© Frédéric Pauwels

Verhofstadt : « Un leader politique n’est pas là pour suivre l’opinion publique »

Premier ministre de 1999 à 2008, Guy Verhofstadt est un des rares politiciens belges à avoir réussi sa reconversion dans la politique européenne. Chef du groupe libéral (Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe), il est devenu un des principaux agitateurs d’idées du Parlement européen. Son credo est connu depuis plusieurs années : le salut de l’Europe passe par plus de fédéralisme. La crise de la dette lui donne l’opportunité d’enfoncer le clou : la zone euro a besoin d’une vraie union économique, monétaire et fiscale. Et il n’est pas tendre avec le couple Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. C’est dans un restaurant grec, au pied du Berlaymont, qu’avec sa détermination habituelle Guy Verhofstadt juge que, décidément, les dirigeants européens manquent de vision pour l’Union.

Le Vif/L’Express : A Bruxelles, le 9 décembre, le Premier ministre britannique David Cameron a mis son veto à un nouveau traité européen destiné à réformer les institutions de l’Union et à sauver l’euro. Cela vous a surpris ?

Guy Verhofstadt : Non, on pouvait s’y attendre. Depuis des semaines, dans la presse britannique et allemande, on préparait le clash.

En août dernier, le ministre wallon Jean-Claude Marcourt (PS) déclarait au Vif/L’Express : « L’erreur fondamentale, dans la construction européenne, reste d’avoir accepté les Anglo-Saxons, parce qu’ils sont venus avec une conception radicalement différente des continentaux. » Vous partagez son avis ?

Non, à condition qu’on ne laisse pas les Britanniques nous freiner. C’est pour ça que je comprends la décision des chefs d’Etat et de gouvernement de conclure un accord à 26. Même si je crains que Nicolas Sarkozy n’abuse de la situation, qu’il en profite pour faire passer des solutions intergouvernementales, en dehors de la logique communautaire européenne et en dehors du contrôle exercé par le Parlement européen. Voilà ma crainte. Il ne faut pas tirer prétexte du sauvetage de l’euro pour faire des choses qui ne marcheront pas, et qui, en plus, diminueront la légitimité démocratique de l’Union européenne.

L’agence de notation Standard & Poor’s demande à l’Europe de faire avancer l’idée européenne, avez-vous déclaré récemment à Matin Première (RTBF).

Je l’ai dit exprès. Standard & Poor’s a lancé un avertissement aux pays notés AAA, notamment la France et l’Allemagne, ces mêmes pays qui pensent toujours qu’ils n’ont rien à craindre et qui donnent des leçons à tout le monde. Et que dit l’avertissement ? Qu’il n’y a pas assez d’union en Europe. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Standard & Poor’s ! L’agence justifie son avertissement en cinq points, et le troisième point, c’est une leçon d’intégration européenne : si vous voulez une monnaie unique, vous devez avoir une union fiscale, économique et politique, sinon ce n’est pas crédible.

Cela ne vous gêne pas de considérer les agences de notation comme le moteur de l’intégration européenne ?

Il faut être réaliste. Ce n’est que parce que Standard & Poor’s met la pression que ça va avancer.

Tout comme l’abaissement de la note belge, le 25 novembre, a accéléré la conclusion d’un accord budgétaire dans notre pays ?

Voilà, exactement. En politique, dans la plupart des cas, ce n’est que parce qu’on est le dos au mur qu’on agit. Parfois, on entreprend quelque chose par idéalisme mais, le plus souvent, c’est par nécessité. Je n’aime pas ça. Moi, je trouve que l’action politique doit surtout reposer sur des principes, des valeurs, de l’idéologie, de la passion. Mais, apparemment, la plupart des hommes politiques ne bougent que quand ils n’ont plus d’autre choix. Ce dont il s’agit maintenant, c’est de transférer une grande partie de la souveraineté des Etats vers le niveau européen, ni plus ni moins. A terme, la réforme des pensions ou du marché du travail devra aussi être gérée au niveau européen. C’est nécessaire. Autrement, le système de la monnaie unique ne peut pas fonctionner. Je dis toujours : un Etat peut exister sans monnaie unique, l’inverse n’est pas vrai, une monnaie ne peut pas exister sans un Etat.

Qui pourra convaincre la France et l’Allemagne de mettre en £uvre une union économique et fiscale ?

Les marchés. La réalité. Ces pays n’auront pas le choix. Ne soyons pas naïfs, des tensions sur les marchés financiers, il va encore y en avoir.

Vous avez appelé le nouveau Premier ministre belge, Elio Di Rupo, à être « le moteur de la contre-offensive contre l’axe franco-allemand ».

