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Willimam Boyd : « L’étrangeté m’a façonné en tant qu’homme et écrivain »

William Boyd est « un gentleman writer ». Tout de noir vêtu, il cultive le sens de l’élégance et de la discrétion. Mais attention, « aucun être humain n’est entièrement innocent ». C’est précisément l’entre-deux qui anime les romans de l’écrivain britannique. Des héros en demi-teinte, teintés de nuances, de doutes et d’incertitudes. Dans L’Attente de l’aube (Seuil), on suit les crissements de chrysalide de Lysander. Un jeune homme pris dans le tourbillon de la passion et de l’Histoire. L’être en mutation est au cour de cette intrigue, aux multiples rebondissements. Les strates de son identité vont se heurter à la psychanalyse, à la puissance des sentiments et aux dédales de la Première Guerre mondiale. A l’image de l’Europe, le héros connaît un profond remaniement. Mais qui est vraiment l’auteur qui manie ces manivelles existentielles ?

Le Vif/L’Express : Ayant grandi au Ghana, au Nigeria et en Angleterre, vous vous êtes toujours senti un « outsider ». N’est-ce pas le rôle de l’écrivain de le rester ?

William Boyd : Tout à fait, c’est même à se demander si ma vocation d’écrivain n’est pas née de ce sentiment exacerbé de déracinement. Comme ma maison se situait en Afrique de l’Ouest, j’ai eu l’impression d’être un étranger en Angleterre et en Ecosse. Ce n’est qu’en fréquentant l’université que je me suis senti un citoyen. Cela me permet d’écrire sur mon pays en le regardant autrement. D’une certaine façon, cette étrangeté m’a façonné en tant qu’homme et en tant qu’écrivain.

« Le monde que nous créons est une fiction. » Ecrivez-vous pour partager le vôtre ?

Peut-être est-ce une forme de psychothérapie, mais j’écris plus pour partager mon monde imaginaire que mon monde personnel. Il n’y a pas de matière autobiographique dans mes livres, même s’ils sont indéniablement influencés par celui que je suis. J’aime créer un univers et le peupler d’êtres ou de choses, parfois très éloignées de moi. Ma vie se distingue du monde qui évolue dans ma tête d’individu, de citoyen et d’artiste. Mon existence étant plutôt ennuyeuse, je m’en échappe en imaginant des destinées fantastiques. Quel plaisir – presque schizophrénique – de pouvoir être une femme ou de tuer quelqu’un ! [Rires.]

L’écriture vous semble-t-elle vitale ?

C’est aussi vital que de respirer, tant j’ai le sentiment que je ne pourrais pas faire autre chose. Ne plus écrire serait une sentence terrible, voire inconcevable.

« Nul ne sait ce qu’est la réalité. » Quelle est la vôtre et en quoi vous nourrit-elle ?

Une fois qu’on réalise que rien n’est clair dans le comportement humain ou les décisions politiques, on ne peut que chercher des réponses à d’innombrables questions. Aussi doit-on continuer à vouloir comprendre, questionner et douter de la réalité. L’opinion que je me fais de Nicolas Sarkozy ou de Tony Blair ne résulte que de la presse, pas d’un face-à-face avec eux. Or la réalité est plus complexe, nuancée et multi-facettes qu’on imagine. Face aux mystères des gens, on ne peut que se réfugier dans le roman, car la fiction constitue le meilleur guide pour les saisir. Il n’y a non pas une, mais des vérités expliquant l’aventure qui nous mène du berceau au tombeau. Le roman est si riche et si généreux qu’il améliore la condition humaine en lui donnant du sens.

Quelles sont les frontières que votre héros, Lysander Rief, apprend à franchir ?

Ce roman s’ouvre sur le lever du soleil et il se termine avec les ombres de la tombée de la nuit. Une façon de dire que rien n’est comme il y paraît. Lysander (dont le nom est tiré de Shakespeare) traverse des frontières personnelles, afin d’aboutir à plus de certitudes. Il apprend à être prudent et à moins faire confiance aux gens.

Ce cheminement passe par une psychanalyse dans la Vienne de 1913. « L’esprit humain ne cessait d’être déconcertant, compliqué et pervers. » Qu’est-ce qui vous intrigue dans le travail de Freud ?

