Carte blanche

Violences sexuelles : alerte à la banalisation et au déni

À l’occasion des réactions sociales générées par l’affaire Weinstein, des intervenants dans le domaine de l’aide aux victimes veulent attirer l’attention sur les souffrances psychologiques et sociales qu’éprouvent les victimes, leurs difficultés à prendre la parole et à porter plainte, les obstacles qu’elles rencontrent dans le processus judiciaire.

Pourquoi cette carte blanche ?

Nous voulons intervenir dans le débat qui traverse et secoue actuellement la société concernant les victimes de violences sexuelles. Nous visons les réactions diverses générées par l’affaire Weinstein. En tant qu’intervenant.e.s dans le domaine de l’aide aux victimes (médecins, assistants sociaux et assistantes sociales, éducateurs et éducatrices, psychologues, psychanalystes), enseignant.e.s, juristes ou citoyen.ne.s sensibilisé.e.s à la dignité humaine, nous avons décidé de prendre la parole qui, entre autres, dit la complexité et la gravité de ce que vivent les victimes de violences sexuelles. Nous assistons aujourd’hui à une confusion dangereuse de termes notamment entre ceux de drague, avance insistante, harcèlement et agression sexuelle qualifiant les comportements des auteurs, d’une part, et, d’autre part, entre ceux de passivité, sidération et consentement apparent qualifiant les conduites des victimes. Par cette carte blanche, nous voulons attirer l’attention sur les souffrances psychologiques et sociales qu’éprouvent les victimes, leurs difficultés à prendre la parole et à porter plainte suite à une agression sexuelle, les obstacles que les victimes rencontrent dans le processus judiciaire. Nous voulons également souligner la nécessité pour les victimes de ne pas s’en remettre à la seule dénonciation publique ou au recours à la justice pour entrer dans un processus de reconstruction, et rappeler, d’une part, les structures existantes, d’autre part, le besoin de renforcer la fonction d’accueil pour leur venir en aide. Nous pensons nécessaire d’interpeller les instances décisionnelles du pays quant aux mesures à prendre pour accompagner au mieux les victimes à l’avenir.

La gravité des violences sexuelles

Pour ceux et celles qui recueillent le désarroi des enfants abusé.e.s et des adultes violé.e.s, l’abus et le viol sont entendus dans toute leur gravité. Il leur apparaît que la destruction psychique est telle qu’elle peut être qualifiée de meurtrière. Parce que des valeurs intimes vitales ont été agressées, ces personnes se sentent comme des mortes-vivantes. Il est bouleversant d’entendre combien sont grandes l’humiliation, la honte et la culpabilité qui s’en suivent, elles peuvent déterminer de très grandes difficultés dans leur vie sexuelle, relationnelle et amoureuse. Leurs parcours de vie sont souvent parsemés de crises d’angoisses, cauchemars, flash-backs, dépressions, insomnies, autodestruction et perte de l’estime de soi. C’est pourquoi certains dénis de cette gravité nous apparaissent indécents. Ainsi l’affirmation d’une jouissance possible dans le viol a été rétorquée par Brigitte Lahaie en réaction à la phrase de Caroline De Haas « Il y a un truc bien simple, c’est d’arrêter les violences. Parce que les violences, elles empêchent la jouissance. Quand vous avez été victime de viol, vous jouissez moins bien en fait, en général ». Or, l’apparition exceptionnelle de cette jouissance dans le viol est psychologiquement problématique. De même la survenue possible d’excitation sexuelle chez les enfants abusés est toujours terrorisante pour eux. Le regret affirmé par l’écrivaine Catherine Millet : « de ne pas avoir été violée. Parce que je pourrais témoigner que du viol on s’en sort » manifeste une autre forme du déni évoqué. Les traces laissées par de telles épreuves subies peuvent en effet handicaper les vies pendant de longues années. Nous savons qu’une aide respectueuse par des personnes suffisamment formées et qualifiées permet à ces enfants et ces adultes victimes d’agressions sexuelles de se reconstruire. Mais il faut reconnaître que le parcours est souvent long et douloureux et n’efface pas toute souffrance.

