Nurten Aka

Supprimer la double nationalité : une humiliation « intenable »

Nurten Aka Journaliste scènes

Plus de 75 % des Trucs/Turques de Belgique ont voté  » oui  » et cautionné le régime autoritaire du président turc Erdogan. Au lieu d’essayer de comprendre pour mieux résoudre cet électrochoc, certains parlent de supprimer la double nationalité. L’histoire de l’Immigration mérite mieux que ça.  » À vaincre sans périls, on triomphe sans gloire « . C’est une enfant d’immigré(e)s qui n’a jamais eu envie de sa carte d’identité turque qui vous le dit. Témoignage.

Parfois, les enfants de l’immigration – qui voient ce qui se passe d’intéressant comme liberté dans la culture du pays d’accueil en comparaison à leur culture d’origine – se rebellent. En baignant dans une vraie double culture (turque conservatrice et patriarcale à la maison, belgo-libre à l’extérieur), on finit par s’émanciper, non sans mal, vers ce qui est bien pour soi et sans trop de casse familiale.

Ado, j’ai rejeté mes racines turques et la carte d’identité qui va avec. En fait, j’ai toujours été dérangée aux entournures d’avoir ma carte d’identité turque, de garder ce lien avec un pays qui se gave à l’amour-passion du drapeau turc, mettant le portait d’Atatürk sur tout et n’importe quoi. Mon premier voyage en Turquie, j’ai trouvé ça fou qu’on ait placé un cadre d’Atatürk sur une devanture parmi des… pantoufles ! Je me disais : « Putain, ils sont loin les Turcs ! » Je ne m’y retrouvais pas, donc ça sonnait faux d’avoir une carte d’identité turque. En plus, je me suis trouvée des racines kurdes. Avec le temps, en me réconciliant avec mes racines, je me suis rendue compte que finalement : je suis « Belge », de culture européenne, avec un attachement à la culture de mes parents, de mes racines, d’une part de mon enfance. La boucle est bouclée.

Ma carte d’identité turque sonnera toujours faux pour moi. J’aurais peut-être dû la refaire – comme opportunité – pour voter « non ». À L’aéroport, lorsque je passais la frontière, les contrôleurs des douanes me disaient, le reproche sous-entendu : « Pourquoi je passais avec un visa alors que j’étais Turque ? ». Je baragouinais un truc et ils finissaient par se désoler de ces compatriotes né(e)s à l’étranger qui ne savent même pas parler correctement le turc. Et moi, je riais dans mon for intérieur et me disais « ah les cons ! » Plus tard, j’ai voulu passer la douane et affronter la chose en disant : « Non, je n’ai pas de carte d’identité turque. Je suis Belge ». Dédain. Je crois que c’est là que j’ai dû apprendre que lorsque l’on naît turque, on le reste jusque ce que la mort vous sépare. Le sang turc, c’est quelque chose !

Une question d' »entre-soi »

Quoi qu’il en soit, dans les débats actuels, il faut savoir respecter la double identité-culture et l’histoire de l’immigration, ses parcours, etc. Ce n’est pas en la légiférant bêtement qu’on changera les choses. Ma double culture est à l’équilibre (il faut du temps, des rencontres métissées et des moyens culturels et éducatifs). Pas mal de Turcs et Turques d’ici vivent dans le ghetto, une double culture en déséquilibre, scotchés à leur pays d’origine (ou celui de leurs parents) et, bien sûr, au drapeau turc. Cela peut à peine tanguer lorsqu’il y un match de foot Turquie/Belgique.

Pour le reste, le Président Erdogan (et sa grande armée de nettoyage et propagande) a réussi sa campagne « politique » surtout à travers la diaspora turque qui vit la Turquie par procuration presque devant son poste de télévision. Coincée dans son « business » géopolitique, L’Europe et la Belgique n’ont pas su gérer la chose. On récolte ce que l’on sème ? Question « vote progressiste », on verra si la France fait mieux.

Il y a beaucoup de choses ratées dans l’immigration, le rejet, l’humiliation, l’exploitation de nos parents, la condescendance, la non-égalité des chances, le racisme, le délit de faciès… Au lieu de parler de « diversité culturelle » fort à la mode, il faudrait réfléchir à la question du ghetto, de « l’entre-soi » comme l’explique le sociologue Andréa Réa.

Prenons la question des mariages : pas mal de mes ami(e)s turcs/turques ont épousé leurs compatriotes, pas mal de mes ami(e)s Belgo-belges ont fondé une famille avec des Belgo-belges. Au rayon « amour et mixité », je me demandais ce matin qu’en était-il de nos hommes et femmes politiques ? Ou encore quel était, dans leur vie de tous les jours, leur réel degré de mixité ? Une question en passant. Car on dirait que c’est toujours à nous, (enfants) d’immigré(e)s de poser des gestes de « mixité ».

J’ai eu de la chance, dans les années 70-80, de vivre dans une cité diversifiée (Italiens, Marocains, Polonais, Belges de souche…). On était loin des crispations identitaires. Les cultures pouvaient s’apprivoiser. Mes parents et mes frères (auxquels j’ai dû m’opposer) ont, dans une moindre mesure, eu leurs parcours d’émancipation ! Ça, c’est fabuleux. À Saint-Josse et Schaerbeek, on peut rêver ?

