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Un énorme scandale couve-t-il à l’ULB ?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

C’est une histoire scientifico-politico-financière, comme le monde de la recherche ne les aime guère. Au centre de l’affaire, le laboratoire de toxicologie de l’ULB et le professeur Robert Kiss, directeur de recherche, soupçonné de falsification… depuis vingt ans. Fraude scientifique ou vendetta ?

Depuis le 3 septembre 2012, Robert Kiss, est sous le coup d’une instruction disciplinaire au sein de l’Université libre de Bruxelles (ULB), l’établissement qui l’accueille. Mais personne, au sein de l’ULB, n’accepte de parler publiquement, certains redoutant des « ennuis facultaires ». « Le dossier n’est pas évoqué au conseil d’administration pour barrer d’éventuelles fuites. Mais c’est un dossier empoisonné, qui prend des proportions hallucinantes », concède un membre de son CA.

Robert Kiss, 53 ans, est docteur en sciences zoologiques et directeur de recherche au FNRS, le plus haut niveau dans la carrière d’un chercheur. Il s’est spécialisé dans la recherche moléculaire et travaille dans le laboratoire de toxicologie, hébergé par la faculté de pharmacie. Ce laboratoire se consacre à la recherche et à l’étude de nouvelles substances anticancéreuses d’origine naturelle.

L’affaire dont il est le centre : un rapport du 17 mars 2011 du conseiller en prévention, Philippe Dejonghe, à la suite d’une plainte d’un doctorant contre Robert Kiss pour harcèlement moral rapporte qu' »une minorité de doctorants parlent de fraude scientifique par la manipulation de données ». Ce rapport est confié au recteur, Didier Vivier, et au président du CA, Philippe Delchambre. Informés de soupçons de falsification de données, ils saisissent, en avril 2011, le Conseil à l’intégrité (CI) « pour diligenter une enquête sur d’éventuels manquements à l’intégrité de la part du Prof. Robert Kiss dans la conduite de ses activités de recherche ».

Le Conseil à l’intégrité estime qu’il y a « des éléments suffisants permettant de présumer des manquements » et qu’ils mériteraient des investigations plus poussées. Didier Vivier s’entoure alors d’une commission d’experts, des personnes « compétentes dans l’investigation des suspicions de fraude » : deux sont issues de l’ULB, Muriel Moser, qui préside ladite commission, par ailleurs directrice de recherche en immunobiologie, et Gisèle Van de Vyver, ex-doyenne de la faculté des sciences. Troisième membre de la commission : Micheline Kirsch Volders, directrice du labo de génétique à la VUB.

Durant trois mois, ce comité passe au peigne fin, notamment, trois articles « contaminés » d’anomalies, publiés dans International journal of oncology et Molecular cancer therapeutics, auquel Robert Kiss a participé. Son rapport (livré en novembre 2011), resté confidentiel, et dont Le Vif/L’Express a pu lire des extraits, fait état de « manquements en matière d’obtention des connaissances scientifiques (…), faits qui constituent des manquements relatifs à la collaboration et la publication ». D’un « manque de rigueur scientifique », de « résultats erronés qui pourraient modifier significativement des conclusions », d’une « approche statistique erronée qui pourrait fausser significativement des conclusions », de « résultats sélectionnés de manière arbitraire » et d' »expériences non-reproductibles ». En clair, Robert Kiss est suspecté de fraude scientifique.

Dans leurs conclusions, les experts auraient préconisé la rétractation des trois articles, l’encadrement des doctorants dirigés par Robert Kiss et l’ouverture d’une instruction disciplinaire à son encontre. Dans la foulée, c’est Pierre Marage qui, en tant que vice-recteur à la recherche, prend l’instruction disciplinaire en main et… refait lui-même une contre-enquête, « en volant au secours de Robert Kiss et se substituant aux experts », selon une personne proche du dossier. « On a vraiment le sentiment que l’ULB veut à tout prix éviter le scandale », poursuit-elle. « Pierre Marage ne souhaite pas provoquer de vagues », relate un membre du CA du FNRS.

