Jean-Philippe Schreiber

Sur l’antisémitisme et la xénophobie : lettre ouverte au Premier ministre

Jean-Philippe Schreiber Historien, professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles

Monsieur le Premier ministre, pardonnez-moi de vous le dire, vous n’êtes plus, depuis 2014, légitime pour combattre le racisme et l’antisémitisme.

Monsieur le Premier ministre,

La politique est un art difficile et un perpétuel numéro d’équilibrisme, vous le savez pertinemment. Mercredi dernier, à l’occasion d’une cérémonie organisée à la grande synagogue de Bruxelles pour les 70 ans de l’Etat d’Israël, vous avez désapprouvé à mots couverts la mise à l’honneur de Ken Loach par l’Université libre de Bruxelles. « Notre fermeté doit être totale. Aucun accommodement avec l’antisémitisme ne peut être toléré. Quelle que soit sa forme. Cela vaut aussi pour ma propre Alma Mater », avez-vous déclaré. L’on n’a retenu que cette mise en garde et non votre détermination affichée à combattre l’antisémitisme et le racisme sous toutes leurs formes.

Vous portez pourtant seul la responsabilité de cet oubli car, ce faisant, vous avez commis une double faute politique et morale. Première faute, et première indignité, alors que la parole antisémite se libère en Europe, qu’elle est notamment portée par un chef de gouvernement dans un pays de l’Union, que des meurtres à caractère antisémite y ont été commis, le seul exemple que l’on retient de votre discours est celui d’un cinéaste reconnu, dont il a été démontré que ses propos, certes maladroits, avaient été détournés de leur sens. Ce faisant, vous vous trompez de cible et dévaluez lourdement le combat contre l’antisémitisme. Il est consternant de voir que la violence physique et idéologique contre les juifs en Europe est ainsi passée au second plan au profit d’une conception qui privilégie comme manifestation d’antisémitisme le discours anti-israélien, tel celui du cinéaste Ken Loach, et renvoie à la gauche européenne la responsabilité de l’antisémitisme contemporain — ce qui est proprement insupportable.

Seconde faute, et seconde indignité, vous ne pouvez à la fois vous draper des habits de l’humanisme quand il s’agit d’antisémitisme et mener à l’égard des étrangers des politiques foulant aux pieds cet humanisme, qui invalident de surcroît cruellement votre discours de mercredi à la grande synagogue. Les juifs, durant les années trente, ont en effet été les étrangers par excellence, victimes d’une xénophobie institutionnelle indigne de nos démocraties. Ils ont alors également été les réfugiés par excellence, et le refus des Etats occidentaux de les accueillir les a rendus d’autant plus vulnérables face à la barbarie nazie.

Vous avez fait le choix, Monsieur le Premier ministre, depuis 2014, de gouverner avec un parti populiste dont la stratégie politique démagogique vise à diviser les citoyens de ce pays, à alimenter les angoisses sociales face à la diversité culturelle, à miner les solidarités, à amalgamer immigration, insécurité et délinquance, à cultiver la peur du déclin et flatter les instincts le plus vils de certains nos concitoyens en leur trouvant des boucs émissaires. Vous êtes responsable, en l’ayant chargé de la politique d’asile et de la migration, d’avoir fait de l’homme qui incarne le visage le plus hideux de ce penchant populiste l’une des personnalités les plus populaires de notre pays.

Cet homme, dont la politique à l’égard des étrangers n’est que répressive, parle de « nettoyage » quand il s’agit de son action à l’égard des migrants, s’est cyniquement plu à faire le tri en matière de « valeur ajoutée » des différents courants d’immigration, s’est amusé parmi d’autres outrances verbales de ce que la capitale pourrait être vidée de ses musulmans et se réjouit au quotidien de renvoyer des sans-papiers ou des demandeurs d’asile vers leur pays d’origine, sans souci de leur sort… C’est lui aussi qui a confié l’identification de migrants au services d’un pays étranger, le Soudan en l’occurrence, puis marqué un refus répété de respecter des décisions de justice exécutoires en matière d’asile.

Le parti auquel il appartient, votre partenaire au gouvernement, cultive l’ambiguïté quant à ses liens avec l’extrême-droite collaborationniste, raciste et antisémite — dans laquelle il trouve son origine –, et poursuit son entreprise de disculpation de cette collaboration. Votre ministre de l’Intérieur a été un membre actif de cénacles où l’extrême-droite, la glorification des Waffen-SS flamands et le négationnisme ont droit de cité, sans vergogne aucune. Son président de parti, qui parle de « soumission » à l’islam et vante un conservatisme anti-Lumières, a entrepris de monter l’une contre l’autre les « communautés » juive et musulmane dans la ville d’Anvers, dont il est le bourgmestre — affirmant, parmi d’autres provocations, que « les juifs évitent le conflit, c’est là leur différence avec les musulmans ».

Votre politique, stimulée par le populisme de la N-VA, vise à harceler, traquer, rafler, enfermer et expulser les sans-papiers, puis criminaliser celles et ceux qui leur viennent en aide, dans un climat de suspicion généralisée et de répression sans cesse accrue, qui met à mal l’Etat de droit, voire en sacrifie certains principes. Vous avez ainsi favorisé la libération de la parole xénophobe, sans parler du fait que vous vous êtes accommodé sans guère d’état d’âme de l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir en Autriche, une extrême-droite dont l’héritage antisémite est pourtant patent.

Monsieur le Premier ministre, pardonnez-moi de vous le dire, vous n’êtes plus, depuis 2014, légitime pour combattre le racisme et l’antisémitisme, car la politique de votre gouvernement a contribué, plus que jamais, à éroder les fondements fragiles de notre communauté civique, poussée dans le dos par un parti qui a pour volonté d’ériger la xénophobie en vertu. Quant à la stratégie, à laquelle vous avez participé mercredi, qui vise à s’en prendre à la détestation d’Israël pour en faire l’expression la plus marquante de l’antisémitisme contemporain, elle est malhonnête intellectuellement et perverse politiquement, car le combat contre l’antisémitisme, le racisme et la xénophobie demeure — nous y veillerons –, un seul et même combat démocratique.

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