© Charles Monnier

Climat : à quoi pourrait ressembler le monde en 2050 ?

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Ceci est de la fiction. Ou pas : la vie quotidienne, en 2050, pourrait ressembler à ça. Devrait, en tout cas, si des mesures politiques ambitieuses sont adoptées pour rester sous la barre du 1,5 degré de réchauffement climatique, comme le préconisent les scientifiques. Et si les modes de vie changent. Récit prophétique ?

Son réveil a sonné à 5 heures du matin, mais ses yeux ne sont même pas fatigués. Trop excitée. Irène allume la télé, direct. Juste cette fois, elle aurait aimé avoir un écran plus large, comme celui que ses parents lui avaient offert quand elle était ado, un gigantesque 40 pouces, désormais tellement écotaxé qu’il en serait devenu impayable. Grande image pour grand moment : le premier atterrissage d’un long-courrier 100 % électrique ! Vol Paris-New York, 345 passagers. Avant l’embarquement, elle avait entendu l’un d’entre eux confesser aux journalistes la boule au ventre à l’idée que, malgré les innombrables tests préalables, les batteries lâchent, plouf dans l’Atlantique. A 11 h 33, heure locale, le même quadragénaire descendait les escaliers menant au tarmac américain les doigts en forme du V de la victoire. Le PDG du constructeur, fier comme s’il était le premier homme à avoir marché sur Mars, triomphait devant les caméras.  » C’est une avancée historique. Le fruit de décennies de recherche et développement. L’industrie aérienne a beaucoup souffert, ces dernières années. Nous avons réussi à relever ce défi technologique. La découverte du monde et les impératifs environnementaux vont pouvoir se réconcilier !  »

Putain, que ça lui manque ! Son dernier grand voyage, c’était la Chine. Il y a déjà huit ans. Trois semaines, un aller-retour à bord d’un avion alimenté par du biocarburant. Ça leur avait coûté un bras, à Tom et elle. Mais au moins elle avait pu rabattre le caquet des plus environnementalistes que le pape. Et, accessoirement, ça avait soulagé sa conscience. Même si pour les puristes, brûler du maïs pour faire voler un Boeing, c’était aussi aberrant que de commander un pavé de 300 grammes de boeuf argentin au resto. Elle ne sait plus trop quand prendre l’avion était devenu aussi honteux que de se choper une MST. La réprobation s’était installée, comme ça. Elle-même s’était mise à questionner ses citytrips et son grand voyage annuel quand des ados avaient commencé à faire la grève scolaire. C’était en 2019, il y a trente ans. Sauver la planète, qu’ils criaient. Irène se souvient très bien que la prix Nobel de la paix Greta Thunberg, qui n’était encore qu’une gamine à tresses, avait fait Suède-Belgique en train et que ça lui avait pris deux jours ; le réseau de TGV européens n’existait pas encore. Aujourd’hui, ça lui prendrait quoi ? Six heures ?

Quand prendre l’avion était-il devenu aussi honteux que de se choper une MST ?

Irène avait alors 28 ans et, au départ, entendre les scientifiques s’alarmer, raconter qu’un Belge émettait en moyenne 10 tonnes de CO2 par an et que rien que son Bruxelles-Barcelone avec feu Ryanair, paf, ça faisait 2 tonnes, ben elle s’en fichait. Cuba, Viêtnam, Tanzanie, Australie… Ses salaires d’ingénieure y étaient passés. Elle s’était acheté une carte du globe, qu’on grattait comme un billet de loterie à chaque pays visité. Petit à petit, ses  » je m’envole quinze jours là-bas, pour les vacances  » s’étaient vus rétorquer d’outrés  » super, ton empreinte carbone « . Et elle avait fini elle-même par vraiment s’en soucier.

De toute façon, les billets avaient fini par coûter plus cher qu’une caisse de caviar, merci la taxe sur le kérosène. Puis ses deux filles étaient arrivées et Tom avait réussi à la convaincre que Blankenberge, c’était pas si mal. Chaque fois que l’Europe avait inauguré une ligne de train de nuit à grande vitesse, ils l’avaient testée. Grèce, Albanie, Slovénie… Désormais, avec l’avènement des long-courriers électriques, Irène allait peut-être enfin pouvoir exhumer sa carte du monde et se remettre à gratter au-delà de l’Europe.