Dernier acte : l’ULB s’en remet finalement aux conclusions de Pierre Marage et confie, en janvier dernier, le « dossier Kiss » au FNRS, l’université estimant que ce dernier demeure le patron du directeur de recherche, puisqu’il le rémunère. Ce serait donc au Conseil d’administration du FNRS de trancher. Au sein de ce CA siègent notamment recteurs et vice-recteurs d’université : Didier Vivier, recteur de l’ULB et actuellement président dudit CA , Bruno Delvaux, UCL, Bernard Rentier, ULg et vice-président dudit CA, Calogero Conti, UMons, Jean-Paul Lambert, Facultés Saint-Louis ; ainsi que donc que les vice-recteurs d’universités, Pierre Marage, ULB et Albert Corhay, ULg.

L’affaire semble traîner en longueur. Le FNRS, où l’événement est tout à fait inédit, conclut que le rapport de l’ULB est « trop light » pour trancher. Voici deux semaines, le FNRS a suggéré à l’ULB de constituer une nouvelle commission d’experts indépendants et d’élargir son investigation (Robert Kiss compte vingt ans de travaux).

1987 : les premiers doutes

A vrai dire, les premiers doutes sur les recherches de Robert Kiss auraient été émis il y une vingtaine d’années. En 1987, ses travaux avaient intrigué plusieurs de ses collègues de l’Institut Jules Bordet (Bruxelles), hôpital entièrement consacré aux maladies cancéreuses. A l’époque, Robert Kiss mène ses recherches – qui font partie de sa thèse de doctorat – au laboratoire d’histologie à Bordet. Robert Kiss formule une méthode de pronostic de cancers. Mais ce procédé est contesté. Le professeur Jean Klastersky, alors directeur de médecine interne à l’hôpital spécialisé, exige des précisions et convoque des scientifiques concernés par la méthode. A ce stade, plusieurs experts, dont Paul Galand et Danielle Jacobovitz, ont acquis la conviction que « les travaux de Monsieur Kiss ne sont pas valides, sans qu’il soit possible de dire avec certitude si on était en présence d’incompétence ou de tricherie ». On ne fera pas appel à des experts extérieurs, et le chercheur est congédié du laboratoire.

En novembre 2002, installé dans les locaux de la faculté de médecine, au laboratoire d’histopathologie, Robert Kiss est à nouveau sous le coup d’une enquête, activée par le doyen, Marcel Rooze, suite à une série de plaintes internes. Ses premières conclusions sont accablantes : « L’importance et le nombre de plaintes et critiques recueillies au cours du travail d’enquête de la commission font penser que Monsieur Kiss n’a pas les qualités scientifiques, pédagogiques et humaines normalement requises à l’Université libre de Bruxelles pour exercer la fonction de directeur de recherche. » « Les critiques scientifiques récurrentes et les soupçons de fraude qui accompagnent la carrière de recherche de Monsieur Kiss », rapporte la commission, « requièrent la mise sur pied d’un audit par des experts indépendants ».

Des conclusions non retenues par la seconde commission, dont la mission était de décider si un panel d’experts indépendants devait être constitué. « Dans les cas relevés, l’intention de fraude et la volonté de duperie scientifique ne peuvent formellement être établies sans compléments d’enquête scientifique approfondie. (…) Il ne paraît cependant pas judicieux d’organiser une enquête scientifique internationale. Les travaux scientifiques incriminés sont en effet de portée scientifique modeste. Ils ne conduisent pas à l’élaboration d’une théorie originale qui serait mise en brèche par une enquête internationale composée de scientifiques de renom. L’ULB risquerait ainsi de perdre inutilement de la crédibilité en organisant cette enquête. »

« C’était une commission pourrie (NDRL : celle dite de plus ample informé) dès lors que Robert Kiss a pu désigner deux des quatre personnes constituant cette commission, et qui lui étaient proches et favorables », déclare aujourd’hui l’un des quatre experts.
L’action s’achève sur une réprimande pour Robert Kiss (une sanction peu courante) et son écartement de la faculté de médecine. Le chercheur trouve refuge à la faculté de pharmacie, dans le laboratoire de toxicologie, où il travaille aujourd’hui.

