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Transports routiers : comment la Belgique perd des centaines de millions

Concurrence déloyale, mafia, bureaux illégaux… Les sociétés de transport belges usent de tous les moyens pour contrer la concurrence de l’Est. Le montant de la fraude pèse des centaines de millions d’euros. Depuis la Belgique jusqu’à Bratislava, enquête sur un système jusqu’ici intouchable.

Premier avril 2012. Deux chauffeurs polonais perdent la vie dans un incendie à Wingene, en Flandre. Ils avaient trouvé refuge pour la nuit dans un hangar. Ils étaient encore bien lotis. Des milliers de chauffeurs de l’Est, employés dans des groupes de transport routier belges, n’ont comme seul abri que la cabine de leur camion. Comment en est-on arrivé là ?

Pourquoi, à Asiadok, au port d’Anvers, ne voit-on aucune plaque belge sur 400 camions ? Pourquoi les entreprises belges n’engagent-elles presque plus de chauffeurs… belges ? « Pour survivre », disent les patrons. « Pour leur profit », affirment les syndicats.

Empêtrée dans une concurrence entre pays européens, mêlée dans la logique ultime du plus bas prix, la majorité des sociétés fonctionnent dans l’illégalité. Partielle ou totale. Le secteur ne parvient plus à concurrencer l’Europe de l’Est au niveau des coûts. Un chauffeur belge, avec les lois sociales et les impôts, coûte trois fois plus cher qu’un chauffeur de là-bas. La tourmente touche plusieurs milliers de professionnels. D’après la FGTB-UBOT (l’Union belge des ouvriers du transport), la fraude totale représente une manne de centaines de millions d’euros. Pascal, chauffeur depuis plus de vingt-cinq ans, a un avis tranché. « Dans huit sociétés sur dix, il est courant d’exploiter les chauffeurs, de trafiquer les temps de conduite… » Alain Durant, permanent de la FGTB-UBOT, se sait en danger. « Dans le transport, les fédérations regroupant les grands patrons s’apparentent avant tout à des associations de malfaiteurs. J’ai reçu plusieurs menaces de mort par téléphone. » Surtout depuis qu’il a cité, dans un livre noir édité par son syndicat, le nom de sociétés belges contournant les lois à Bratislava, en Slovaquie.

Car le milieu est malsain, parfois menaçant. Alim (nom d’emprunt), chauffeur belge, craint des représailles de la part de Jost Europa s.r.o., une société de transport qui l’employait en Belgique via un contrat tchèque. « Le gérant m’a déjà braqué avec une arme, parce que je lui demandais pourquoi on avait rompu mon contrat du jour au lendemain, sans explication. » La société Jost Europa n’aurait rien à voir avec le transporteur belge Jost Group. « Je suis catégorique : cette firme n’est pas à moi », affirme Roland Jost, le patron.

Reste que d’après la FGTB-UBOT et de nombreux transporteurs, Jost Group, le vrai, est l’exemple-phare de la concurrence déloyale dans le transport international. Il n’est pas le seul. A Courcelles, devant les portes de Wins Transports, des chauffeurs de l’Est sortent de l’ombre. C’est le cas de Marius, chauffeur roumain dont le salaire de base s’élève à 498 euros brut. « On attend d’être payés depuis un mois ! Les chauffeurs belges reçoivent leur salaire le 10. Nous, on doit attendre le 25. Si on proteste, on est licencié. » Version démentie par Gilbert Keulders, le nouveau manager de Wins. « On garde toujours nos bons chauffeurs. Le salaire sera versé ! »

Monnaie courante : la fraude sociale et fiscale

La grande majorité des sociétés de transport sont en tort, en contournant la nouvelle loi européenne ou en banalisant la fraude sociale et fiscale. Depuis un arrêt de la Cour de justice européenne, rendu le 15 mars 2011, toutes les filiales étrangères, qu’elles aient ou non un bureau, sont en l’état actuel dans l’illégalité. « Les chauffeurs étrangers travaillant principalement pour la Belgique devraient avoir un contrat belge », dit Roberto Parillo, responsable de la CSC-Transcom et président de la Fédération européenne des travailleurs de transport (ETF). Les entreprises se retranchent derrière le statut du chauffeur international qui, d’après elles, ne doit pas être rattaché à un pays en particulier vu la nature même du métier.

