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ULB : la guerre des profs aura-t-elle lieu ?

Le chahut provoqué à l’ULB par l’assistant-chercheur Souhail Chichah secoue l’université libre-exaministe. L’enjeu superficiel est le renvoi prévisible du trublion. L’enjeu véritable : les valeurs de l’ULB.

Depuis quelques années, le malaise grandit à l’ULB. L’affaire Chichah va-t-elle servir d’électrochoc ? Cet assistant-chercheur a empêché la tenue d’un débat à l’ULB, le 7 février, entre l’essayiste française Caroline Fourest et l’historien Hervé Hasquin, débat arbitré par le philosophe Guy Haarscher. Le thème était on ne peut plus consensuel : « L’extrême droite est-elle devenue fréquentable ? » Fourest a passé la première partie de la soirée à démontrer comment l’extrême droite s’en prenait aux musulmans. Dans la salle se trouvaient une quarantaine de personnes qui, sous la conduite de Chichah, ont commencé à chahuter aux cris de « Burqa blabla ». Le crime de Fourest ? Avoir dénoncé dans le passé le double discours de Tariq Ramadan, le prédicateur des Frères musulmans. Ce dernier sert de porte-drapeau à un magma complexe de revendications identitaires, religieuses, sociales et politiques qui s’expriment de façon particulièrement aiguë à Bruxelles. C’est ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme. L’ULB est travaillée par ce courant sans pouvoir, jusqu’à présent, y réagir.
En 2007, le recteur Philippe Vincke avait pris le taureau par les cornes. Une série d’événements venaient de créer la polémique : la négation du génocide des Arméniens lors d’un colloque coorganisé par l’ambassade de Turquie, les visites incessantes de Tariq Ramadan sur le campus de l’ULB, invité par le Cercle des étudiants arabo-musulmans. Cette fois-là, le recteur avait marqué le coup en interdisant une énième conférence (sans contradicteurs) du prédicateur Frère musulman. Dans la foulée, il avait ouvert le « chantier valeurs » destiné à remettre de l’ordre dans les valeurs de l’ULB. Une initiative très mal acceptée par une partie de la communauté universitaire. Si, par exemple, le philosophe Guy Haarscher la soutenait, d’autres la dénonçaient dans une carte blanche au Soir, parlant de Kulturkampf ou de police politique. On retrouvait parmi les protestataires : Souhail Chichah (déjà), Paul Magnette, Mateo Alaluf, Jean-Jacques Jespers, Pieter Lagrou, Annemie Schaus et quelques autres professeurs ou chercheurs de l’ULB.

Le « chantier valeurs » a été abandonné. Le nouveau recteur, Didier Viviers, a tenté de réconcilier la communauté universitaire en vantant la pratique d’une discussion éclairée, sans plus trop s’aventurer sur la question des valeurs. En septembre 2010 se tenait à l’ULB, malgré les mises en garde, une conférence à haut risque sur la liberté d’expression. En réalité, un prétexte pour tenter de réhabiliter Dieudonné, l’humoriste devenu antisémite, condamné deux fois en France pour incitation à la haine raciale. Souhail Chichah en était l’organisateur. Il avait encore à ses côtés Me Jacques Englebert, spécialiste du droit des médias à l’ULB et partisan d’une conception très libérale de la liberté d’expression. Depuis les événements du 7 février, l’avocat a pris ses distances avec son poulain.

A la suite de cette soirée également agitée, le recteur Viviers n’avait pas voulu arbitrer le différend entre Souhail Chichah et le Pr Maurice Sosnowski, professeur à la faculté de médecine et président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique, qui avait accusé le premier d’antisémitisme. L’affaire s’était conclue par un arrangement destiné à ne pas éclabousser l’université, sans braquer les communautés juive et arabo-musulmane.

La dernière provocation de Souhail Chichah a rendu vaines ces prudences. Le masque est tombé. Chichah ne dispose plus d’aucun soutien. Mais les clivages qui ont rendu possible sa relative longévité à l’ULB demeurent. Tout en condamnant le chahut du 7 février, Jean-Jacques Jespers s’en est pris à Caroline Fourest pour ses « positions radicales anti-islam » et a reproché aux Prs Sosnowski et Brotchi « de laisser entendre que l’ULB serait devenue un lieu antisémite ». Ce que réfute le Pr Sosnowski.

Comment ramener la paix sans étouffer le débat ? Les autorités de l’ULB sont très mal à l’aise face à plusieurs sujets sensibles : l’importation du conflit israélo-palestinien, l’extrémisme politique, le radicalisme religieux. La pétition « Lettre ouverte aux autorités de notre université : à propos du mardi noir de l’ULB » lancée par le Pr Elie Cogan, ancien doyen de la faculté de médecine, exprime le ras-le-bol de ceux qui assistent, impuissants, à la détérioration du climat intellectuel et idéologique de l’ULB. « Depuis plusieurs années déjà, les autorités de l’ULB ont été averties des risques de cette ouverture sans limites à ceux qui ont comme but affirmé de détruire les fondements laïques de notre société, ceci avec une complaisance démagogique de plusieurs partis politiques démocratiques. » Nul doute que, quand le problème Chichah aura été résolu, l’ULB n’en aura pas fini avec son questionnement existentiel.

Avant le 7 février, la carrière de Souhail Chichah était compromise
L’instruction du dossier disciplinaire du perturbateur a été confiée par le recteur à Annemie Schaus, vice-rectrice et ancienne doyenne de la faculté de droit. C’était l’une des signataires de la carte blanche protestant contre le « chantier » sur les valeurs de l’ULB. Autant dire qu’elle connaît sur le bout des doigts le débat entre les « classiques », fidèles à une certaine orthodoxie maçonnique (laïcité) et les postmodernistes, partisans de tout dire et laisser dire, jusqu’à l’excès. La commission de discipline chargée de statuer en première instance (le conseil d’administration aura le dernier mot) doit encore être complétée. Actuellement, elle n’est pas en ordre de marche. Le CA désignera les quatre nouveaux membres le 20 février. Certains craignent que la procédure ne soit entachée par le soupçon d’un choix téléguidé en faveur de l’un ou l’autre courant. Dans le climat paranoïaque du moment…

Souhail Chichah est visiblement aux prises avec des difficultés personnelles. Sa carrière à l’ULB, partie en flèche dans divers cercles de gauche, voire d’extrême gauche, était dans une impasse. Le 8 février, il devait remettre au conseil d’administration de l’ULB un rapport sur sa production scientifique. Selon certaines sources, son dossier comprendrait à peine quelques travaux, dont deux articles publiés dans Le Soir. A-t-il organisé le chahut du 7 février pour d’autres motifs que politiques ? C’est une hypothèse. Les images de la soirée du 7 février évoquent, en tout cas, un suicide symbolique. La communauté musulmane a vu Chichah perdre toute sa dignité en gesticulant sous un fichu noir. Les musulmans s’en détournent (y compris Tariq Ramadan). Tout comme ses compagnons de route de l’ULB.

Pour certains proches de l’ULB, la situation était claire. Souhail Chichah avait dépassé les bornes. Travaillant à l’ULB sous un statut de salarié, il aurait pu être viré pour faute grave dès le lendemain de son éclat. Mais le recteur de l’université a choisi la voie lente : une procédure disciplinaire qui pourrait conduire quand même au renvoi du trublion d’ici à la fin du mois. « Nous ne voulons pas qu’on nous reproche une justice expéditive », déclare-t-il.

MARIE-CÉCILE ROYEN

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