© Image Globe

Willy Claes : « L’Otan a échoué en Afghanistan »

Du bourbier afghan à la vieille Europe en quête de souffle : où qu’il tourne le regard, l’état de la planète chagrine et inquiète Willy Claes. Chef de la diplomatie belge dans les années 1990, il a apporté sa pierre à une construction européenne aujourd’hui chancelante. Secrétaire général de l’Otan de 1994 à 1995, il a vu le bras armé du monde occidental rater sa vocation de gendarme en Afghanistan. Willy Claes n’a pas que côtoyé les grands de ce monde. Durant plus d’un quart de siècle, il a aussi occupé l’avant-scène de la politique belge. Avant que la sentence de la Justice rendue dans l’affaire Agusta-Dassault ne l’oblige à baisser le rideau, en 1998. On luit doit un légendaire « we zitten in de patatten », pour qualifier un jour un énième imbroglio belgo-belge finalement surmonté. A 73 ans, Willy Claes n’a pas perdu sa lucidité : elle fait croire à ce socialiste à la fibre belgicaine que ce pays a encore un avenir.

Le Vif/L’Express : le sommet de Chicago vient d’officialiser le désengagement militaire de l’Otan en Afghanistan. Une sortie sans gloire, par la petite porte ?

Willy Claes : Cette intervention de l’Otan en Afghanistan me laisse un goût amer. Il est difficile de cacher la déception générale que suscitent les résultats de l’opération, et de prétendre qu’elle a été un succès.

On va continuer à aider le régime afghan sous d’autres formes : je me pose des questions sur le résultat probable. L’Otan se serait-il trompé de cible en Afghanistan ?

Soyons francs. Ce sont les Américains qui donnent le ton au sein de l’Otan. Et ils se sont trompés stratégiquement dans ce dossier. Ce n’est pas sur l’Afghanistan qu’il aurait fallu mettre l’accent et la pression, mais sur le Pakistan : cette puissance nucléaire, dont on savait que les services de renseignements et la direction de l’armée sont infiltrés par les fondamentalistes. C’est donc sur ce pays, dès le début, qu’il fallait agir. Politiquement et économiquement.

A quoi doit encore servir l’Otan? Ses partenaires européens croulent sous les ennuis budgétaires…

L’Otan doit uniquement servir à la défense des droits de l’homme, dans le cadre d’un mandat précis, qui doit être délivré par le Conseil de sécurité des Nations unies.

Ce qui conduit l’Otan à se croiser les bras face à la tragédie syrienne…

L’Otan peut-elle intervenir en Syrie sans une prise de position du Conseil de sécurité ? Je dis stop ! Nous avons encore besoin d’une institution politico-militaire à vocation défensive.

Vocation défensive, dites-vous : l’intervention de l’Otan en Libye faisait-elle partie de ce core business ?

En ce qui concerne la Libye, sans le moindre doute. Je déplore d’ailleurs qu’on ne puisse obtenir une résolution des Nations unies qui permettrait d’intervenir en Syrie. Il est vrai que la situation de la région est beaucoup plus compliquée. Quand je vois les dangereux développements que la crise syrienne entraîne au Liban, je me dis que les festivités ne font que commencer…

Un bouclier antimissiles en Europe pour répondre à l’instabilité mondiale : la riposte envisagée ne plaît pas du tout à Moscou. Est-elle bien raisonnable ?

On sous-estime les dangers de la dissémination nucléaire, comme du terrorisme. Il serait bien sage de se prémunir d’un défi venant d’Iran ou de Corée du Nord. Mais il faut au moins essayer de le faire en concertation avec les intéressés, dont Moscou. Sans pour autant donner à M. Poutine le droit de dire à l’Otan ce qu’elle peut ou ne peut pas faire ! Là, je ne suis pas optimiste.

Poutine vous chagrine ?

Il cherche à redonner à la Russie un statut de superpuissance en développant une diplomatie de nuisance. Je suis très déçu que M. Poutine n’ait pas voulu participer aux réunions de l’Otan et plus encore du G8. Cela m’inquiète.

J’avais espéré qu’après les élections russes, Poutine aurait repris un dialogue constructif au sujet des grands dossiers qui sont sur la table : la prolifération nucléaire, le terrorisme, l’évolution du monde arabe. Mais non : il cherche manifestement ce que j’appelle la diplomatie de nuisance.

Les Américains seraient mal inspirés de se désengager de l’Europe ?

Ce désengagement est déjà une réalité. Les Américains ne disposent plus des moyens financiers et militaires pour garder leur toute-puissance. Ils se concentrent sur la partie du monde qui va devenir économiquement la plus importante : l’Asie.

L’Europe a donc du souci à se faire ?