2013 : le dossier Kiss sort de l’ULB

Mais la polémique rebondit en avril 2011, avec l’ouverture d’une enquête du conseil à l’intégrité de l’ULB. Jusqu’ici, le « dossier Kiss » n’était pas sorti du monde académique, où l’on n’aime guère les remous. Or, en janvier 2013, l’ULB est visée par une plainte civile. Au centre du litige : Robert Kiss.

C’est dans ce contexte que s’inscrivent les motivations politiques et économiques. Les recherches de Robert Kiss sont à la base de la création d’Unibioscreen, une spin-off de l’ULB, créée en 1999. But : découvrir de nouvelles molécules anti-cancer à partir de plantes tropicales africaines. Kiss dirige Unibioscreen jusqu’en 2008, dont le principal actif sont deux molécules : UNBS 5162 et UNBS 1450. Les brevets sont déposés. Le concept, lui, séduit les investisseurs. Montant des tours de table : 30 millions d’euros et 5 millions d’euros de subsides. On y retrouve du beau monde : ING Private Equity, Société Générale et Crédit agricole, via Amundi, les Régions wallonne et bruxelloise… Au sein d’Unibioscreen, de « belles personnes » aussi : Robert Tollet, président du CA d’Unibioscreen, pas vraiment connu du grand public mais grand commis de l’Etat, proche du PS, préside le conseil de gestion d’Erasme et le Conseil économique et social. Ou encore Yvan de Launoit, directeur du comité scientifique d’Unibioscreen, ami de Robert Kiss, aujourd’hui directeur de recherche au CNRS de Lille, et fils de Jean-Pierre de Launoit, homme d’affaires à la base de la création du Télévie. Durant près de dix ans, l’ULB aurait perçu d’Unibioscreen un pourcentage, de l’ordre de 500 000 euros par an.

Vers la fin de 2008, l’aventure touche à sa fin. La spin-off manque de fonds, elle peine à trouver de nouveaux capitaux. Robert Kiss démissionne. Quant aux deux molécules, la première est revendue aux Etats-Unis, mais les Américains laissent tomber les recherches faute de résultats. C’est alors sur la seconde que se fondent tous les espoirs. Elle entre en phase I : la molécule est testée sur des patients (à l’hôpital de Louvain), afin d’évaluer de potentiels effets secondaires. Mais l’étude clinique est également stoppée par manque de résultats. En 2010, Unibioscreen est en liquidation.

Mais Catalpa, un investisseur privé (ayant injecté 1,5 million d’euros) souhaite récupérer sa mise. En septembre 2012, elle entame une action civile en dommages et intérêts contre l’ULB, Robert Kiss, Robert Tollet et Patrick Goblet (membre du CA d’Unibioscreen et directeur financier d’ULB). Mise au courant des soupçons de fraude pesant sur Robert Kiss et que l’ULB aurait cachés aux investisseurs, Catalpa reproche à l’ULB d’avoir créé « une apparence trompeuse de crédibilité scientifique dans le chef de Robert Kiss et de la société Unibioscreen ».

