Bernard Clerfayt (DéFI): "Le djihad en Syrie, la compétence exclusive des enquêteurs judiciaires fédéraux." © BELGA/Eric Lalmand

Terrorisme: Bernard Clerfayt charge la police fédérale

Alors que Salah Abdeslam court toujours, le bourgmestre de Schaerbeek, Bernard Clerfayt (DéFI), dénonce les défaillances de la police fédérale et le sous-financement des polices bruxelloises.

Les indices d’un dysfonctionnement de la police judiciaire fédérale dans le suivi des « combattants syriens » et, en particulier, de ceux qui ont participé aux attentats de Paris, s’accumulent. Le CDH a demandé que la commission spéciale sur la lutte contre le terrorisme de la Chambre se transforme en commission d’enquête, « afin de déterminer sans tabous la responsabilité de la Belgique dans les événements ayant conduit à ce massacre ». On sait, en effet, que le parquet fédéral a classé sans suite, en juin 2015, une enquête sur les frères Abdeslam menée par la section « terro » de la PJF (DR3), sur la base d’une information confidentielle reçue en juillet 2014: elle faisait état de la fascination des deux frères pour la Syrie et de leurs projets d’attentat. En janvier 2015, la zone de police de Bruxelles-Ouest, dont fait partie Molenbeek, avait ouvert une information et, le 28 février, auditionné Salah Abdeslam. Puis, le dossier avait été repris par la PJF. Ce lundi 7 mars, la commission spéciale « terrorisme » doit discuter du premier rapport du Comité P sur ces dysfonctionnements supposés. L’interview du bourgmestre de Schaerbeek, Bernard Clerfayt, a été réalisée avant la divulgation de ces nouveaux éléments et visait à faire ressortir les aspects « communication » du Plan Canal du ministre de l’Intérieur, le nationaliste Jan Jambon, qui a la tutelle sur la police fédérale.

Le Vif/L’Express: Après les attentats de Paris, le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA) avait annoncé son intention de « nettoyer Molenbeek ». A l’arrivée, le Plan Canal concerne 20 communes. Vous approuvez?

Bernard Clerfayt: Jan Jambon réinvestit dans la sécurité de la Région bruxelloise au sens large puisque Vilvorde en fait partie, et c’est un Flamand qui l’a demandé ! Toute la chaîne de sécurité est concernée par ce refinancement: polices zonales, enquêteurs locaux, enquêteurs de la police judiciaire fédérale, parquet, services de renseignement, Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam)… Une bonne chose, mais qui ne doit pas masquer le fait que, aux yeux de nombreux bourgmestres bruxellois, le problème trouve son origine dans un désinvestissement bien antérieur. Le Plan Canal permet de camoufler le fait que les Molenbeekois qui ont participé aux attentats de Paris étaient tous connus et fichés. Les polices locales recueillaient et faisaient remonter de l’info vers la police judiciaire fédérale, qui devait les traiter. Il y a eu un défaut de suivi de la police judiciaire fédérale, de l’Ocam et d’autres services, par manque de moyens – ceci n’est pas une critique des hommes et des équipes. Depuis deux ans, la PJF, la Sûreté de l’Etat et des enquêteurs des polices locales de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles se réunissaient régulièrement pour s’échanger des informations. Celles relatives aux personnes concernées par le djihad en Syrie étaient de la compétence exclusive des enquêteurs judiciaires fédéraux.

Grâce à ce plan, les communes bruxelloises vont recevoir du renfort policier…

Ce renfort est aussi un coup de com’! Nous sommes en sous-effectif selon la norme KUL qui établit le nombre de policiers que l’Etat finance dans les zones de police en fonction de divers paramètres, dont le nombre d’habitants. Si je compare les cinq grandes villes du pays, en mélangeant les six zones de police bruxelloises, et malgré le surpoids de la Ville de Bruxelles, je constate que, compte tenu de notre population, nous avons moins de policiers par habitant que les autres (voir le graphique ci-dessous). Entre 2002 et 2013, Bruxelles a perdu, selon cette norme, 15% de ses effectifs policiers, soit 750 policiers. Le Plan Canal nous en accorde 218 nouveaux, soit à peine un tiers de ce que nous aurions eu, il y a une quinzaine d’années. Ce rattrapage occulte le déficit bruxellois. Le cas d’Anvers est similaire.

