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Théâtre : le rapport qu’Alda Greoli ne veut pas voir

Le Vif

Commandité par Joëlle Milquet, un rapport, qui prône des synergies entre théâtres, montre combien les dépenses artistiques sont les parents pauvres des subventions et combien ces subventions sont déconnectées des audiences. Il a été rendu à Alda Greoli en juin dernier, le temps pour la ministre de l’enterrer soigneusement ou presque dans un placard …

L’objectif de ce rapport était clair : optimiser le paysage théâtral et diminuer les coûts de fonctionnement des opérateurs théâtraux en Fédération Wallonie-Bruxelles, en vue d’augmenter les moyens à disposition des artistes. Depuis 2010, la baisse continue de la part consacrée à l’emploi artistique n’a en effet fait que diminuer dans la subvention attribuée aux théâtres.

Pourtant, ce rapport n’a été présenté qu’à la dernière minute, semaine passée, aux parlementaires, malgré son coût : 63 000 euros. Quant aux auteurs de l’étude, ils ont été contraints, semble-t-il, au silence. Apparemment, la ministre actuelle, Alda Greoli (CDH), a décidé de ne pas en tenir compte dans son décret sur les arts de la scène approuvé au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles le 12 octobre. Aux yeux de certains opérateurs, ce décret est tout simplement un nouveau désaveu des acteurs, principales victimes d’un système qui privilégie d’abord le financement des opérateurs. Pourtant, le rapport de Kurt Salmon donnait une photographie précise du fonctionnement des théâtres en Fédération Wallonie-Bruxelles et de la pauvre part laissée aux artistes. On est surtout loin de la volonté initiale de cette législature de vouloir faire bouger les lignes.

L’emploi artistique : seulement un quart de la subvention !

L’étude Kurt Salmon s’est focalisée sur les comptes de 30 théâtres et 6 festivals, tous ayant soit introduit une première demande de subvention, soit son renouvellement. Le constat est sans appel : dans l’ensemble des subventions attribuées aux théâtres en Fédération Wallonie-Bruxelles, seuls 27 % sont destinés aux dépenses artistiques, soit un total de 9,3 millions d’euros pour une subvention totale de 39 millions d’euros. Le reste est destiné aux frais de fonctionnement des théâtres. Dans son rapport, l’agence Kurt Salmon appelait dès lors la ministre à y remédier, « en utilisant une plus grande transparence dans l’affectation des budgets, en instaurant des obligations renforcées en matière d’investissement dans l’emploi artistique tout en optant pour une stratégie de promotion des artistes ». Ce renforcement devait se traduire par des nouvelles obligations pour les théâtres comme les compagnies, et non plus par un soutien limité seulement à différentes propositions artistiques.

Actuellement, en matière d’emploi d’artistique, les bons élèves sont plutôt rares. Ainsi, en 2014, le théâtre Le Public consacrait 48,82 % de son budget aux dépenses artistiques. A lui seul, il représente 17 % de l’emploi artistique en Fédération Wallonie-Bruxelles, soit une masse salariale de 1 556 205 euros (il y a deux ans, donc). Bien qu’il soit le théâtre le plus subventionné, le Théâtre National ne représentait que 7 % de l’emploi artistique et ne consacrait que 18,47 % de son budget aux dépenses artistiques contre 66,59 % à ses frais de fonctionnement. Seuls 622 061 euros ont servi à payer des acteurs sur une subvention totale dépassant les 7 millions d’euros.

60 euros de subvention par spectateur

Dans son rapport, Kurt Salmon s’est intéressé aussi à la fréquentation de nos théâtres. « Si la place du citoyen doit être prise en considération dans les dispositifs de subventionnement, il apparaît que le montant des subventions est parfois déconnecté de l’audience touchée », expliquait le rapport rendu à la ministre de la Culture.

