Myrna Nabhan

Syrie : « En attendant le printemps »

Politologue diplômée de l’ULB, la Belgo-Syrienne Myrna Nabhan (26 ans) vit entre Bruxelles et Damas. Déjà auteur d’une tribune intitulée « Le jasmin damascène ne cessera jamais de fleurir » (La Libre, 30/11/2012), cette jeune femme livre pour Levif.be ce nouveau texte où, entre réflexions et émotions, elle tente de conjurer la malédiction qui frappe son pays.

« On attend… Comme durant ces deux dernières années, le temps s’est arrêté. Qu’importe au final la manière dont on risque d’être emporté. L’attente est parfois plus dure à supporter que le feu des bombes. Mais nous allons bien Hamdellah, ne t’inquiète pas, ne reviens pas et surtout, vis! ». Ces mots prononcés au téléphone sans aucun affolement par mes proches encore à Damas ne cessent de retentir dans mon esprit depuis l’annonce (aujourd’hui suspendue) d’une « expédition punitive » à l’encontre du gouvernement syrien accusé d’avoir fait usage d’armes chimiques. Alors que le concert des médias ne chantait qu’un seul suspect et que certains pays arabes applaudissaient la volonté de mise à mort de l’un des leurs, les grandes puissances continuaient de jouer avec le feu plus qu’elles ne luttaient contre l’incendie. Un massacre de plus, suscitant une indignation sélective et purement émotionnelle basée sur des preuves invérifiées et invérifiables comme si, avant ça, le sang des 110 000 victimes, des 2 millions de réfugiés et des 4 millions de déplacés n’était pas aussi rouge que cette ligne tracée à l’encre invisible.

Pendant que tous débattent de la légalité et de la légitimité de « frapper » la Syrie et du démantèlement de son arsenal chimique, les armes conventionnelles, quant à elles ne se sont toujours pas arrêtées de cracher le feu et d’aligner les morts. Un acte macabre de plus dans la tragédie syrienne qui se joue depuis 30 mois et qui révèle une fois de plus l’hypocrisie des puissances tentant de préserver leurs intérêts. Dans ce conflit, la géopolitique a remplacé l’humanisme, le conservatisme religieux s’est substitué à la morale, la militarisation des esprits a pris le pas sur la négociation. Aujourd’hui la Syrie est au coeur de plusieurs luttes et divise le monde. Ceux qui préconisent d’arrêter le sang par le sang ont certainement oublié de lire certaines pages noires de l’Histoire. Il y a près de 100 ans les accords de Sykes-Picot avaient dessiné la région, ce qui se passe actuellement veut la redessiner pour les 100 ans à venir. Dans ce pays, où l’Histoire est partout et où on écrit l’histoire tous les jours, nous ne nous dirigeons pas vers un destin de notre choix mais nous subirons celui que nous hériterons de la guerre, cette guerre qui ne repose sur aucune certitude, cette guerre que certains veulent faire durer encore et encore comme si elle n’avait pas le droit de s’arrêter.

« On ne vit plus vraiment »

« Hamdellah » (merci à Dieu), une louange que les Syriens ne cessent d’utiliser malgré l’enfer quotidien de la guerre, de ses drames et de ses privations, ce recours à la foi pour endurer la souffrance alors que certains viennent de tout perdre et d’enterrer ceux qu’ils ont de plus cher. Dieu est omniprésent dans ce conflit. Certains combattent « pour lui » en s’arrogeant le droit de parler en son nom sur Terre, nous poussant parfois à remettre en question notre foi, souvent à nous demander si le Ciel ne nous a pas oubliés, et à être personnellement révoltés contre lui. Beaucoup d’autres se tournent vers lui simplement pour tenter de supporter l’insupportable. Au fil des mois la peur a disparu et a laissé place à un fatalisme empreint d’une résignation forcée et consciente. Entre l’exil pour les privilégiés et l’exode pour ceux qui y sont forcés, d’autres sont résignés et restent sur place, certains par volonté, mais la majorité par manque de moyens. Nous luttons pour ne pas devenir un peuple de réfugiés mais nous sommes malgré tout devenus un peuple étranger, étrangers dans notre propre pays. Même si nous ne le quittons pas, lui est en train de nous quitter. Même en tentant de fuir la guerre, nous l’emportons tout de même avec nous dans nos bagages. Où que nous allions, où que nous soyons, on ne vit plus vraiment. Nous n’avons plus aucune prise sur notre pays et sommes juste devenus esclaves des événements et du Temps.