Nombre de policiers prévus par 10.000 habitants pour les 5 grandes villes
Nombre de policiers prévus par 10.000 habitants pour les 5 grandes villes© Source: Cabinet du bourgmestre de Schaerbeek

Anvers-Bruxelles, même combat? La radicalisation se manifeste sur l’arc Anvers-Vilvorde-Bruxelles…

Avec le Plan Canal, le ministre de l’Intérieur donne l’impression que seule la Région bruxelloise est concernée par le djihadisme. C’est faux. Jan Jambon a déclaré à la Chambre que 105 des 450 « combattants étrangers » provenaient de la province d’Anvers contre 197 issus de la Région bruxelloise. Mais selon le sociologue Jan Hertogen, rapporté à la proportion de musulmans estimés dans une commune, le phénomène djihadiste est plus important en province d’Anvers (un indice de 9 pour 10.000 musulmans) qu’en Région de Bruxelles-Capitale (7). Il y a de fortes disparités communales et provinciales. L’indice est de 40 à Vilvorde, 13 à Molenbeek, 10 à Anvers, 10 à Evere, 9 à Bruxelles-Ville, 6 à Schaerbeek… En Flandre et en Wallonie, l’indice est de 6 et 3 djihadiste pour 10 000 musulmans. Verviers a un indice 14 (NDLR: ce qui, dans la réalité, représente quatre personnes). Pourtant, le Plan Canal ne parle que de Bruxelles! Comment se fait-il qu’il y ait presque autant de combattants en Flandre et à Bruxelles? Et pourquoi n’est-ce pas évoqué dans la communication gouvernementale? Parce que la NV-A n’est pas l’amie de Bruxelles…

La Flandre a donc besoin de renforts…

Anvers bénéficie, sans aucun doute, d’un renfort policier mais on n’en fait pas beaucoup de publicité. Certes, il est prévu qu’en 2019, nous ayons 1 000 policiers supplémentaires mais, à ce stade, seulement 70 nouveaux policiers sont arrivés à Bruxelles, de Gosselies, pour la plupart. La Réserve générale qui, jusqu’en novembre 2015, était placée sous la direction du directeur-coordinateur du niveau d’arrondissement bruxellois de la police fédérale, est devenue fédérale. On a retiré cette compétence au « dirco » en promettant aux bourgmestres bruxellois que cette réserve allait être renforcée et qu’ils auraient un droit de tirage en cas d’urgence: matches de foot, émeutes, etc. Or depuis trois semaines, ces policiers sont déployés en Flandre occidentale pour surveiller la frontière franco-belge dans le cadre du démantèlement du camp de réfugiés de Calais. On prive donc Bruxelles de ses capacités pour d’autres enjeux politiques. Bel effet de com’! Comme je l’ai dit précédemment, le gain de policiers sur le terrain est de 70 hommes, dont 50 sont affectés à Molenbeek… et 20 à Vilvorde. C’est quand même un choix très politicien.

Les attentats de Paris ne justifient-ils pas une attention particulière à Molenbeek?

Avec son Plan Canal, Jan Jambon suggère que la responsabilité des autorités locales était engagée dans ce drame et que si un nouvel attentat devait se produire, ce serait encore leur faute puisqu’on leur a donné des moyens supplémentaires… De fait, la circulaire « foreign fighters » du mois d’août 2015 insiste sur le rôle des autorités locales, sur le rôle central du bourgmestre dans la circulation de l’information. A mes yeux, cela constitue un transfert de responsabilité du fédéral vers le local, sans qu’on sache toujours comment celui-ci doit s’y prendre. Il y a, par exemple, une volonté de mieux connaître la population qui vit sur notre territoire. Pour info, les « Molenbeekois parisiens » étaient tous repris dans les registres communaux et ils figuraient sur la liste Ocam ! Je ne dis pas que ce n’est pas utile de chercher les non-recensés… La loi nous oblige à enregistrer toute personne présente sur le territoire quand bien même sa situation urbanistique ou familiale ne serait pas claire. Maintenant, on nous dit qu’il faut chasser les personnages louches. Il y a conflit de normes…

Salah Abdeslam se serait caché durant vingt jours à Schaerbeek, rue Henri Bergé.
Salah Abdeslam se serait caché durant vingt jours à Schaerbeek, rue Henri Bergé.© BELGA/Eric Lalmand

N’y avait-il pas urgence?

