Rik Pinxten © Eric de Mildt

« Trump et Macron sont comme Coca-Cola et Pepsi : ils se vendent autrement, mais ils ont à peu près le même goût »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Aujourd’hui, les conservateurs s’imaginent en véritables héritiers des Lumières, et les syndicats et les écologistes sont traités de réactionnaires. Dans un livre provocant, l’anthropologue Rik Pinxten appelle à ne pas se résigner à ce qu’il appelle « le détournement de la démocratie ».

« J’ai écrit ce livre en réaction au jacassement d’aujourd’hui. » Sortis de la bouche de l’anthropologue Rik Pinxten, les propos sonnent un peu comme une confession. Ces quarante dernières années, Pinxten a écrit une longue série d’articles et de livres consacrés à des thèmes divergents tels que l’humanisme, la citoyenneté active, le relativisme culturel, la laïcité en général et la franc-maçonnerie en particulier, mais aussi aux Navajos, aux Africains, aux mathématiques et à l’anthropologie cognitive.

« Het nieuwe vertrouwen » (la nouvelle confiance) est un livre un peu particulier sur la politique: il explique comment les idées et les conceptions des Lumières, si chères à un humaniste comme Rik Pinxten, ont été étouffées au cours des dernières décennies. Pinxten examine pourquoi ces idées conservatrices et anti-Lumières ont gagné en puissance, pourquoi aujourd’hui, elles sont considérées comme modernes, justes, et incontestables, comme si c’étaient les nouveaux dogmes des temps modernes. Pinxten qualifie le discours qui domine la pensée en Europe occidentale et aux États-Unis de « jacassement ».

D’après lui, ces faux sons sont causés par un culturalisme poussé. Rik Pinxten : « Le culturalisme, c’est la façon dont le débat politique et sociétal est uniquement mené en termes de différences culturelles et de jugements de valeur. Si vous êtes au chômage, ce n’est pas parce que l’économie fonctionne mal, mais parce que vous avez un mauvais éthos de travail. Celui qui dénonce cette vision, et prend le chômeur sous son aile, est très vite traité de « conservateur ». C’est ainsi qu’on présente les partis de gauche et les syndicats, car le marché en soi est si fort qu’on ne voit pas la misère qu’il cause. Quand David Cameron était Premier ministre du Royaume-Uni, il a fait faire une étude nationale sur la pauvreté dans son pays. Les résultats ont été publiés au moment de troubles dans une série de villes britanniques. Il s’est avéré que 52% des Britanniques n’arrivaient pas à joindre les deux bouts. Cameron aurait pu utiliser ce résultat pour un peu écrémer les bénéfices colossaux de la City et investir davantage dans sa politique sociale. Il a fait l’inverse : il a traité le grand groupe de demandeurs d’aide sociale de « scum », de racaille. À nouveau, une réalité sociale a été traduite en jugement moral. Et bien pire : le dirigeant de la plus vieille démocratie du monde traitait plus de la moitié de sa population de groupe qui ne compte pas et dont il ne tient pas compte. »

Pourquoi David Cameron s’est-il agité à ce point, et Donald Trump se permet-il de semblables brutalités aujourd’hui?

Parce que l’Occident ne domine plus le monde. Autrefois, l’Occident devait ses richesses à sa dominance sur le reste du monde. C’était l’âge d’or de l’indépendance : à partir du dix-neuvième siècle, les états nationaux indépendants et forts ont tous mené leur propre politique. Aujourd’hui, nous avons évolué vers un monde interdépendant en soi : l’un ne peut plus vivre sans l’autre. On sent ce qui se passe en Patagonie jusqu’ici.

L’Argentine approvisionne l’Europe occidentale en viande, et les fleurs que l’on achète chez le fleuriste viennent d’Équateur.

Notre dépendance mutuelle met l’inégalité structurelle sous pression. Nous faisons faire nos vêtements dans des ateliers de misère par des gens dont l’espérance de vie compte vingt ans de moins que la nôtre. C’est intenable. Partout dans le monde, on sait comme nous sommes riches ici, et cela explique évidemment les flux de réfugiés. Il y aura bientôt une vague supplémentaire de réfugiés climatiques : ces gens viennent déjà en masse. Et à nouveau, on dira : « Résolvez vos problèmes dans votre propre pays. » Mais qui a réchauffé le climat ? Ce n’est tout de même pas de la faute de ces pauvres Africains ?

C’est pour cette raison que les rapports classiques mondiaux tirent à leur fin. Les états occidentaux ne sont plus automatiquement le parti dirigeant. La Chine est en train de reprendre ce rôle. Regardez la façon dont les Chinois ont accueilli le président américain Donald Trump. Ils ont interprété une pièce de théâtre magistrale, et Trump a pu garder l’illusion de ne pas s’en être si mal tiré à Pékin. C’était la dernière fois, à mon avis. Les Chinois ne resteront pas si aimables.

La migration incessante vers l’Europe est la meilleure preuve de cette interdépendance: il y a encore des frontières extérieures, mais l’UE ne réussit plus à les faire respecter.