De graves accusations sont portées par Catalpa. Selon des documents que s’est procuré Albert Biebuyck, qui défend au nom d’Investor Protection l’intérêt de plusieurs actionnaires de la spin-off, des scientifiques d’Unibioscreen auraient exposé, notamment à Yvan de Launoit, « des erreurs dans les travaux de Robert Kiss et des soupçons de fraude ». Toujours selon Albert Biebuyck, la société Genentech, compagnie leader dans la biotechnologie, « aurait reçu en 2007 la molécule 1450 en test. Les résultats de l’étude in vivo réalisée par Genentech sur la molécule UNBS1450 sont que la molécule UNBS1450 n’a pas d’effet significatif. Ces résultats, d’après Albert Biebuyck, ont été omis par Robert Kiss ».
Enfin, la gestion financière d’Unibioscreen est aussi mise en doute. Ainsi en 2003, l’ULB a demandé un audit. Dans ses conclusions remises au recteur de l’époque Pierre de Maret, le réviseur d’entreprises écrivait : « Le comportement et les méthodes de Monsieur Kiss ne sont pas idéales ni respectueuses tant des formes que du fond, particulièrement dans le milieu universitaire. La constitution de la société DTC (NDLR : société de management que possède toujours Robert Kiss) et l’attribution de warrants de la société Unibioscreen à Monsieur Kiss, laissent planer un doute quant à l’orthodoxie de ces opérations. Certaines notes de frais et d’honoraires restent douteux, mais cela reste subjectif faute de preuves tangibles. »

L’affaire laisse perplexe et on peut s’étonner qu’une telle situation perdure. Comment dans telles circonstance une publication peut avoir lieu ? On le sait : sans publications dans des journaux réputés, impossible de gravir les échelons d’une carrière universitaire ou d’obtenir des crédits de recherche. Selon nos interlocuteurs, Robert Kiss aurait adopté une stratégie moins voyante, en publiant dans des revues de rang inférieur, donc moins soumises au regard critique de collègues. Cependant, « la vitesse à laquelle ses articles sont publiés a éveillé nos soupçons. Des résultats, en tout cas, doivent être vérifiés », explique un proche du dossier.

A l’ULB et au FNRS, le malaise grandit. Des clans rivaux se forment, certains estimant que la polémique est manigancée par des jaloux. D’autres laissent entendre que Robert Kiss bénéficierait d’appuis haut placés, et qu’il demeure une puissance financière… Reste que les subsides octroyés par le FNRS à Robert Kiss ont diminué au fil des dernières années. Robert Kiss ne bénéficie plus non plus du soutien financier du Fonds Boël (où l’on retrouve au CA Jean-Pierre de Launoit et Muriel Moser, présidente de la dernière commission). « Ce qui se passe est invraisemblable. Ça ne peut plus durer, l’image de notre université est en jeu », s’emporte un ex-recteur de l’ULB.

Robert Tollet, ex-président du CA d’Unibioscreen, que Le Vif/L’Express a joint, refuse de s’exprimer. Quant à Robert Kiss, que Le Vif/L’Express a contacté, il s’estime « victime d’attaques tous azimuts », « une campagne inouïe de calomnie ». Il entend bien « laver son honneur ».

Toutes les instances qui se sont jusqu’ici prononcées nourrissent des soupçons à l’égard du travail de Robert Kiss. Les résultats n’ont pas été rendus public. Toutes ont noté des failles, sans jamais accuser formellement Kiss de fraude.

1987 : Robert Kiss travaille à l’Institut Jules Bordet. Il est congédié, car on y estime que « ses travaux sont non valides ». Il intègre la faculté de médecine (ULB).
1999 : constitution d’Unibioscreen, une spin-off de l’ULB, sur la base des recherches de Robert Kiss.
2002-2003 : deux commissions se penchent sur ses travaux. Elles concluent que « la fraude et la volonté de duperie scientifique ne peuvent être établies sans la mise sur pied d’une enquête scientifique approfondie. Mais l’ULB risquerait ainsi de perdre inutilement de la crédibilité en organisant cette enquête. » Robert Kiss est congédié de la faculté de médecine et intègre la faculté de pharmacie.
2010 : liquidation d’Uniobioscreen.
2012 : une commission se penche à nouveau sur les travaux de Robert Kiss. L’affaire n’est toujours pas élucidée. L’ULB renvoie le dossier au FNRS. La société Catalpa porte plainte.
Avril 2013 : le FNRS suggère de constituer une nouvelle commission d’experts indépendants et d’élargir son investigation.

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