La difficulté de dire

Nous savons combien l’intervention de la justice qui désigne l’auteur et la victime, qui prononce une condamnation peut être pacifiant pour les personnes sexuellement agressées. Mais pour nombre d’entre elles, le parcours judiciaire s’apparente à un véritable parcours du combattant. Des freins internes comme la présence fréquente de la honte inhibent la prise de parole. Les mécanismes de sidération et de perturbation des repères cognitifs propres au choc traumatique jettent à tort la suspicion sur leurs témoignages. La situation des enfants abusé.e.s sexuellement au sein du milieu familial en fournit un exemple cruel : chez ceux/celles-ci la dissociation peut entraîner au niveau de la conscience un oubli durable des faits subis et la charge familiale est souvent telle que la parole de dévoilement des faits subis est située comme responsable de la crise familiale qui s’en suit, comme si l’expression « malheur à celui par qui le scandale arrive » pouvait désigner celui qui dénonce le scandale plutôt que l’auteur des faits scandaleux. Les phénomènes précités peuvent allonger considérablement le temps nécessaire à dévoiler des faits d’agressions sexuelles : le temps psychologique et le temps judiciaire qui tient compte de la prescription ne se recouvrent pas. Par ailleurs étant donné la nécessité de preuves matérielles qu’impose la logique judiciaire, un nombre infime de dépôts de plainte pour agressions sexuelles aboutit à une condamnation. Exceptionnellement d’autres types d’éléments révélateurs sont pris en compte lors de l’enquête judiciaire, telles des séquelles psychologiques. On entend par agression sexuelle tout acte à caractère sexuel, avec ou sans contact physique, commis par une personne sans le consentement de la victime ou réalisé en abusant de l’autorité exercée sur elle comme par exemple dans les cas où un adulte profite de l’infériorité d’âge d’un enfant. Sont ici visés de nombreux faits à caractères sexuels tels les faits de viol, attentat à la pudeur, attouchement, inceste, pédophilie, exhibitionnisme, voyeurisme, frotteurisme, harcèlement sexuel, harcèlement de rue, injures à épithètes sexuelles, intimidations ou humiliations… Notre code pénal distingue le viol réservé à tout acte de pénétration à caractère sexuel commissur une personne qui n’y consent pas, réservant le terme d’attentat à la pudeur pour les autres formes d’agression sexuelle. La non-inscription dans le code pénal belge de l’inceste comme crime contre l’enfant et la famille illustre l’incomplétude de la loi belge en la matière.

Quelles aides proposer ?

Aider adéquatement une victime de violence sexuelle est possible. Les interventions demandent une attitude délicate et non intrusive dès l’accueil et l’implication active de tout professionnel entrant en contact avec la victime. Cet accueil spécifique nécessite des formations consistantes y compris au niveau des commissariats de police. Aider exige de reconnaître la réalité du fait d’être victime d’agression et d’accueillir les vécus mortifères mais tout autant de ne pas entretenir la personne dans la stigmatisation et la victimisation ; il s’agira de mobiliser les ressources parfois inattendues dont elle pourrait faire preuve, de rouvrir ses points d’insertions possibles dans la vie et dans un réseau social qui soit respectueux de sa personne. Des professionnels expérimentés sont de plus en plus nombreux et des services spécialisés sont en place[1] comme le montre encore l’ouverture récente du numéro vert 0800/98100. Néanmoins, la situation est telle que la plupart des services ne bénéficient pas de soutien financier suffisant et pérenne leur permettant de répondre à une demande toujours croissante.

Le temps des recommandations

La complexité que représente la problématique de la violence sexuelle, qu’elle soit extrafamiliale ou intrafamiliale, nécessite que des acteurs politiques s’investissent dans des prises de position concrètes, actées par des dispositions juridiques et des mises à disposition de moyens proportionnés au grand nombre de violences sexuelles commises. Beaucoup de victimes vivent comme une injustice d’avoir à assumer leurs frais de santé alors que ceux des agresseurs sont pris en charge par les collectivités (suite à la loi Salduz de 2011). L’Etat belge s’est engagé en juillet 2016 à appliquer la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique). Les recommandations de la Convention semblent délaissées en Belgique, ainsi celles obligeant les Etats à organiser une coordination effective entre tous les acteurs (art. 7), à pourvoir aux ressources financières et humaines appropriées pour soutenir les associations (art. 8 et 9)… Par ailleurs, une éducation au respect de soi et des autres, au sens éthique et critique, ainsi qu’à la tolérance, devrait devenir une priorité dans les programmes d’enseignement scolaire au même titre que les matières traditionnelles comme le français ou les mathématiques.