Ainsi, si la subvention moyenne par représentation est de 9 516 euros en Fédération Wallonie-Bruxelles, des différences énormes peuvent apparaître. En la matière, Le Manège, à Mons, atteint des sommets avec 62 422 euros de subvention par représentation. Il est suivi (et de loin) par le Théâtre National (24 827 euros par représentation) et le Théâtre de Liège ( 20 536 euros par représentation).

Par spectateur, la subvention moyenne est de 60 euros dans nos théâtres. Sans surprise, ou presque, c’est également au Manège que celle-ci est la plus élevée avec 282 euros, bien loin des 20 euros pour un spectateur du Public. Une différence d’autant plus marquée que Le Public a accueilli 104 501 spectateurs en 2014 contre 25 239 pour Le Manège. En matière de vente de billets et d’abonnements, si la recette moyenne des théâtres en Fédération Wallonie-Bruxelles est de 263 332 euros, d’importantes différences apparaissent aussi : quand Le Public a dégagé 1 759 090 euros de recettes en 2014, Le Manège n’en a dégagé, par exemple, que 126 550.

Des synergies pour demain

A en croire le rapport, un certain nombre de théâtres propose des spectacles, certes de grande qualité, mais parfois assez similaires, avec une esthétique proche et centrée autour du travail du metteur en scène. « Cette généralité peut générer une suroffre du même type de spectacles. Il est donc primordial de déployer une offre diversifiée avec des synergies renforcées. » Dans ses conclusions, la rapport Kurt Salmon en appelait dès lors à une meilleure répartition de l’offre théâtrale. Il prônait, par exemple, la création d’un centre dramatique, rassemblant Namur, Mons, Liège, le Théâtre National et l’Atelier Théâtre Jean Vilar (à Louvain-la-Neuve). « Avec une obligation d’un certain nombre de coproductions communes, ce qui pourrait engendrer des économies de production, augmenter la diffusion et atteindre un plus grand public », précisait le rapport. Et d’ajouter : « Le poids d’un tel ensemble pourrait renforcer leur capacité de coproduction, de diffusion de leurs coproductions en Fédération Wallonie-Bruxelles, au sein de l’ensemble de la francophonie et ailleurs et dès lors de générer un plus grand nombre d’emplois artistiques. »

Poursuivant sa réflexion sur une diminution des coûts de fonctionnement afin de favoriser l’emploi artistique, l’agence Kurt Salmon proposait également la fusion de différents opérateurs comme le Théâtre Varia et le Rideau de Bruxelles, celle du Public avec l’Atelier Théâtre Jean Vilar ou celle du Théâtre National et du Manège, les deux théâtres les plus subventionnées en Fédération Wallonie-Bruxelles. Le rapport précisait, d’ailleurs, pour ces deux derniers qu’il leur fallait repenser chacun leur modèle économique. « Leurs dépenses de fonctionnement sont élevées, ce qui laisse peu de place pour les dépenses artistiques. Le modèle économique du Théâtre National porte le poids de son histoire et devrait être repensé en fonction du contexte actuel. Une fusion entre ces deux opérateurs, qui perçoivent, à eux deux près d’un tiers de la subvention globale octroyée pour les théâtres annuellement par la Fédération Wallonie-Bruxelles, libèrerait des moyens considérables au profit des artistes et permettrait d’oeuvre à une optimisation de la gestion de cette « nouvelle » entité », indiquait l’agence Kurt Salmon. Cette fusion pourrait d’ailleurs, à en croire le rapport, permettre la création d’une institution, « fleuron de la production théâtrale en Fédération Wallonie-Bruxelles et bien au-delà de nos frontières ».

L’agence Kurt Salmon en appelait enfin à une amélioration de la gouvernance du secteur du théâtre en Fédération Wallonie-Bruxelles. « Cette amélioration passera par une réforme des instances d’avis, une uniformisation de la terminologie utilisée, de nouvelles règles pour les contrats-programmes, de nouvelles règles pour les mandats de direction ainsi que de nouvelles règles en matière de Conseil d’administration », terminait le rapport.

Autant le dire : une véritable révolution, bien loin des objectifs de l’actuel décret lancé par la ministre Greoli.

Pierre Jassogne

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