Ce sera nécessaire, surtout maintenant qu’on a décidé de rédiger un nouveau traité. Il va falloir l’écrire. Ce sera une bataille dure entre une position toulonnaise (1), qui refuse la supranationalité, et une sorte de groupe constitué par la Pologne, l’Italie, le Benelux et la Finlande. Je peux vous dire que si ces pays-là s’unissent, ça compte. Malheureusement, ils ne s’organisent pas. La Belgique a un rôle à jouer. Sur la question européenne, il y a quand même une grande unité de vues dans notre pays. C’est peut-être le seul sujet à propos duquel on ne se bagarre pas.

N’est-ce pas illusoire de penser qu’Elio Di Rupo, à la tête d’un pays de 10 millions d’habitants, pourra jouer un rôle décisif ?

Mais non ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Avec tout le respect que j’ai pour les Allemands et les Français, je m’excuse, ce n’est pas à eux seuls de décider. J’attends qu’un groupe fédéraliste se mette d’accord autour d’un projet d’avenir. Dans le passé, ça marchait. Paul-Henri Spaak (2) se mettait à la tête d’un groupe de pays pour dire aux Français et aux Allemands : l’Europe intergouvernementale, pas question !

Ces discussions de marchands de tapis autour de la crise de la dette n’écornent-elles pas l’image du projet européen ?

Oui. Mais ce n’est pas nouveau. Depuis quelques années, on assiste à une montée du nationalisme, du populisme, de l’euroscepticisme, le tout alimenté par un manque de vision des leaders politiques. Eux-mêmes ne suivent que la thèse nationaliste et populiste. Leur état d’esprit : l’opinion publique le pense, donc je le répète.

Le constat vaut aussi pour Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ?

Exactement. C’est la différence entre ces deux-là et leurs prédécesseurs, comme Helmut Kohl et François Mitterrand. La façon dont je conçois mon rôle dans la démocratie, ce n’est pas suivre aveuglément l’opinion publique, mais être un leader, expliquer pourquoi il faut faire ceci ou ça, convaincre les gens, développer votre vision. Parfois, ça fonctionne, et vous gagnez les élections. Parfois, ça tourne mal, et vous perdez les élections. Mais suivre l’opinion publique en reprenant à son compte des discours nationalistes, et finir quand même par perdre les élections parce que les citoyens auront préféré l’original à la copie, ça, ce n’est pas la démocratie. Pour limiter la politique à livrer des commentaires sur l’actualité, on a les journalistes. C’est votre boulot, pas le mien.

Pourquoi êtes-vous si dur avec le couple franco-allemand ?

Angela Merkel et Nicolas Sarkozy prennent soi-disant leurs responsabilités. L’Allemagne dit : « Il faut exclure la Grèce de la zone euro. » Plutôt que de résoudre les problèmes, cela les a aggravés. Si les membres du club n’ont pas confiance en l’un de leurs membres, pourquoi les marchés auraient-ils confiance ? On a commencé à spéculer contre l’euro. Voyant que cela ne marche pas, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy s’accordent, en octobre à Deauville, pour demander une participation du secteur privé. Résultat : ils ont bloqué le marché obligataire depuis des mois. Et au sommet de Bruxelles, que nous disent-ils ? « Plus jamais ça ! » L’axe franco-allemand peut être bénéfique en Europe. Mais l’inverse peut aussi arriver.

Comment définissez-vous l’attitude allemande : de l’égoïsme ?

Oui. Sous la pression de l’opinion publique.

En mai 2000, en prononçant un discours intitulé « De la confédération à la fédération », Joschka Fischer, alors ministre allemand des Affaires étrangères, avait provoqué un vrai scandale. Depuis lors, l’idée fédéraliste a-t-elle progressé ou régressé ?

Elle a progressé, je pense.

Malgré les difficultés actuelles ?

Non, justement, grâce aux difficultés. On parle maintenant d’un marché obligataire unique. Mais c’est le fédéralisme, ça ! Exactement comme les Américains l’ont créé à la fin du XVIIIe siècle. A l’époque, un débat très vif avait opposé Thomas Jefferson, qui ne voulait concéder que des compétences très restreintes au pouvoir central, au fédéraliste Alexander Hamilton, partisan d’une intégration économique et monétaire. En réalité, nous nous trouvons face à la même question : devenons-nous les Nations unies d’Europe ou les Etats-Unis d’Europe ? La différence, c’est qu’en Amérique, au XVIIIe siècle, il s’agissait de treize jeunes Etats vulnérables. Tandis que nous, nous devons composer avec de vieilles nations et avec les nationalismes qui vont avec. C’est ça, la grande difficulté.

Vous fustigez les nationalismes. Mais comprenez-vous que la mondialisation fait peur à de nombreux citoyens ?

