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Vivre avec quelques euros par jour

En Belgique, un peu plus de 1,5 million de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Du moins, jusqu’à ce que la crise économique et financière éclate. Et depuis ? Le pire pourrait être à venir. Analyse et témoignages.

Par LAURENCE VAN RUYMBEKE

Plus longue sera la chute… En tombant du toit sur lequel il travaillait, Ali ne savait pas qu’il entamait une lente glissade dans le précipice de la pauvreté. Licencié parce que devenu inopérant, ce couvreur de 42 ans doit aujourd’hui faire vivre son épouse et ses trois enfants avec des allocations de chômage de 1 200 euros auxquelles s’ajoutent des allocations familiales. Une fois décomptés les frais fixes de la famille, il ne reste… pas grand-chose. D’autant que l’une des petites filles d’Ali doit bénéficier de coûteux soins de santé.

Combien sont-ils, en Belgique, à compter chaque piécette en espérant finir le mois sans avoir le ventre creux, comme le raconte la jeune Française Nelly Zin dans son ouvrage 3 euros par jour (1) ? Officiellement, 1,52 million de personnes vivent, ici, sous le seuil de pauvreté. Autrement dit, leurs revenus mensuels ne dépassent pas 878 euros pour un isolé et 1 845 euros pour une famille de deux adultes et deux enfants. Mais ils sont sans doute plus nombreux. Car ces chiffres, vieux de trois ans, commencent à dater. Et ceux qui sont juste au-dessus du seuil de pauvreté, en brut, n’ont peut-être pas davantage dans leur portefeuille, en net, que les plus mal lotis sur le plan financier.

L’un est licencié, l’autre divorcé, le troisième est chassé de son appartement et ne trouve à se reloger que pour beaucoup plus cher… Tous ces événements de la vie, racontés par une poignée de témoins qui ont accepté de se livrer peuvent faire basculer une existence et plonger leurs victimes dans une pauvreté qu’ils croyaient réservée aux autres. La crise économique, survenue en 2008, a sans conteste accentué les difficultés que rencontraient ceux qui vivaient déjà à la limite de leur budget. Mais elle n’a pas provoqué une nouvelle pauvreté au sens strict.

« On évoque une nouvelle pauvreté à chaque crise, c’est-à-dire chaque fois que plus de citoyens se sentent menacés, remarque Françoise De Boe, coordinatrice du Service de lutte contre la pauvreté au sein du Centre pour l’égalité des chances. Autrement dit, il s’agit davantage d’un changement de leur perception de la réalité que de la réalité : les gens se sentent dans une plus grande précarité, mais pas forcément dans la pauvreté. »

C’est que dans un monde en bouleversements perpétuels, et plus encore avec la crise, rien ne semble plus acquis. Les contrats à durée indéterminée ne le sont plus forcément, dès lors que les entreprises restructurent à tour de bras. Les contrats précaires ou à temps partiel se multiplient. Les divorces sont plus fréquents qu’auparavant, qui appauvrissent généralement plus les femmes que les hommes. On estime que, parmi les familles monoparentales, une sur trois vit sous le seuil de pauvreté et dans huit cas sur dix, elles sont dirigées par des femmes.

« A vrai dire, on ne connaît pas encore les effets de la crise sur la pauvreté, souligne Marie-Thérèse Casman, sociologue de la famille à l’ULg : il est trop tôt pour disposer de chiffres et les dernières statistiques connues remontent à 2008. Il est à craindre que l’augmentation de la pauvreté liée à la crise, si elle se confirme, n’intervienne qu’un peu plus tard. »

Sabine Fronville, coordinatrice de l’épicerie sociale de Molenbeek, s’attend en effet à voir débarquer ces nouvelles victimes entre ses rayons d’ici à deux ans. « Il faudra plusieurs années aux gens qui ont perdu leur emploi dans la crise pour se retrouver dans de réelles difficultés financières, pronostique-t-elle. Du moins si le ménage bénéficie d’un 2e salaire, d’une maison, et d’économies pour tenir un peu. »

En attendant de voir si cette sombre perspective se confirme, certains signes apparaissent qui ne rassurent guère. Le nombre de demandes de règlement collectif de dettes a augmenté de 23 % entre 2008 et 2009. « Parmi ceux qui s’adressent aux services de médiation de dettes, 35 % étaient en insolvabilité structurelle en 2008, pour 21 % en 2007 », souligne Didier Noël, coordinateur scientifique de l’Observatoire du crédit et de l’endettement.