Schaerbeek, comme d’autres communes, avait déjà créé une petite cellule mais la lutte contre les marchands de sommeil qui logent des gens jusque dans les caves ou des locaux mal aérés représente un travail gigantesque. Si l’on met des gens dehors, il faut les reloger. Nous avons des obligations morales et légales mais quand on cherche l’appui du fédéral par la voie judiciaire, les parquets répondent qu’ils sont débordés et nous conseillent la voie administrative. Et si on cherche la voie fiscale, c’est-à-dire revoir le précompte immobilier, pour empêcher les propriétaires de subdiviser leur immeuble afin de gagner beaucoup d’argent en payant peu d’impôt, c’est le ministère des Finances qui a du retard dans l’estimation des valeurs cadastrales… Par conséquent, je regrette que le Plan Canal ne soit pas intégré à l’échelle de tous les services de l’Etat. C’est encore plus vrai à propos des personnes en situation irrégulière. Il y a un paquet de gens qui ont reçu un ordre de quitter le territoire qui ne sont pas exécutés. Quand la police leur tombe dessus, l’Office des étrangers dit: « Je n’ai pas de place en centre fermé, je n’ai pas d’avion prévu pour le retour, je n’ai pas l’autorisation du pays d’origine… Lâchez-les. » J’en conclus que les services de l’Etat n’aident pas les autorités locales à mettre en oeuvre les politiques recommandées. Le Plan Canal va, certes, nous apporter des renforts et tous les chefs de corps vont demander, pour faire simple, du personnel « enquêtes de quartier » et du personnel « enquête judiciaire » pour faire remonter de l’info sur les prédicateurs, les petits lieux de prière, etc. Les services communaux ne sont pas équipés pour ce travail supplémentaire.

Vous avez de bons rapports avec les responsables de mosquées. Vous avez 35 éducateurs de rue dédiés à 35.000 jeunes. Le caractère frontal du Plan Canal est-il compatible avec votre politique douce de prévention du radicalisme?

La prévention est du ressort des Communautés et des Régions, la Région bruxelloise a des budgets importants mais le ministre-président n’a pas encore communiqué sur le renforcement de certaines politiques publiques, et je le regrette. Mais je ne pense pas que les foyers de djihadisme se trouvent dans les grandes mosquées. A Schaerbeek, nous avons dix mosquées connues avec lesquelles nous entretenons des contacts réguliers. Je m’y rends à leur demande. Ce n’est pas là qu’il y a des problèmes. Mieux: elles nous appellent au secours quand des prédicateurs comme Jean-Louis Denis, aujourd’hui condamné, font des appels au djihad devant leurs portes. Ces responsables marocains demandent qu’on les protège de ces fous. Ce sont des partenaires et pas des ennemis ou des gens à surveiller particulièrement. Dans le Plan radicalisme du gouvernement, il est bien confirmé que la surveillance et le contrôle des mosquées qui seraient des foyers de radicalisme relèvent de la Sûreté de l’Etat. Je suis bourgmestre depuis quinze ans à Schaerbeek, je n’ai jamais reçu une seule information de la Sûreté de l’Etat sur aucune des mosquées de mon territoire. En revanche, les petites salles de prière non déclarées doivent faire l’objet d’un examen par les enquêteurs judiciaires, parce que c’est là que se cachent les plus extrémistes et les plus radicaux. Mais il ne faut pas se tromper de cible. Il y a tout un pan de la communication du gouvernement qui, à mon avis, est malsain parce qu’il tombe dans le piège de Daech qui vise à opposer les musulmans aux Occidentaux. Le vrai clivage se trouve entre les terroristes et ceux qui veulent vivre en paix dans un Etat de droit, dans le respect des règles de vie en commun et le respect d’autrui. Il faut réunir ceux qui protègent la vie, qui font du respect de la vie en commun une valeur suprême.

La prévalence du phénomène djihadiste en Belgique

Le sociologue indépendant Jan Hertogen a mixé la répartition géographique des combattants syriens en Belgique à la date du 28 janvier 2016, chiffres donnés à la Chambre par le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA), avec sa propre estimation de la répartition des musulmans en Belgique. Il en ressort un indice de 1 combattant pour 10.000 musulmans estimés. Cet indice n’est pas un chiffre absolu. Prenons le cas de Charleroi: 3 combattants syriens y sont répertoriés sur un total de 33.100 musulmans, ce qui donne un indice de 1 pour 10.000. La méthodologie de Jan Hertogen fait ressortir que le radicalisme violent n’est pas nécessairement lié à la pauvreté (le contre-exemple carolo) et surtout que l’insistance médiatique sur le cas bruxellois n’est pas justifiée. La Région flamande expose un indice de 6 combattants syriens pour 10.000 habitants contre un indice 7 en Région bruxelloise. La différence n’est pas énorme…

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