Planter ses propres racines

Je suis une fille d’immigrés de la deuxième génération. La culture belge me faisait plus de bien, j’ai donc voulu la faire mienne. Ceux de la troisième génération que je rencontre, ils sont bien là où ils sont. Ils sortent le samedi soir (dans des soirées turco-pop), voyagent entre copines, ont des loisirs, un job, roulent en voiture. Ils ont leurs petites histoires d’amour à l’abri des regards et du qu’en dira-t-on. Certaines (et je pense de plus en plus) peuvent gérer leurs mariages (qui reste un enjeu majeur). Pas besoin de se rebeller, ils ont une « liberté » et connaissent les codes qu’elles/ils ont intégrés. Peu de vague donc. Dans leur cas, je n’aurais peut-être pas eu besoin de bouger d’un iota.

Mais finalement, à me retrouver tous les samedis soir à des mariages, en train de danser le halay (farandole turque endiablée), je préférais les concerts rock des festivals. J’ai quitté Ibrahim Tatlises (chanteur populaire) pour Madonna puis Noir Désir, les films de Kemal Sunal pour Louis De Funès puis David Lynch. J’ai découvert l’histoire de Mai 68 et ses slogans « glamour ». (Il est interdit d’interdire, Plus je fais l’amour, plus je fais la révolution…) Il n’y avait pas photo. Mon monde s’ouvrait. J’ai donc déconstruit ma famille, mes racines, mon destin, loin des déterminismes sociaux, aidé par de superbes amitiés, quelques profs, les services sociaux de l’ULB qui m’ont soutenue/financé une partie de mes études. Beaucoup de bienveillance très loin du racisme ordinaire. J’ai eu du soutien discret plus que du rejet pour me construire. Avec la fameuse phrase d’André Gide – Famille, je vous hais – j’ai planté mes propres racines.

Boomrang: l’identité que tu rejettes te reviendra en pleine figure

Puis… uppercut : il y a un manque, une partie d’identité manquante. À la sortie de mes études, armée des Lumières, du libre arbitre, de l’Existentialisme, de l’Art et de l’Histoire, il a fallu construire ma double identité. J’ai eu de l’empathie pour l’histoire de mes parents. Il a fallu recréer du lien, accepter leur parcours de vie et leur culture sans les juger, ni les considérer comme des « arriérés », des barbares, des paysans anatoliens, des incultes, etc. » Cela m’a pris plus de 10 ans. C’est toujours en mouvement.

Aujourd’hui, sans blague, j’aime mes parents et ma famille branlante. Mon père soutient Atatürk et moi, la question kurde, le génocide arménien. Et il adore le Roi Baudouin dont le portrait est accroché dans son salon, à Istanbul ! Jamais il ne critiquera l’exploitation minière qui l’a nourri, lui et sa famille. Parfois, quand je parle avec lui au téléphone de la Turquie, il craint qu’on soit sur écoute. La Belge que je suis en rit tant cela me parait improbable (question de culture politique ?).

Aujourd’hui, je chante dans une chorale turque accompagnée d’une beatboxeuse belgo-belge. Le nom de mon groupe s’appelle les Gavur Gelinler que l’on traduit par… Les Mécréantes. J’ai des tapis et kilims turcs partout chez moi, je porte des « patik » (chaussons tricotés) et des « yazma » (petit foulard) traditionnels turcs. J’aime le vin et le raki ainsi que la Jupiler en bouteille. J’écoute du reggae, du jazz et du folk turcs (Sattas, Adamlar, Siya SiyaBend, Bülent Ortaçigil, …) et par nostalgie du Ibrahim Tatlises. J’aimerai apprendre le Saz en écoutant le barde virtuose Neşet Ertaş. Mes derniers concerts ? Pixies à Anvers, Trio Joubran à Flagey. J’ai à nouveau des ami(e)s d’origine turque et kurde. J’interroge toujours l’histoire de mes parents, parfois on se prend la tête sur le mariage que je ne ferai jamais. C’est notre pierre d’achoppement. De temps en temps, je les emmène dans mon monde : au musée, à la piscine, à boire une bière en terrasse, au théâtre, à la mer du Nord. Je demande à ma mère de m’apprendre à faire du yaourt, du kete (pain traditionnel), des köfte, etc. Je leur fais goûter des huîtres et du foie gras (le jambon, j’ai essayé : faut pas pousser !).

Chez moi, j’ai des auteurs turcs (Perihan Magden, Hakan Günday, Cetin Altan, … ) que je lis en français, à côté de Céline, Brecht, Driss Chraïbi, Dostoïevski, Michaux, Naguib Mahfouz, Baudelaire, Elias Khoury, Milena Agus, Caroline Lamarche, Jean Bofane mais aussi les peintres flamands, Aka Moon, Händel, Pergolesi, Nick Cave, Yann Tiersen, Coltrane, Pina Bausch, Bouli Lanners, Jan Fabre, Rodrido Garcia, etc. Je saisis dans ma chair des films turcs comme Head-On/Gegen die wand, Otobüs tout comme des films belges La Merditude des choses, Les Barons, les frères Dardenne, etc. Les Flamandes, Les Bourgeois , Ces Gens-là de Jacques Brel, aussi. J’ai réussi à équilibrer ma double culture. J’ai 43 ans.

En Belgique et ailleurs, on confond parfois « intégration » et « assimilation ». Supprimer la double nationalité (digne d’une déclaration à l’emporte-pièce d’Erdogan) pour ce « troupeau de brebis galeuses » de la nation belge ne fera qu’attiser le fossé et rejoindre la longue liste des politiques foireuses de l’immigration. Car l’émancipation n’a rien à voir avec la prohibition. À méditer, ce proverbe wallon : « On wèt todi quand dj’su plin, on n’wèt mauy quand dj’a swè » – « On voit toujours quand je suis plein, on ne voit jamais quand j’ai soif ».

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