Tendance nouvelle

Depuis le début de 2009, les CPAS (Centres publics d’action sociale) reçoivent de plus en plus de demandes d’aides en raison de la crise, notamment pour assurer le paiement de factures en soins de santé, en mazout ou en frais scolaires. Si, en 2002, on comptait 600 étudiants bénéficiaires du revenu minimum d’insertion, ils étaient 12 700 en 2008 : leurs parents ne sont plus en mesure de payer leurs études. Les exclusions du chômage augmentent également, renvoyant les demandeurs d’emploi concernés vers les CPAS.

Quant au chômage économique, désormais autorisé aux employés dans ce contexte de crise, il rogne de facto les revenus des ménages. Et les prix en yo-yo de l’énergie ne facilitent pas les choses. « Ce n’est plus rare de voir arriver dans des CPAS des couples à deux petits revenus. La tension sur leur budget est tellement forte que le moindre incident les fait trébucher », raconte Christophe Ernotte, directeur général de la Fédération des CPAS au sein de l’Union des villes et communes de Wallonie. D’ailleurs, le taux de pénétration des CPAS auprès de la population d’une grande ville wallonne est passé de 3,5 % en 2004 à 8,9 % en 2009.

Est-ce à dire que le public des CPAS a changé ? « Auparavant, l’opinion publique considérait que la pauvreté ne concernait que certaines familles défavorisées, de génération en génération, répond Christophe Ernotte. Des allocataires sociaux, des pensionnés et des salariés les ont rejointes, à présent. »

Car, s’il y a une tendance nouvelle qui apparaît, c’est bien celle-là : les gens s’endettent pour des dépenses vitales. On est loin du poncif qui veut que tous les surendettés soient de mauvais gestionnaires : aujourd’hui, le salaire minimum est structurellement trop faible pour couvrir des besoins de base. En Belgique, quelque 4 % de travailleurs sont considérés comme pauvres. L’emploi n’est plus un rempart contre la pauvreté. « De plus en plus de gens ont du mal à joindre les deux bouts, même en travaillant, confirme Dominique Decoux, présidente du CPAS de Schaerbeek. Le revenu minimum n’est plus suffisant pour vivre dans les grandes villes. »

Néanmoins, n’importe qui ne devient pas pauvre. Certains, protégés par exemple par un réseau social fort, sont plus à l’abri que d’autres, même s’ils traversent ponctuellement une mauvaise passe. Il n’empêche. « Que quelqu’un qui travaille ne puisse pas faire vivre sa famille est inacceptable, s’indigne Françoise De Boe. Certaines allocations sociales sont sous le seuil de pauvreté ! »

A la va-vite

Dès lors, que fait la police ? Et l’Etat, surtout ? Dans l’urgence, il prend des mesures ponctuelles, et non structurelles, comme le chèque-mazout ou le plan d’aides à l’emploi win-win, qui consiste à réduire drastiquement le coût des embauches pour les entreprises, pendant une période limitée. Avec quels effets à moyen et long terme ? « C’est bien là le danger, soupire Françoise De Boe : en période de crise, les responsables politiques ont tendance à prendre des mesures à la va-vite. »

Sur le terrain, les acteurs de première ligne réclament, eux, une réflexion de fond. D’autres choix politiques, notamment sur la hauteur des allocations sociales et du revenu minimum. Des initiatives pour combler le fossé qui se creuse entre le haut et le bas du panier. « La machine est en train de se casser doucement, observe Christophe Ernotte : dans les CPAS, on ne joue plus qu’un rôle de Mister Cash. On distribue des aides, certes, mais sans plus guère parvenir à réinsérer les familles en difficulté dans le tissu socio-économique. C’est un cercle vicieux. De plus en plus de gens poussent la porte des CPAS. Et de moins en moins en sortent. »

(1) Nelly Zin, 3 euros par jour, Albin Michel.

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