À Gand, il y a aujourd’hui 152 nationalités non européennes. La politique du gouvernement officiel, c’est que tous ces habitants doivent devenir « flamands ». Mais c’est quoi, des Flamands ? Si cette identité joue un rôle aussi primordial, il faut tout de même pouvoir la décrire ? D’ailleurs, sommes-nous capables de poser un regard critique sur ce prétendu « caractère national » ? Avons-nous l’audace de regarder certaines limites en face ? Pouvons-nous expliquer par exemple pourquoi huit prix Nobel sur dix attribués à un Belge ou à une organisation belge ont été décernés à un Belge francophone ? Et que Maurice Maeterlinck, notre seul prix Nobel de Littérature, vivait à Gand, mais écrivait en français ? Les Flamands aussi sont-ils un peu inférieurs à certains égards ?

C’est pourquoi je trouve que le repli sur soi plaidé par les partis de droite est une perte de temps. Il n’offre aucune solution durable. Que nous le voulions ou non, finalement nous dépendons les uns des autres. Il est inutile de problématiser le voile de musulmanes depuis une idée de supériorité flamande. Nous sommes dans une phase fâcheuse où nous prônons l’inégalité entre les Flamands autochtones flamands et certains groupes de nouveaux venus comme une expression de liberté occidentale : notre liberté de trouver nos valeurs « libres » et nos normes supérieures aux leurs.

La présidente de l’Open VLD Gwendolyn Rutten affirme également que « notre mode de vie est supérieur à tous les autres ».

Sur base de quelles connaissances on prétend ça? Le célèbre politologue néerlandais Siep Stuurman, professeur à l’université Érasme de Rotterdam, a écrit un livre magnifique il y a une dizaine d’années, intitulé « De uitvinding van de mensheid » (L’invention de l’humanité). Il a consacré une partie de sa vie à l’étude de 3000 ans d’histoire mondiale, pour vérifier comment dans certaines régions – de l’Europe occidentale à la Chine – les gens se sont mis à s’apprécier. L’historien grec Hérodote qualifie les Perses de « barbaroi », de barbares, un peuple inférieur qui doit surtout être combattu. Mais en menant la guerre, les Grecs constatent à quel point l’adversaire peut être fort et grâce au commerce et aux mariages, les anciens ennemis deviennent également des personnes à part entière.

Partout, on assiste au même phénomène et au fil des siècles, la notion d' »humanité » est interprétée de manière de plus en plus large. Cela culmine après le massacre de la Seconde Guerre mondiale dans la solennelle Déclaration universelle des droits de l’homme. Pour la première fois, on y a dit expressément que chacun qui naît humain sur cette planète, rien que par le fait de sa naissance, possède les mêmes droits qu’un autre, parce que tous les hommes sont fondamentalement égaux, quels que soient leur origine, race, sexe ou foi. C’était un énorme progrès, même s’il a évidemment fallu 3000 ans de guerres et de massacres pour aboutir à cette idée. Si aujourd’hui, à peine 60 ans plus tard, nous commençons à marchander ce principe – comme l’a fait Gwendolyn Rutten, peut-être sans bien s’en rendre compte – nous sommes loin du compte. Celui qui se sent supérieur à un autre, et donc lésine sur l’égalité entre tous les gens, retourne vers la barbarie.

Considérez-vous la Déclaration universelle de 1948 et la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 comme les « points culminants » provisoires de l’histoire de l’humanité ?

Dans un certain sens, oui. C’était certainement une nouvelle étape dans le long procès de la véritable pensée des Lumières invoqué par tant de conservateurs aujourd’hui. La Déclaration universelle a montré que les droits de l’homme sont portés par une série de valeurs : la liberté ne peut se passer d’égalité, et les deux sont des termes creux sans fraternité – ou solidarité. On ne peut en laisser tomber un, comme c’est le cas aujourd’hui. L’égalité ne nous plaît pas, et soudain on flirte avec l’inégalité.

Rutten a également défendu cette idée: « Il n’y a rien de mal à l’inégalité. »

Rutten n’est évidemment pas la seule à dire ça. Qu’en Occident nous fassions partie d’un monde supérieur est une idée martelée par l’homme que je qualifie de « scénariste » le plus influent de notre époque : le politologue conservateur de droite Samuel Huntington et ses adeptes de l’Université de Harvard. Il a tellement réussi à convaincre de ses idées de la réalité qu’on ne dirait plus une vision, mais une description de l’évolution du monde, donc un scénario de ce qui nous attend : une lutte pour l’hégémonie mondiale, avec les pays musulmans comme principaux adversaires. En ce sens, Huntington est un cosmopolite : les valeurs occidentales sont supérieures et donc valables universellement. Son influence est difficile à surestimer. L’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V) estimait que le livre de Huntington Le choc des civilisations était l’un des livres non fictionnels les plus importants qu’il ait lus.

Ce discours est également répandu aux réunions du Forum économique mondial à Davos, ou aux réunions du groupe de Bilderberg. Dans l’opinion publique, la réunion de Davos n’est jamais décrite comme « la réunion des superriches ». Non, elle est représentée comme « la réunion des figures les plus importantes qui créent notre culture globale ».

On attend aussi des progressistes autoproclamés qu’ils s’inscrivent dans ce projet cosmopolite et néolibéral. Nous regardons avec horreur et inquiétude la manière brutale dont les chefs d’État et les dirigeants du gouvernement tels que Donald Trump et Silvio Berlusconi racontent cette histoire, mais on ne voit pas que des personnages à l’apparence plus douce et libérale tels que Bill Clinton, Emmanuel Macron ou les dirigeants de l’UE agissent de la sorte. Trump et Macron sont comme Coca-Cola et Pepsi-Cola: ils se vendent autrement, mais ils ont à peu près le même goût.

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