Et comment donc ! Même s’il ne faut pas imaginer une menace russe comparable à celle de la Guerre froide. Je ne pense pas que M. Poutine ait l’ambition de reconquérir l’Europe centrale.
Ce qui est sûr, c’est que, dans la mesure où l’Europe ne peut se présenter comme une force, les décisions stratégiques seront prises sans tenir compte de l’importance de ses positions.

La défaillance de l’Europe, c’est un défaut chronique ?

Dramatique ! Puisse cette crise financière convaincre les dirigeants politiques de cette nécessaire intégration politique de l’Europe. Il y a urgence !

Qu’est-il arrivé à cette construction européenne qui chancelle ?

On a mis la charrue avant les boeufs. J’ai appartenu [ NDLR : Willy Claes a été ministre des Affaires étrangères de 1992 à 1994], à ceux qui ont pris la décision, en 1993, d’élargir l’Union européenne dans la foulée de la chute du Mur de Berlin. Nous avions alors un devoir historique vis-à-vis des peuples qui avaient vécu durant cinquante ans sous la dictature communiste.

Mais une condition, expressément formulée à l’époque, a été par la suite totalement négligée : l’élargissement de l’Europe ne pouvait hypothéquer son approfondissement.

Qui a failli à ce devoir ?

Les Kohl [ NDLR : chancelier allemand CDU de 1982 à 1998] et consorts qui se sont laissés guider par d’autres considérations.

L’obsession de faire du chiffre, de la quantité ?

Oui. La construction européenne est devenue une course entre la France, l’Allemagne, l’Angleterre. C’était à qui pouvait être reconnu comme le premier supporter de l’élargissement.

La construction européenne peut-elle encore rattraper son retard sur la crise financière galopante ?

L’Europe se construit par crises. Le processus d’approfondissement passera, comme le chancelier ouest-allemand Willy Brandt [ NDLR : chancelier SPD de 1969 à 1974] l’avait prédit, par une Europe à plusieurs vitesses. Il va falloir constituer, à sept ou huit Etats, une Europe disposant d’une politique commune économique, étrangère et de sécurité. En laissant cette famille ouverte pour ceux qui voudraient la rejoindre, moyennant le respect de conditions. Attendre la naissance d’un nouveau traité d’intégration européenne à 27 : forget it !
L’Europe progresse parfois aussi au terme de conflits armés.

Certains évoquent le spectre d’une guerre…

Rien n’est jamais définitivement acquis. Quand je vois ce qui se passe dans un pays comme la Hongrie, je ne peux m’empêcher de penser : l’Histoire se répétera-t-elle ?

Qui pourrait déclencher cette mécanique d’un approfondissement européen à plusieurs vitesses ?

Je vois l’amorce d’un tel processus avec le président français François Hollande, rejoint par un chancelier social-démocrate en Allemagne.

A propos des Belges : Herman van Rompuy, président du Conseil européen, fait du bon boulot ? Ou est-il trop mou ?

Il agit en bon Belge. Très habilement, par voie de compromis. De la seule façon possible pour un bon serviteur de l’Europe.

Herman Van Rompuy, n’est-ce pas une manière d’agir propre à l’ancienne génération politique, d’un autre temps ?

L’homme politique dépend aujourd’hui en grande partie des médias : il doit en payer le prix. Et cette évolution m’inquiète. On va trop loin.

« Je suis un homme politique d’un autre siècle », constate Jean-Luc Dehaene dans ses Mémoires. D’accord ?

Tout à fait. Je ne crois pas disposer des qualités qui me permettraient d’exercer encore des mandats politiques aujourd’hui. C’est lié à l’apparition des nouvelles technologies : Twitter, Facebook et consorts. Je ne suis pas certain que les nouvelles méthodes de négocier donnent des résultats plus efficaces…

La politique a perdu ses lettres de noblesse ?

Il est tout à fait anormal et dangereux d’exiger des politiques qu’ils réagissent en temps réel, immédiatement, sur toutes les questions, même les plus complexes.

Ma génération, aussi, a dû s’adapter à l’apparition de la télé en politique : apprendre à se maîtriser, à ne pas fumer sur un plateau de télévision. Déjà, je me disais : mais enfin, puis-je encore rester moi-même ?

Si un de vos collègues au gouvernement avait pris à votre insu des photos d’un conseil des ministres pour les balancer sur Twitter, comme l’a fait Vincent Van Quickenborne (Open VLD) ?

Jamais je ne l’aurais accepté ! Inacceptable !

Faut-il obliger les ministres à laisser leur attirail technologique au vestiaire avant d’entrer en séance ?

Non. Une conviction devrait suffire. Patience : tôt ou tard, au bout de quelques mauvaises expériences, l’homme politique sera bien obligé d’adapter sa déontologie.