Jour de fête ! Elle s’autorise un café colombien, celui qu’elle commande sur Internet et qui met deux semaines à être livré par bateau. La taxe sur les produits importés coûte plus cher que le demi-kilo, mais tant pis. Ça fait dix ans qu’elle n’a plus mangé un ananas et elle n’en est pas morte, mais se passer définitivement de son café préféré, faut pas déconner. Il a fallu s’habituer à ce que les livraisons longue distance prennent du temps, depuis qu’elles ne sont plus effectuées par avion.  » Le Colombien ? On célèbre quoi, ce matin ?  » Tom est déjà douché et habillé. Son immonde training. Depuis qu’il ne fait plus que télétravailler, ses costumes restent parqués dans la penderie. Il fait l’effort de la chemise en cas de vidéoconférence, et ça la fait toujours marrer de le voir tout en col derrière l’écran, mais en jogging sous le bureau. Penser à revendre ses costards en seconde main, note-t-elle mentalement. Peut-être qu’elle s’achètera en même temps une paire de chaussures, ça fait un an qu’elle n’a plus craqué. Dire que dans son jeune temps, elle partait en virée shopping toutes les semaines…

 » T’as pas éteint la télé. Tu gaspilles ! « , grinche-t-il. Depuis qu’avec leurs voisins, ils ont investi dans une grosse installation photovoltaïque sur leur immeuble, il se sent tellement concerné par la production d’électricité qu’on dirait qu’il doit allumer lui-même le soleil. Ils ont dû sacrifier la cave pour caser les batteries et, dans la foulée, le potager qu’ils cultivaient sur le toit. Mais au moins, maintenant, ils sont autonomes. L’énergie que les panneaux produisent massivement en été est stockée et réutilisée en hiver. Plus besoin de passer par le réseau public, qui n’est toujours pas 100 % vert. Ça fait pourtant trente ans que les autorités le promettent. Quand le gouvernement avait fait voter son premier  » plan climat « , forcé et contraint par la pression populaire, il avait juré de concrétiser le scénario le plus ambitieux établi par les experts : 104 gigawatts d’énergie verte, soit multiplier par dix la capacité de production qui existait alors. Rien qu’en éoliennes, ça signifiait en installer 280 par an… Les plus sceptiques s’étaient marrés ; un gigawatt tout seul, c’était quand même l’équivalent de la production de feu Doel 4. Alors 104 !

Leurs mauvaises langues n’avaient pas été complètement détrompées : la Belgique avait investi – elle s’était même enfin extirpée du nucléaire -, mais pas à hauteur de ses engagements. Question de moyens. Elle devait continuer à importer en partie de l’électricité, sale mais moins chère. Les pays du Sud qui produisaient massivement de l’énergie verte et qui l’importaient étaient tellement submergés de demandes qu’ils faisaient grimper indécemment les tarifs. Le nouveau pétrole. Au moins, des décrets permettaient désormais à des collectifs citoyens de devenir des microproducteurs autonomes. Irène et ses voisins ont même bénéficié d’une exonération fiscale pour ça, comme ils ont reçu des primes pour isoler les murs et remplacer les châssis quand ils ont rénové l’appartement qu’ils avaient acheté il y a une petite dizaine d’années. En plein centre-ville, question de facilité et de proximité.

Son grand jardin lui manquait, surtout en été. Le transat sur la pelouse, les pieds piqués par l’herbe tondue, les barbecues improvisés… C’était bien le seul moment où la viande lui faisait envie, tiens. A force d’entendre que les Belges en mangeaient trop, qu’il fallait réduire sa consommation au moins de moitié, que trop de vaches pétaient trop, et que leur méthane et leur azote étaient encore plus nocifs que le CO2, ben elle avait arrêté d’en consommer. Tom n’avait pas réussi, lui. Il continue à acheter à la ferme ses 100 grammes hebdomadaires. Chacun sa petite faiblesse. Celle d’Irène, c’est d’ouvrir secrètement la fenêtre de l’appartement, pour sentir le vent et le soleil. Tant pis si ça ne se fait pas dans un logement passif. Elle n’en peut parfois plus de cette baraque où il fait constamment 16 degrés. Si Tom l’apprenait, il en avalerait son steak de travers.

Climat : à quoi pourrait ressembler le monde en 2050 ?
© ILLUSTRATION CHARLES MONNIER

C’était lui qui avait insisté pour déménager. Leur villa 4-façades était une aberration environnementale, répétait-il. Quand les filles étaient parties, elle s’était laissé convaincre. Ils avaient eu un mal fou à revendre la maison. La vie à la campagne, encore une autre honte des temps modernes. Les Régions n’autorisaient plus aucune nouvelle construction hors des centres urbains, conformément à leur promesse du  » stop béton  » pour inverser l’étalement urbain. Les communes les plus rurales étaient devenues des déserts. Mais, au moins, on y avait replanté des arbres. Tom et elle avaient finalement trouvé un pensionné assez fortuné pour ne pas s’offusquer des taxes sur les logements isolés. Un ancien banquier désireux de se reconvertir dans la microproduction de légumes bio. Lors de leur dernière balade à vélo, ils avaient fait le crochet pour lui acheter des carottes et des navets. Pas mauvais.

Seigneur, qu’elle détestait le vélo. Même l’électrique. En jupe et en talons, grande classe. Chaque matin, elle pestait. Mais six kilomètres à pied pour aller au boulot, ça faisait quand même une trotte. Peut-être qu’elle rouspétait, aussi, parce qu’elle n’aimait pas son job. Elle avait loupé celui de ses rêves, il y a quelques années : ingénieure chez un gestionnaire éolien, à Bruxelles. Son profil convenait tout autant que celui de l’autre candidat. Sauf que lui habitait la capitale. Pas elle. Les recruteurs lui avaient demandé :  » Comment comptez-vous vous rendre au bureau, les jours où vous ne pourrez pas télétravailler ?  » Le train, fallait pas y compter, son ancienne villa était trop éloignée d’une gare. Alors elle avait répondu  » en voiture partagée  » et son employeur potentiel avait répliqué qu’il aurait préféré les transports en commun ou le vélo et que, pour le confort de vie de ses salariés, il favorisait la proximité.

