l’énergie sont contrebalancés par une automation poussée ainsi que le recrutement de profil très qualifié. Bowery Farming, un des leaders du secteur aux USA, engage plus des programmeurs que d’agronomes[9]. Une moitié du « World Food Building » déjà évoqué est une serre de 4335 m2. Il a coûté la bagatelle de 36 millions d’euros. Un montage de ce type est hors de portée d’un simple paysan. Quel serait enfin le bien-être des animaux qui y vivrait cloîtré à l’étage jusqu’à l’abattage ? Le modèle de la ferme verticale induit une forme de déculturation et un risque de déclassement du monde rural.

Le droit et l’accès des filles à l’éducation ainsi qu’au planning familial sont prioritaires pour la transition démographique. La ferme verticale ne répond pas aux besoins d’infrastructures, de services et ressources minières qui viendront avec les millions d’enfants à naître. Une diminution du gaspillage alimentaire réduirait la nécessité de plus de nourriture. Une modération des repas carnés libérerait des espaces cultivables. A ce jour, une tour agricole produit à prix élevés surtout des salades et est un gouffre énergétique. Elle ne permet point une alimentation équilibrée, durable et accessible. D’autres formes d’agriculture urbaine existent et l’autoproduction au jardin reste possible en campagne

« Je crois que la Science et la Science seule résoudra toutes les questions qui ont un sens ; elle pénétrera jusqu’aux arcanes de notre vie sentimentale avec le scientisme le plus absolu  » écrivit le Biologiste Félix le Dantec. Le scientisme imprégna la fin du 19e siècle ainsi que le 20e, surtout en URSS. La croyance en la ferme verticale comme solution idéale au défi démographique est un avatar de cette idéologie justificative qui élude les questions des droits humains et de la répartition.

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme« . Dissidente en 1532, cette fulgurance de Rabelais est éclairante pour les choix de d’avenir des Terriens.

[1] Cette idée a été théorisée par le microbiologiste Dickson Despommier.

[2] Forbes 5.4.2019

[3] Passage de taux élevés à des taux faibles pour la natalité et la mortalité

[4] Nature 8.5.2019

[5] The Independent 28.9.2018

[6] Commission de Régulation de l’Électricité et du Gaz 11.1.2019

[7] Cornell Chronicle 19.2.2014

[8] La Libre 23.1.2014

[9] Le Point, 22.2.2019

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