Si je suis aussi fasciné par « la révolution freudienne », c’est parce que peu de penseurs ont changé à ce point notre façon de nous percevoir. Il y a Copernic, Darwin et Freud. Ce dernier nous a appris que la moitié de ce qui nous constitue provient de notre inconscient. Nous sommes dès lors tous freudiens dans le portrait que nous dressons de nous-mêmes. Peu importe que sa théorie soit vraie ou fausse, elle a donné une place à la perception que nous avons de nous. Le plus important étant que nous réalisions que nos besoins, nos désirs et nos peurs proviennent d’une part primaire et inconsciente.

En se penchant sur ses pannes sexuelles et sa vie intérieure, le protagoniste acquiert-il un statut d’homme moderne ?

L’un des thèmes du roman est précisément la modernité et la manière dont le monde change. En se souciant de certains aspects de lui-même, Lysander devient un homme du XXe siècle. C’est pourquoi nous pouvons nous reconnaître en lui. Toutes les certitudes sociales et géopolitiques s’écroulent à son époque. Les êtres n’évoluent pas tant que ça, mais les conventions socioculturelles cachent bien souvent leur aspect de base. Bon nombre d’entre eux n’étaient pas préparés à accepter la modernité, que ce soit au niveau des relations hommes/femmes ou gouvernement/citoyens. Ce courant moderniste prend son essor peu avant la Première Guerre mondiale. C’est elle qui met fin aux ultimes signes du passé. Il en va de même pour les séquelles géopolitiques qui sont toujours d’actualité. J’écris en ce moment une série télé sur Lawrence d’Arabie. Dire qu’il voulait fonder un Etat, composé de la Syrie et du Liban, mais les Français et les Anglais s’étaient déjà partagé le gâteau du Moyen-Orient. Près de cent ans plus tard, l’Occident est toujours englué dans les problèmes de l’Europe de 1919. L’impact de la Première Guerre mondiale a modifié, à jamais, notre sensibilité. Ce roman classique nous rappelle qu’il ne s’agit pas d’histoire ancienne, mais il se veut surtout la quête personnelle d’un jeune homme, en pleine métamorphose.

Qu’en est-il lorsque cette transformation passe par l’amour ? Hettie Bull incarne-t-elle le versant noir de Lysander ?

L’amour peut être totalement déstabilisant ou libérateur. On espère qu’il sera bénéfique, or il risque, hélas, de devenir amer et destructeur. Lysander sait bien que sa fiancée Blanche est la personne qui lui correspond, mais la nature humaine commet des erreurs. On est parfois déraisonnable malgré soi, surtout en matière d’amour, de passion et de sexualité. Le personnage de Hettie revêt presque une forme démoniaque. C’est comme si cette femme incontrôlable était sortie de la boîte de Pandore. Ni maligne ni bénigne, elle possède une force de la nature, à la fois terrifiante et fascinante.

Votre héros ne donne-t-il pas finalement l’image d’un homme incomplet, que ce soit en tant qu’amant ou que père ?

Mais qui l’est à 28 ans ? On doit vivre ! Ce roman nous dit qu’on change constamment. Nul n’est le même à 18 et à 58 ans. Cette métamorphose permanente passe par une modification de nos valeurs, de nos priorités, de notre état d’esprit et de notre vie. Lysander est un jeune homme qui a encore beaucoup à apprendre. L’incertitude se trouve au c£ur de tous mes livres. De quoi peut-on vraiment être sûr ?

Et vous, en quoi avez-vous changé au fil des années ?

N’étant pas religieux, j’ai toujours cru que tout était régi par la chance ou le manque de chance. Que demander de plus que d’être en bonne santé, heureux d’aimer et d’être aimé ? Si ce n’est pas le cas, on a une autre vision de la vie. Le bonheur est si fragile, il peut basculer en un instant. Ma sagesse est née du constat que cet équilibre est précaire. J’ai grandi en Afrique, en pleine guerre civile. C’est là que j’ai appris que les événements peuvent se retourner en un rien de temps. Une fois qu’on a eu une arme braquée sur soi, on n’est plus jamais le même… Cette conscience de la fragilité des choses s’est renforcée avec la perte de mon père, quand j’avais 20 ans. Cela ébranle forcément ses repères.

Ceux de Lysander volent en éclats à cause de la guerre. Ce comédien devient espion malgré lui, autant de facettes d’une même identité. Pourquoi cette dernière ne cesse-t-elle d’alimenter votre oeuvre ?