Il n’avait pas tort : habiter à moins de quinze minutes de son boulot, quel luxe ! Même s’il faut pédaler. Toujours mieux que d’être coincé dans les bouchons. Incroyable comme ils avaient quasi disparu, ceux-là, depuis que le gouvernement avait banni les véhicules essence et diesel des centres-villes, avant d’interdire tout simplement leur vente. Il y avait eu des manifestations, même des échauffourées, d’autant que les voitures électriques coûtaient une blinde, mais le ministre de la Mobilité n’avait rien lâché, même lorsqu’un dingue l’avait aspergé de mazout à la sortie de son cabinet, menaçant de le faire flamber comme une bougie d’anniversaire. Lui répétait que les autos individuelles étaient révolues, que leurs particules fines tuaient plus qu’un vorace virus, que les embouteillages coûtaient trop cher en burnout à la sécu et qu’il ferait tout pour les éradiquer, quitte à ne pas être réélu. Il ne l’avait, de fait, pas été. Mais il avait bien eu leur peau. Les vieux l’avaient détesté, les jeunes l’avaient idolâtré. Avoir leur propre bagnole, ils s’en foutaient, ils commandaient un taxi autonome une fois toutes les lunes, prenaient le bus et roulaient tellement à vélo qu’ils avaient été surnommés  » la génération gros mollets « . Pire que des Hollandais. Il avait fallu leur aménager des pistes cyclables partout. En ville, plus une rue n’avait pas la sienne.

La vie à la campagne, une autre honte des temps modernes. Les Régions n’autorisaient plus aucune construction.

Aujourd’hui, elle s’offre le trajet vers le boulot en voiture électrique partagée. C’est jour de fête, oui ou non ? L’appli lui indique qu’un véhicule passera la prendre dans trente minutes ; elle a intérêt à se grouiller. Les bagnoles sans chauffeur n’ont aucune patience. T’es pas là, elles se barrent. Et ta course est quand même débitée. T’as pas non plus intérêt à oublier ton sac sur la banquette. Le temps que tu refermes la portière, elles ont déjà filé vers un autre passager. Les faire rouler non-stop, il paraît que c’est le seul moyen de les rendre écologiquement compatibles et de compenser la pollution liée à leur production.

Irène embrasse Tom, lui rappelle d’aller faire les courses au magasin en vrac. Si possible sans – encore – oublier leurs bocaux.  » Tu m’as fait une liste ?  » Merde, oublié. Elle s’apprête à lui répondre :  » Je te l’envoie par mail « , mais se ravise. Tant pis, il se débrouillera. Elle essaie d’éviter tant que faire se peut les courriels inutiles. Trop polluants, comme tuer le temps en regardant des vidéos sur le Web. Dans les écoles, les autorités avaient lancé des programmes de sensibilisation envers les jeunes pour les faire décoller de leurs écrans de smartphones. Rouler à vélo, ça, ils faisaient. Mais se passer d’Internet sous prétexte que les serveurs étaient de gros pollueurs, c’était trop leur en demander.

Irène remplit son thermo du reste de café colombien. Elle en aura besoin. C’est le bordel, au boulot. Gros, le bordel. Aux Etats-Unis, une usine de production de matériaux de construction fait la Une de l’actualité depuis des mois : les riverains ont porté plainte, ils l’accusent d’avoir enfoui trop de CO2 dans la terre, sans se soucier des risques de contamination en métaux lourds des nappes phréatiques. Arsenic, plomb, zinc… Les cancers avaient pullulé et le lien avait été vite fait. Un scandale mondial, même si la responsabilité de l’entreprise n’avait pas été prouvée. Ça faisait des années que les scientifiques prévenaient : prudence, la méthode n’a pas prouvé son inoffensivité. Mais quand les Etats avaient commencé à taxer les émissions de gaz à effet de serre dans le secteur industriel, toutes les usines s’étaient ruées sur les procédés disponibles pour réduire leur empreinte carbone. Dont l’enfouissement de CO2. Et, maintenant, toutes paniquaient à l’idée de se retrouver impliquées dans un scandale sanitaire. Les patrons de la cimenterie où Irène travaillait harcelaient les ingénieurs pour obtenir des données précises, des calculs, des projections… La journée allait être à nouveau pénible. Pense aux vacances, pense aux vacances, pense aux vacances ! Irène ne tardera pas à réserver son premier vol en avion électrique. Elle s’imagine déjà sur une plage… Costa Rica ? Sri Lanka ? Afrique du Sud ? Quelque chose de plus exotique que Blankenberge, en tout cas.

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