Même si nous ne portons pas des traces visibles de cette profonde blessure sur nous, nous les portons en nous. Nous sommes tous affectés d’une manière ou d’une autre, car même si nous avons été épargnés par la violence physique, une mélancolie, un mal silencieux nous habite désormais et à jamais. Nous nous éteignons chaque jour un peu plus, en silence, à des kilomètres des explosions, des salves de mitraillettes, des tirs de roquettes, des sirènes d’ambulances et des avions survolant les faubourgs des villes et des villages, en assistant impuissants à la destruction à petit feu de notre pays, sanglot après sanglot, agonie après agonie, deuil après deuil. Nous sommes tous les victimes de ce conflit, et nous n’avons pas le droit d’oublier les morts et les disparus que nous devons toujours faire vivre dans nos mémoires. Ces deux dernières années nous ont fait découvrir nos réactions et émotions, aujourd’hui totalement enfouies, trop souvent pour se protéger. Nos coeurs sont si lourds qu’il nous arrive souvent de croire qu’ils se sont arrêtés de battre. Au fur et à mesure nous avons commencé à craindre les lendemains, à perdre « ceux » et « ce » et que nous aimions. Nos amis sont devenus un mirage, nous avons peur d’eux, nous avons peur pour eux, nous avons peur de ne plus jamais nous retrouver. Nous avons tous changé et tout a changé. Nous avons peur de nos différentes opinions politiques et de nos différentes religions. Un tourbillon de folie meurtrière s’est levé, a réveillé les plus bas instincts de l’espèce humaine et qui, une fois apaisé, ne nous laissera que le goût amer de la rancoeur, la tristesse, l’amertume, la douleur, la rage et la haine. Cette guerre a transformé nos vies. Nous ne vivons plus. Nous sommes en sursis. Nous n’oublierons jamais.

Parler de la guerre sans la nommer

Lors de mon dernier séjour à Damas en mai et juin derniers, j’ai voulu photographier dans ma mémoire chaque lieu, chaque visage, chaque sourire et chaque larme que j’ai pu croiser et que je ne reverrais peut être plus jamais. J’ai voulu emporter avec moi la senteur de chaque souvenir et le souvenir de chaque senteur parce qu’à chaque départ de Syrie je ne sais pas si je reviendrai, quand je reviendrai et dans quel état je retrouverai le pays dans lequel j’ai grandi après les « événements », après « la crise ». Là-bas, rares sont ceux qui disent « la Guerre ». Ils l’appellent sans la nommer, peut-être pour tenter de conjurer l’angoisse de leur funeste réalité quotidienne. Nous étions l’un des pays les plus sûrs au monde et maintenant nous en sommes devenus la hantise. Damas la ville qui ne dort jamais s’est transformée en une ville qui ne dort plus. Les gens ne sursautent même plus aux déflagrations et les mortiers et missiles ont remplacé les soleils et les mers dans les dessins des enfants. Une génération qui à l’aurore de sa vie entrevoit déjà la tombée de la nuit.

Mais dans tout ce chaos, dans cette Syrie dans laquelle il est devenu si difficile de vivre, dans ce pays que l’on ne reconnaît plus, cette société à bout de nerfs épuisée par cette guerre qui n’en finit pas tente désespérément de préserver ce qui lui reste d’espoir. Il est évident qu’aucun Syrien ne sortira gagnant de ce conflit, trop de sang a déjà coulé dans nos montagnes, nos fleuves et nos vallées, mais même si nous avons déjà pratiquement tout perdu, nous refusons tout de même de perdre une chose essentielle qui constitue l’identité syrienne, notre capacité de vivre ensemble. Dans nos villes déchirées, parmi les ruines et les gravats, où l’air aujourd’hui empeste la poudre, où les immeubles béants sont devenus des retranchements et les ruelles des tranchées, nous persisterons coûte que coûte à entendre du haut de nos minarets l’appel à la prière du muezzin bercé par le son des cloches de nos églises. Ils peuvent vouloir nous empêcher d’exister, mais ne nous empêcheront pas de continuer à coexister. Ils peuvent nous plonger dans l’obscurité, mais ils ne nous empêcheront pas de lutter contre les ténèbres. Ils peuvent tuer toutes les hirondelles, ils n’empêcheront tout de même pas l’arrivée du printemps. Notre printemps qui sera, d’abord et avant tout, le retour à la paix.

Myrna Nabhan

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