Vous avez toujours montré un attachement pour la Belgique : l’évolution du pays vous attriste ?

Oui. Jamais je n’aurais imaginé qu’on en arrive à un tel délabrement, sous la « période Leterme ». Mais je suis assez confiant pour l’avenir. L’accord politique sur la transformation de l’Etat me paraît suffisamment détaillé pour que sa mise en oeuvre débouche sur un retour au calme communautaire. Fourons ? la question ne se pose plus . BHV ? On n’en parlera bientôt plus.

La N-VA ne serait-elle pas un phénomène durable ?

Non, je n’y crois pas. Nous vivons dans l’ère du vedettariat, devenu un véritable système qui a gagné le monde politique.
Or, par définition, une vedette finit par lasser. Au bout d’un certain temps, les gens passent à autre chose. Bart De Wever subira le même sort que Dehaene, Verhofstadt, Leterme. Et sans De Wever, la N-VA est finie.

Vous pourriez compléter la liste avec Steve Stevaert au SP.A, dans votre propre parti. Ou encore Johan Vande Lanotte, mis sur la sellette pour des pratiques contestées…

Encore deux exemples de vedettes dont on veut un moment couper la tête. Steve était un dieu, il a disparu. Dans le cas de Johan Vande Lanotte, on n’engage pas une lutte avec quelques géants de l’énergie sans courir des risques.

La Flandre a depuis peu sa nouvelle feuille de route : une Charte pour la Flandre. Une Constitution qui ne dit pas son nom ?

C’est du tragi-comique. Ce document, qui n’a d’ailleurs rien de révolutionnaire, a été adopté sans même consulter les partis d’opposition. Ce n’est pas sérieux.

J’ai encore beaucoup de contacts avec l’homme de la rue en Flandre : s’il vote N-VA, c’est plutôt pour exprimer un mécontentement vis-à-vis des partis traditionnels que par désir de séparation du pays.

Mais pourquoi un tel mécontentement vis-à-vis des politiques ?

Je vous renvoie à la logique du vedettariat, au désir de voter pour des prometteurs de beaux jours et d’en changer rapidement.

Le maintien de partis unitaires aurait-il changé la donne ?

Je persiste et signe : le splitsing du Parti socialiste entre PS et SP a été une erreur fondamentale. Un socialiste doit être solidaire au-delà de toute frontière, y compris linguistique. Ce n’est pas pour rien qu’on chante l’Internationale.

Cette scission a été d’ailleurs contraire à toute conception fédéraliste : l’Allemagne est un Etat fédéral, mais les partis sont restés nationaux, sauf l’exception bavaroise.

Le regret est d’autant plus vif que le SP.A a nettement moins bien vieilli en Flandre que le PS en Wallonie ?

Historiquement, le socialisme en Flandre a toujours été plus faible qu’en Wallonie. Mais en Flandre, la génération de Patrick Janssens [ NDLR : président du SP en 1999, actuel bourgmestre d’Anvers] et consorts au SP.A s’est laissée séduire par les théories modernistes : les structures traditionnelles du parti c’était dépassé, il était inutile de demander encore aux gens de venir chaque mois à des réunions, des assemblées, etc.

Alors qu’en Wallonie, et je m’en réjouis, le PS est resté fidèle à sa conception du parti et à ses structures de base : la section locale, la sous-section, le travail de terrain.

En somme, le SP.A a commis l’erreur de se couper de ses fondamentaux ?

En partie, oui. Et il paie l’addition aujourd’hui. Un come-back n’est jamais facile. Il n’est pas évident de convaincre les jeunes générations de revenir en arrière. Même si cela signifie pour moi aller de l’avant [ sourire].

A choisir entre un Premier ministre socialiste mais wallon, et un Premier ministre libéral mais flamand ?

Aucun doute : le socialiste et wallon. Je suis d’abord socialiste, l’appartenance linguistique est tout à fait secondaire.

Et à choisir entre la monarchie d’aujourd’hui et un roi protocolaire ?

La monarchie protocolaire, ce serait une bêtise à ne pas commettre. J’ai été informateur royal à plusieurs reprises, je sais de quoi je parle. Essayez d’imaginer la dernière crise politique, sans un arbitre neutre, à l’autorité reconnue. Gardons au roi ses quelques prérogatives.

Y compris pour le successeur présumé d’Albert II, le prince Philippe ?

Bien sûr. Je crois que le prince Philippe sera un roi compétent. Il y a beaucoup d’exagérations sur ce que l’on dit sur lui : elles sont colportées par ceux, en Flandre, qui veulent le séparatisme et cherchent à détruire la dynastie.

Propos recueillis par Pierre Havaux

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire