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Vote électronique: « au-delà du bug électronique, un bug représentatif »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le couac technologique des élections était-il inévitable ? Qui est responsable ? Peut-on revenir au vote papier ? La controverse risque-t-elle de se communautariser ? L’avis d’Anne-Emmanuelle Bourgaux, experte du vote automatisé.

Le Vif/L’Express : Le bug de ces élections sonne-t-il le glas du vote électronique en Belgique ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeur de droit à l’ULB et l’U-Mons : C’est vrai que, du côté francophone, beaucoup de voix politiques ont remis en cause le vote électronique de manière virulente, dès le soir du 25 mai. Cette virulence s’explique aussi par le fait que le bug a porté sur le dépouillement et surtout sur le comptage des voix de préférence. Or quoi de plus important pour un candidat que les voix de préférence ? D’où la plus grande médiatisation, sans doute, de ce bug-ci par rapport à d’autres bugs qui, dans les années 1990, avaient occasionné de longues files d’attente d’électeurs parce que le matériel était en panne, sans qu’il y ait ensuite de problèmes de dépouillement. Le bug ne concernait que les électeurs, si je puis dire. Bref, les problèmes ne sont pas nouveaux. Cette fois, néanmoins, les politiques francophones semblent décidés à y réfléchir plus sérieusement.

Le système flamand, plus moderne, est-il plus fiable ?

S’il a bien fonctionné en 2014, il ne faut pas pour autant le porter aux nues. Il a posé pas mal de problèmes lors des élections de 2012, notamment au niveau de la sensibilité des écrans : ceux-ci ne réagissaient pas assez rapidement au contact tactile et donc des électeurs appuyaient à nouveau rapidement sur l’écran qui les orientait vers une liste électorale qu’ils n’avaient pas choisi. Il y a eu des recours de candidats à cause de cela. Le système Smarmatic, avec preuve papier, a l’avantage de se rapprocher du système de vote papier, car il multiplie les possibilités de contrôles, avec une trace papier de chaque vote. En gardant un ticket avec la preuve de son vote, l’électeur contrôle mieux le système. Dans le même temps, ce système électronique est plus complexe, car il faut imprimer la preuve de chaque vote effectué sur écran. Cela suppose plus de matériel, comme les imprimantes. Il y a donc davantage de risques de bug. Donc, plus on tend à ce que la technologie rejoigne la simplicité du vote papier, plus on multiplie les risques de bug. On perd d’un côté ce qu’on gagne de l’autre…

Ici, c’est à Bruxelles et en Wallonie que cela a coincé. La problématique du vote électronique pourrait-elle se communautariser ?

C’est déjà fait ! Il suffit de regarder la carte géographique des bureaux de vote électronique. Ils se trouvent majoritairement en Flandres, où ils sont équipés du nouveau système Smartmatic. En Wallonie et à Bruxelles, la controverse a fait qu’on n’a pas investi dans un nouveau système, sauf dans deux communes bruxelloises. Mais on n’y a pas non plus abandonné le vote électronique. On a choisi la pire des solutions : continuer avec du matériel et des logiciels qui datent de 1994 et 1998 et qui, même upgradés, sont amortis depuis très longtemps. Dans le débat qui s’annonce, les Flamands auront beau jeu de pointer les Francophones qui n’ont rien fait pour adapter leur système. Or ce système qui a dysfonctionné le 25 mai dernier a été déclaré, dès 2007, incompatible avec les normes du droit international par l’étude be-voting qui réunissait la plupart des universités du pays… Raison : il ne correspondait pas aux standards et il n’offrait pas la possibilité d’une seconde vérification du vote. Les Flamands, eux, ont alors opté pour le nouveau système. A Bruxelles et en Wallonie, on n’a rien changé.

Pourquoi ?

Au-delà du bug électronique, il y a un bug représentatif. Les gouvernements fédéraux puis régionaux successifs ont toujours traité ce dossier dans l’urgence des élections, fréquentes en Belgique, tout en permettant la mainmise des firmes privées. Depuis 1991, chaque ministre de l’Intérieur hérite de la patate chaude. Comme un scrutin n’est jamais loin chez nous, les décisions sont prises rapidement. Et les choix technologiques sont arbitrés en dehors des parlements. Avec pour conséquence, aujourd’hui, un système de vote électronique qui fonctionne sous quatre logiciels différents, avec des problèmes de compatibilité qui sont connus. En 2010, le collège d’experts chargé de surveiller le déroulement du vote électronique avait évoqué un souci d’articulation entre un logiciel de vote automatisé et le logiciel Codi qui permet d’envoyer les résultats au ministère de l’Intérieur. En sur-automatisant le vote et en multipliant les expériences, on a ajouté des couches technologiques qui rendent le processus plus risqué. Dans les rapports d’experts qui sont mis à leur disposition, les parlements ont de quoi réfléchir et débattre. Pourtant, rien n’a évolué côté francophone.

N’y a-t-il pas aussi une responsabilité des sociétés d’audit, comme PricewaterhouseCoopers, qui ont avalisé les logiciels pour le gouvernement ?

Absolument. Il faut d’ailleurs dénoncer, ici, une situation absurde. On a donc prévu qu’un tiers indépendant, à savoir une société d’audit, contrôle les sociétés privées avec lesquelles le gouvernement sous-traite pour le vote électronique. Mais, pour faire des économies de bouts de chandelle, le coût de l’intervention de la société d’audit est supporté par la firme qui fournit le logiciel. Le contrôleur est donc rétribué par le contrôlé. Cela pose, à l’évidence, un problème d’indépendance et d’effectivité du contrôle. Les collèges d’experts l’ont d’ailleurs déjà soulevé dans leurs rapports avec des exemples concrets. Dans le rapport du collège bruxellois de 2012, il est noté que la société d’audit n’avait pas reçu de la firme privée le bon code source du logiciel, soit le langage qui permet à l’humain de comprendre ce que fait la machine. C’est tout de même énorme, car c’est grâce au code source qu’on peut contrôler si le système fonctionne correctement.

Le ministère de l’Intérieur avait-il suffisamment préparé le terrain pour le vote électronique du 25 mai ?

Apparemment pas. Il y a eu un manque de précaution. Un constat suffit : les arrêtés ministériels, qui ont agréé les applications informatiques ayant dysfonctionné le jour des élections, datent du 14 mai et ont été publiés le 19 mai, soit cinq jours avant le scrutin. D’habitude, ces arrêtés sont publiés fort tard, mais jamais aussi tard que cette fois-ci. Cela sent la précipitation. De toute évidence, tout a été fait à la va-vite. En termes de transparence, de tels délais sont problématiques. D’autant qu’on avalise des choix technologiques qui sont décidés bien avant. On sait qu’en matière de technologie, le droit suit des décisions effectuées en amont. C’est déjà problématique. Mais si on publie les arrêtés à la dernière minute, c’est encore plus problématique. Car il n’y a plus aucune possibilité de contrôle démocratique. C’est à ce point vrai que la sixième réforme de l’Etat a prévu d’inscrire dans la Constitution que les modifications aux règles électorales devront intervenir plus d’un an avant les élections. En principe, elles ne pourront plus être précipitées…

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