Le thème de l’identité ne peut que nous intéresser, parce qu’il nous interpelle souvent. Que se passerait-il si on était différent ? Peut-on radicalement changer ? S’il est vrai qu’on évolue, au fil des âges et de la vie, l’identité est liée à l’éducation. La mienne est compliquée… Né en Afrique, de parents irlandais, je vis aujourd’hui entre Londres et la France. Or je ne me sens ni anglais ni français. Dois-je dès lors me définir comme européen ? Honnêtement, je me perçois plutôt comme un « mish-mash » (cf. un mélange) de plein de strates qui composent mon identité. Si je devais changer une chose en moi, je serais plus patient. Chacun d’entre nous est confronté à la question de l’identité et à ce qui nous fonde réellement. Qui sommes-nous vraiment ? Pouvons-nous nous réinventer ? Est-ce possible de changer notre nature profonde ou sommes-nous coincés ? Autant de questions qui me hantent et que je ne cesse d’explorer à travers mes héros.

Est-ce aussi un roman sur la trahison et la difficulté à ne pas se trahir soi-même ?

La figure de l’espion revient régulièrement dans mes fictions, car elle me permet d’investiguer les notions abstraites que sont la trahison et la duplicité. C’est surtout l’agent double qui inspire les auteurs anglais, parce qu’ils se demandent ce que ça signifie de mener une double vie. Je crois qu’il est presque inhumain d’être quelqu’un d’autre que soi. Il y a forcément un prix à payer… Parmi l’un de nos grands traîtres, il y a Kim Philby, un agent britannique qui a travaillé, vingt-deux ans durant, au service des Soviétiques. Quel choc ! Personne n’a suspecté cet homme, apprécié de tous. Le plus intrigant : non pas comment il a dupé les gens, mais comment il a vécu aussi longtemps avec lui-même. Quel esprit faut-il avoir pour faire ça ? Y prend-on du plaisir ? Mon roman La Vie aux aguets se penche justement sur la confiance. En qui peut-on avoir confiance et jusqu’où est-on prêt à aller ? Si l’on perd confiance en la vie, on est diminué, voire déshumanisé.

« Avez-vous confiance dans le destin ? »

Je ne crois pas au destin, mais à la chance ou au manque de chance. La plupart d’entre nous possèdent un mélange des deux. Même si j’ai conscience que ces piliers existent, je manque de confiance en l’avenir. Qui sait ce que le destin nous réserve ? On en attend trop, or c’est lui qui contrôle bon nombre d’événements de notre vie. Ce livre-ci démontre que Lysander ne maîtrise quasiment pas la sienne, sans parler de ses amours. Les gens sont mystérieux. On ne connaît jamais l’autre, pas même son conjoint(e) ou ses enfants. Si l’on souhaite néanmoins saisir la vie intérieure de quelqu’un, on plonge dans un roman. Il n’y a que lui qui puisse tout nous révéler.

Le psychanalyste de Lysander lui explique que c’est « le monde parallèle » qui va le sauver. L’écriture est-il le vôtre ?

Peut-être, dans le sens où l’écriture romanesque contribue à expérimenter des choses que je ne vivrai jamais en vrai. Il ne s’agit pourtant pas d’une existence par procuration. Je suis content de celui que je suis aujourd’hui. Ce n’était pas le cas d’Ian Fleming, l’auteur de James Bond, qui s’est façonné une vie parallèle, lui permettant de devenir celui qu’il n’était pas. Le fait de projeter toutes mes envies dans mes héros me force à mener une vie plus riche, mais plus compliquée.

Au sujet de James Bond, vous avez été choisi par les héritiers de Fleming pour écrire la suite de ses aventures. Pourriez-vous nous en dire plus ?

J’avoue que je suis enchanté, d’autant qu’on me donne une grande liberté. Bien que James Bond soit une icône mondiale, j’ai la possibilité d’imaginer ma propre histoire. Ce sera véritablement MON roman. Du coup, je relis tous les livres de Fleming, comme quand j’étais ado. C’est fantastique, même si mon regard, quant à cet auteur autodestructeur, est désormais plus analytique. Les films sur l’agent 007 nous ont fait oublier sa vision originale. Celle d’un homme réel qui évolue dans un monde réaliste. Par souci de fidélité, je vais placer l’action en 1969, alors que James Bond a 45 ans. On aura droit à un homme respirant et souffrant, qui sera nettement plus humain. Bond est un orphelin qui a perdu la femme de sa vie. Ce manque d’amour ne fait pas de lui un super-héros, mais un être complexe. Imaginer la suite représente un défi aussi passionnant qu’amusant ! A suivre…

L’Attente de l’aube, par William Boyd, Le Seuil, 410 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR KERENN ELKAÏM À PARIS

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