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Vous reprendrez bien du criquet…

Le Vif

Grillons grillés ou légumes ver ? Le menu prête à sourire. Pourtant, face aux menaces de pénurie alimentaire, la piste des insectes comestibles est de plus en plus prise au sérieux. Richesse en protéines, faible impact sur l’environnement…

Pour Antinea, une jeune artiste mexicaine installée en France, les insectes ne sont pas des petites bêtes dangereuses et dégoûtantes. Ce sont au contraire des animaux intéressants et, surtout, comestibles : « Quand j’allais à l’école, ma mère me préparait un plat de chapulines et je les mangeais avec du citron. Les autres filles disaient : « Ah, elle mange des insectes ! », parce que ce n’était pas encore très courant à Mexico. » Les chapulines sont des criquets grillés, un plat tout à fait banal dans l’Etat d’Oaxaca, d’où venaient les parents d’Antinea. A Mexico, les restaurants spécialisés dans la nourriture préhispanique proposent aujourd’hui des insectes à leurs clients, par exemple des escamoles, des « oeufs de fourmis » (des larves, en réalité), difficiles à récolter et très coûteux.

Le Mexique n’est pas le seul pays où la consommation d’insectes est quotidienne. C’est aussi le cas en Thaïlande, au Laos, en Chine, au Botswana, en Namibie et dans une centaine d’autres pays. C’est une pratique alimentaire courante pour plus de 2 milliards de personnes dans le monde, et sans doute bien plus si l’on tient compte des consommations épisodiques. Au Laos, une enquête récente a montré que 95 % de la population en mangeait. Mieux, 87 % d’entre eux augmenteraient leur consommation s’ils en trouvaient plus sur le marché ! Les insectes sont la plupart du temps consommés pour le plaisir, comme plat principal ou comme des chips, pour accompagner un verre de bière. Et les consommateurs sont prêts à payer au prix fort les spécimens les plus réputés.

Depuis 2008, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) soutient la consommation des insectes dans les pays où elle était couramment pratiquée. Il ne s’agit pas simplement de préserver des traditions ancestrales, mais de répondre à un problème de sécurité alimentaire pour l’ensemble de la planète : comment, en 2050, l’humanité pourra-t-elle produire assez de nourriture ? D’ici à 2050, la population mondiale devrait passer d’environ 7 milliards à près de 9 milliards d’êtres humains. Il faut donc augmenter en proportion la production de nourriture, et notamment des protéines.

Pour satisfaire cette demande croissante, la production mondiale annuelle de viande devra passer de 228 millions à 463 millions de tonnes en 2050. Et la moitié de l’augmentation prévisible de la culture des céréales devra être affectée à l’alimentation du bétail.

Au niveau mondial, 60 % des terres agricoles sont ainsi consacrées à l’élevage. On voit mal comment cette proportion pourrait doubler, sauf à défricher ce qu’il reste de l’Amazonie et des autres forêts tropicales ! L’augmentation de la production de viande ne pourra dès lors se faire qu’en intensifiant encore plus l’élevage, ce qui devrait accroître en proportion les dommages engendrés par l’agriculture industrielle, comme la pollution des sols et de l’eau par les pesticides, les nitrates ou l’ammoniac.

Autre piste, mettre au point de nouvelles sources de protéines. On en trouve en abondance dans des végétaux et des animaux qui sont encore peu exploités, comme certaines algues, les champignons et toutes sortes d’espèces regroupées sous le terme de « micro-cheptel » : vers de terre, escargots, grenouilles, rongeurs… et insectes ! Ces derniers constituent un aliment protéiné de bonne qualité, ce qui n’est pas très surprenant si l’on tient compte de l’importance de leur consommation dans le monde. Les chapulines du Mexique, par exemple, contiennent entre 35 et 48 % de protéines, ce qui est comparable à ce que peut fournir la viande de boeuf ou la chair de poisson. Leur teneur en lipides est également très variable, puisqu’elle peut atteindre les deux tiers du contenu de l’animal, chez les plus gras d’entre eux. Il s’agit surtout de graisses insaturées, comme les oméga-3 ou les oméga-6 (les « bonnes graisses », celles qui ne sont pas suspectées d’être à l’origine des maladies cardio-vasculaires). Les insectes fournissent également des vitamines et des éléments minéraux. Le ver mopane est ainsi une importante source de fer, dont la carence est l’un des principaux désordres nutritionnels. Les insectes sont aussi de bonnes sources de zinc et de magnésium.

Face à la nécessité de produire de plus en plus de protéines, la FAO cherche donc à développer les élevages familiaux d’insectes. En effet, dans la plupart des cas, il serait impossible d’augmenter l’exploitation des populations naturelles d’insectes. En Chine, la récolte des fourmis noires a dû être réglementée. Pour éviter une surexploitation du milieu naturel, il faut passer de la chasse à l’élevage ! En Thaïlande, des milliers de familles ont créé des petits élevages de grillons et de fourmis, ensuite vendus sur les marchés.