Pour conclure

La vigilance est indispensable. Il convient de déconstruire nombre de stéréotypes courants. N’entend-on pas répéter que « dans nos sociétés démocratiques, il suffit de porter plainte », ou réprimander les femmes sexuellement agressées par la phrase culpabilisante : « comment étiez-vous habillée ?  » Le langage populaire lui-même participe de l’accusation des personnes agressées puisque l’on dit habituellement que les victimes de viol « se sont faites » violées alors qu’elles « ont été » violées. La déconstruction des stéréotypes passe par un renforcement de la sensibilisation auprès du grand public et de la formation de tout professionnel rentrant en contact à un moment donné avec la victime et ceci à différents stades tels que l’accueil et la prise en charge. Enfin, ce renforcement de la formation ne peut s’envisager sans une amélioration des dispositifs existants ainsi que des réalités structurelles qui permettent ou freinent la mise en place d’une aide adéquate. Une écoute qui prend sérieusement en compte une détresse débouche sur un engagement et une parole mobilisatrice de changement car n’oublions pas le message d’Hannah Arendt : « Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action« .

Véronique Boyazis (Assistante sociale, Service d’Aide aux Victimes de Namur), Lily Bruyère (Coordinatrice de SOS Inceste Belgique ASBL), Sophie-Caroline Cromphout (Psychologue Psychanalyste à SOS enfant Saint-Luc, SSM chapelles aux champs), Emmanuel de Becker (Pédopsychiatre, Responsable de SOS Enfants/Cliniques Universitaires Saint-Luc), Fanny De Jonghe (psychologue, psychothérapeute analytique), Eliane Delvaux (Assistante sociale, Service d’Aide aux Victimes de Namur), Patrick De Neuter (Psychanalyste, Professeur émérite en Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation UCL), Jennifer Denis (Docteure en psychologie, Psychothérapeute, Université de Mons), Jean Florence (Psychanalyste), Clémentine Gérard (Psychologue, animatrice du groupe de parole à Sos inceste Belgique ASBL, Planning familial de Saint-Gilles), Anne Graindorge (juriste et psychologue, directrice Woman’Do), Patrick Hespeels (Psychologue, Service d’Aide aux Victimes de Namur), Luc Istace (Psychologue, Service d’Aide aux Victimes de Namur), Anne Lemonne (Chercheuse à la DO Criminologie/Institut National de Criminalistique et de Criminologie, et Assistante chargée d’exercices en Faculté de Droit et de Criminologie ULB), Valérie Lootvoet (Directrice de l’Université des femmes), Lisa Macmanus (Victimologue au Planning familial de Saint-Gilles), Pascale Masquestiau (Chargée de missions « Le Monde selon les femmes »), Chantal Massaer (Directrice d’Infor Jeunes de Laeken), Emmanuelle Mélan (Chercheuse-doctorante en Faculté de Droit et Criminologie UCL ), Séverine Piret (Psychologue, Psychothérapeute, Artthérapeute), Christiane Poncelet (Psychanalyste), Marie Rémy (Psychologue et Criminologue), Bertrand Renard (Professeur invité en Faculté de Droit et de Criminologie UCL, Chercheur-Chef de travaux DO Criminologie/Institut National de Criminalistique et de Criminologie), Jacques Roisin (Psychanalyste, Chargé de cours en Faculté de Droit et Criminologie UCL, Service d’aide aux victimes de Mons), SOS Viol, Philippe Szafarz (Psychanalyste), Souad Taieb (Psychologue et psychothérapeute analytique, animatrice du groupe de parole à Sos inceste Belgique ASBL), Jean-Pierre van Boxel (Officier de police judiciaire, Inspecteur principal spécialisé), Aurore Van Opstal (Réalisatrice), Philippe van Meerbeeck (Psychiatre, Psychanalyste, Professeur émérite en Faculté de Médecine UCL).

[1] Parmi lesquels : Services d’Aide Sociale aux Victimes, SOS Viol, Plannings familiaux, SOS Inceste, Equipes SOS Enfants, Centres de prise en charge des victimes de violences sexuelles, Services d’accueil des victimes au sein des Maisons de Justice, Services d’assistance policière aux victimes, les Services d’Aide à la Jeunesse, les Foyers d’Accueil pour personnes en détresse, etc.

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