Dès le début des années 1990, des sociétés belges ont commencé à engager des chauffeurs dans les pays de l’Est ou au Luxembourg, aidés par le flou européen sur l’encadrement de la concurrence entre Etats membres. Depuis, le phénomène a explosé. Jusqu’à étrangler les sociétés qui roulent avec des chauffeurs belges. Le comble : les groupes belges possédant un bureau en Slovaquie ou ailleurs n’y développent aucune activité de transport ! A Bratislava, nous l’avons vu de nos yeux, aux côtés d’Alain Durant. Contrairement à l’avis de certains patrons, la loi slovaque – entre autres – n’autorise pas une société belge à créer une filiale pure et simple. Il faut implanter une société propre. Avec des bureaux, du personnel et… des camions sur place. Or dans 95 % des cas, nous n’avons vu aucune infrastructure pour les accueillir. Les rares locaux repérés font 3 mètres sur 3… Alors que ce même bureau est censé gérer 200 chauffeurs.

Jost Group, Transgem, Bellekens, Jean Heck, Transmet, Saelens, Vermeulen, Wins, Van Loo, De Clercq, Delbeek… Nous avons vérifié le statut de dizaines d’entreprises à Bratislava. Bureaux virtuels, inaccessibles, sans responsables, il s’agit de sociétés-écrans. Elles sont des centaines à avoir adopté une pratique douteuse en trois étapes. Un : enregistrer un nom de société dans un pays de l’Est, parfois c’est une simple boîte aux lettres dans un bâtiment résidentiel. Deux : y recruter des chauffeurs pour les ramener en Belgique en camionnette. Ils coûteront 2 000 euros brut mensuels à l’employeur, contre 5 000 voire 6 000 euros pour un chauffeur belge. Trois : développer d’autres moyens pour accroître le profit. Exemples parmi d’autres, demander des faux documents de contrôle technique ou d’immatriculation.

Une insaisissable mafia

Eric, sous couvert d’anonymat, est bien placé pour en parler. Sa société de consultance a développé des bureaux en Slovaquie pour des entreprises belges. « A Bratislava, on paie pour avoir tout ce qu’on veut. J’avais un contact qui envoyait de faux documents. Un camion qui doit monter en Slovaquie pour le contrôle technique coûte au moins 1 200 euros. Des sociétés belges n’hésitent donc pas à recourir à une véritable mafia. Pour 500 euros, elles reçoivent les documents sans devoir se déplacer ! » Pour sa sécurité, l’homme ne préfère pas dévoiler le nom des sociétés concernées.

Pour démonter ce système, seul l’Etat européen possédant la société-écran sur son territoire est habilité à exiger – ou non – une régularisation. La Belgique est donc démunie pour contrôler les chauffeurs avec un contrat signé à l’étranger. Cette disposition a un impact direct lors des inspections effectuées le long des autoroutes ou dans les entreprises. Les transporteurs belges se défendent. « Nous sommes obligés de fonctionner comme ça !, explique le patron de Bellekens. C’est sûr que si vous cherchez un dépôt avec des camions à nous en Slovaquie, il n’y en a pas. » Chez Wins, dont l’adresse à Bratislava est un bureau virtuel, on campe sur ses positions : « Aucune loi ne nous empêche de sous-traiter des activités. Et rien ne nous oblige à y développer des activités de transport. » De son côté, Roland Jost affirme que sa société de recrutement à Bratislava est 100 % légale. « Trans-Union est une société totalement indépendante. Elle a fait l’objet d’un contrôle il y a quelques mois par l’Etat slovaque. Elle est en ordre. »

La preuve du contraire se trouve 1 150 kilomètres plus loin, dans les locaux de Bratislava. Elle est aussi inscrite noir sur blanc dans le règlement européen n°1071 en matière de transport international ( lire en page 36). Les bureaux créés à l’étranger ne remplissent presque jamais les conditions pour y établir une société de transport. Pas la moindre trace d’un camion. D’ailleurs, impossible d’accéder aux adresses avec un semi-remorque. A la question de savoir si les camions partent de Slovaquie, nos interlocuteurs, amusés, se trahissent sans le savoir : « Aucun camion ne part d’ici ! Ils sont tous en Belgique. »

Où l’Etat perd énormément d’argent. D’abord au niveau de la Sécu : les chauffeurs de l’Est employés ici ne sont pas sous le régime belge. Ensuite au niveau des impôts qui, là encore, relèvent du pays dans lequel la fausse filiale a fait signer le contrat. Enfin, tous les chauffeurs belges éjectés se retrouvent au chômage pour une longue durée.

CHRISTOPHE LEROY

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