Mais ce mouvement a maintenant franchi les frontières de l’entomophagie traditionnelle. En 2011, l’Union européenne a investi 3 millions d’euros dans la recherche sur les insectes comestibles et la promotion de leur consommation. Le chef René Redzepi est bien connu pour son restaurant de Copenhague, le Noma (deux étoiles au Michelin et « meilleur restaurant du monde » en 2012, selon la revue britannique Restaurant), mais il est aussi à l’origine du Nordic Food Lab. L’un des projets de ce véritable laboratoire gastronomique est la mise au point de recettes intégrant les insectes. Car leur préparation demande effectivement un apprentissage ! Aucun instinct ancestral ne nous indique comment déguster une crevette ou un crabe… Il en est de même avec les insectes : doit-on supprimer les ailes, les pattes, vider leur intestin ?

Depuis une trentaine d’années, de nombreux laboratoires ont étudié les caractéristiques écologiques des élevages d’insectes, les effets des différentes formes d’alimentation, les déchets qu’ils engendrent. Les chercheurs ont ainsi mesuré l’indice de consommation des insectes (également appelé taux de conversion). C’est une mesure de la proportion d’aliments effectivement transformés en matière animale. Dans le cas des bovins, ce taux est de 8 ou 10, c’est-à-dire qu’il faut de 8 à 10 kilos de nourriture pour obtenir 1 kilo de boeuf. Le reste est consommé pour leurs déplacements et pour le fonctionnement de leur organisme. La digestion de l’herbe ou du foin demande en effet de l’énergie. De plus, la vache est un animal « à sang chaud » : la production de sa chaleur interne lui coûte aussi beaucoup d’énergie.

Pour un insecte, l’indice de consommation est inférieur à 2. Il est plus efficace dans le processus de transformation de sa nourriture et surtout ne dépense pas d’énergie à maintenir sa température constante. Si l’on tient compte de la part réellement consommable de l’animal élevé, l’intérêt des insectes est encore plus net : il n’y a pas de carcasse à éliminer ! De même, les insectes nécessitent beaucoup moins d’eau que le bétail. Enfin, leur croissance est très rapide. En trois mois, un ver de farine (la larve d’un petit coléoptère, le ténébrion) verra son poids multiplié par 250, cent fois plus qu’un veau dans le même temps. Evidemment, une larve n’est pas un veau, mais 1 million de larves représentent la même masse ! Selon les travaux menés à l’université de Wageningen (Pays-Bas), les déchets produits par les insectes sont moins abondants et plus faciles à recycler que les fumiers provenant des cochons ou des bovins. De plus, à poids égal, les criquets et les vers de farine émettent 100 fois moins de gaz à effet de serre qu’une vache et 300 fois moins d’ammoniac qu’un porc.

Actuellement, les recherches se poursuivent pour trouver les matériaux nutritifs optimaux. L’une des voies les plus prometteuses concerne les insectes qui vivent naturellement dans les déjections animales. Ainsi, la larve de mouche soldat noire peut se nourrir de fumier. Elle en réduit le volume et laisse une masse beaucoup moins odorante, directement utilisable comme compost.

Des biologistes ont même imaginé des systèmes d’élevage intégré dans lesquels les larves consomment directement sur place le fumier produit par les porcs. Selon leurs calculs, 1 000 porcs pourraient fournir suffisamment de nourriture pour produire 175 kilos de larves par jour, larves aussitôt intégrées à l’alimentation de ces mêmes porcs !

Le ver de farine, « lardon des insectes » Quelques entreprises ont déjà investi ce créneau, encore à l’état de minuscule niche dans le domaine de l’agroalimentaire, mais qui pourrait un jour représenter des centaines de millions d’euros. La jeune start-up française Ynsect a ainsi un projet d’élevage industriel de mouches soldats noires et de vers de farine pour l’alimentation des poissons et des volailles. Selon son fondateur et directeur Jean-Gabriel Levon, un gros effort de recherche est encore indispensable : « Nous avons lancé le projet Désirable, un programme de 3 millions d’euros, avec des chercheurs de l’Inra et du CNRS. Notre objectif est de parvenir en 2025 à produire plusieurs dizaines de milliers de tonnes d’insectes. »

Dans le domaine de l’alimentation humaine, la situation est un peu différente. En France, la seule entreprise de ce type est Micronutris, située près de Toulouse. Son directeur, Cédric Auriol, a choisi d’occuper un secteur encore vierge, la production d’insectes comestibles bio, c’est-à-dire nourris avec de la nourriture provenant de l’agriculture biologique. Il vante ainsi son ver de farine, surnommé le « lardon des insectes », car on peut l’utiliser en cuisine de la même façon, dans des quiches ou des omelettes. L’entreprise est également en train de mettre au point une barre céréalière hyperprotéinée, enrichie en poudre d’insectes.

Criquettes ou grillonnades, nous verrons sans doute bientôt ces nouvelles préparations dans les rayonnages des supermarchés.

Cet article reprend les éléments essentiels d’une étude sur les insectes, une solution à la pénurie alimentaire parue dans la 5e édition de la revue Long Cours (Groupe L’Express/Roularta) et signée Jean-Baptiste de Panafieu. Ce biologiste de formation a écrit de nombreux livres de vulgarisation scientifique. Dernier titre paru : Les Insectes nourriront-ils la planète ? Rouergue, 192 p.

Par Jean-Baptiste de Panafieu

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