Oui, je comprends qu’ils se posent des questions. Les dirigeants doivent leur dire que seule l’Europe peut y apporter une réponse. Prenez la crise financière. Les marchés sont globalisés et le contrôle politique sur ces marchés est complètement national. Aucun superviseur n’a fonctionné pendant la crise financière. La politique est complètement déconnectée des marchés. La réponse à ce défi, c’est l’Europe. La stabilité et la sécurité, ce n’est que l’Europe qui peut la garantir. Sans parler de l’influence politique. On ne pourra jouer un rôle au niveau international qu’à travers l’Europe. Vous voulez que je vous dise à quoi ressemblera le G 8 en 2035 ? Les Etats-Unis, le Japon, l’Inde, la Chine, le Brésil, la Russie, le Mexique et l’Indonésie. Merkel, Sarkozy et Cameron peuvent rester à la maison. Alors que l’Europe est la première puissance commerciale du monde, et qu’elle le sera peut-être encore dans vingt ans. Au nouveau de la politique étrangère, quel rôle jouons-nous ? Vous avez l’impression qu’on joue un rôle au Moyen-Orient ? Dans le dossier iranien ? En Syrie ?

On est tout de même intervenu en Libye ?

Oui, mais que n’avons-nous pas dû faire, Bernard-Henri Lévy, moi-même… ? On a crié. On a engueulé les chefs d’Etat. Les troupes de Kadhafi étaient à 1 kilomètre de Bengazi.

L’opération libyenne est-elle transposable en Syrie ?

Non. Ce qui est faisable, c’est une sorte de zone de protection à la frontière turque.

Comment voyez-vous les rapports entre les Etats-Unis et l’Europe à long terme ?

Il y a une compréhension de la politique européenne beaucoup plus poussée du côté américain qu’auparavant. Surtout ces derniers mois, pour éviter la crise de l’euro. Pas par idéalisme.
Pourtant, Barack Obama n’est toujours pas venu à Bruxelles, arguant notamment que les institutions européennes sont complexes et qu’il ne sait pas très bien à qui il doit s’adresser ?
Cette crise a démontré que nos problèmes institutionnels ne sont pas tout à fait résolus. On a au moins sept « M. Euro » : José Manuel Barroso [NDLR : président de la Commission], Herman Van Rompuy (président du Conseil), Jean-Claude Juncker (président de l’Eurogroupe, le conseil des ministres des Finances de la zone euro), Oli Rhen (commissaire européen en charge des Affaires économiques et monétaires), Mario Draghi (président de la Banque centrale européenne), Wolfgang Schäuble (ministre allemand des Finances) et François Baroin (son homologue français). Cela ne peut pas fonctionner.

Jusqu’à quel point voyez-vous progresser le fédéralisme ?

Sur les questions de défense, de monnaie, de fiscalité, d’économie, le fédéralisme doit progresser. Comme en Belgique.

Est-ce le bon exemple ?

Ne soyons pas trop négatifs vis-à-vis de notre pays. Le déficit de la Belgique va être contenu dans les limites fixées par le traité de Maastricht. En définitive, le pays fonctionne, même s’il a fallu 540 jours pour conclure un accord.

Etes-vous plus optimiste pour l’avenir de l’Europe ou pour l’avenir de la Belgique ?

Les deux sont intimement liés. L’un est un exemple pour l’autre.

Une des causes de la crise économique réside-t-elle dans l’appât effréné du gain ?

C’est plus la croyance que les marchés n’avaient pas besoin de règles et qu’ils allaient s’autoréguler. La crise a sonné la fin de cette vision du monde. C’est la leçon la plus importante de la crise.

Pour un libéral comme vous, cela a-t-il été un choc ?

Non, parce que j’en avais pris conscience quelques années auparavant. Quand on a été neuf ou dix ans Premier ministre, on sait que ce n’est pas l’autorégulation qui va organiser le monde.

Avez-vous vraiment cru à un moment à l’autorégulation des marchés ?

Dans les années 1970, on s’est rendu compte que trop de réglementation tuait le bien-être. Alors, on a dérégulé. Et maintenant, on fait marche arrière. Petit à petit, l’équilibre s’établit. Et moi, je suis en train de devenir un homme du centre [rires].

Vous définiriez-vous comme un « libéral social », comme Louis Michel le proclamait il y a quelques années ?

Je n’ai jamais utilisé ce terme. Pour moi, le social est inhérent au libéralisme.

(1) Le 1er décembre, à Toulon, le président français Nicolas Sarkozy a plaidé pour une refondation de l’Europe, menée par le tandem franco-allemand.

(2) Socialiste belge. Il a notamment été Premier ministre, ministre des Affaires étrangères, secrétaire général de l’Otan, et il fut le premier président de l’Assemblée générale des Nations unies, en 1945.

ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT ET GÉRALD PAPY

Guy Verhofstadt EN 5 DATES

11 avril 1955 Naissance à Termonde. 1982 Président du parti libéral flamand PVV. 1985 Député, ministre du Budget du gouvernement Martens VI. 1999 Premier ministre (jusqu’en 2008 en comptant une période de gouvernement intérimaire à la suite des élections de juin 2007). Juin 2009 Chef du groupe libéral au Parlement européen.

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