11 juillet 1917, dans un endroit caché du front de l'Yser, les soldats flamingants bravent l'interdit : ils commémorent la bataille des Eperons d'or. © ADVN, Antwerpen

Sire, justice pour le soldat flamand !

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

C’était il y a cent ans, le 11 juillet 1917, sur les bords de l’Yser. Un long cri plaintif s’échappe des tranchées en direction d’Albert Ier, le Roi-Chevalier. Les flamingants passent à l’offensive. Ce jour-là, ils vont perdre une bataille. Pas la guerre.

Le coup a été prémédité, l’opération montée avec soin. Le papier a été discrètement acheté au Havre. Puis transporté par des soldats, en petits paquets, à bord d’une voiture du ministère belge de l’Agriculture. Une fois rédigée, la lettre a été polycopiée à un millier d’exemplaires dans la maison d’un directeur d’école à Alveringem, village de Flandre occidentale, avant que des brancardiers ne les acheminent par camion militaire jusqu’au lieu de leur diffusion : le front.

Rien n’a été laissé au hasard. Surtout pas le choix de la date. Un 11 juillet, jour de commémoration de la bataille des Eperons d’or livrée devant Courtrai en 1302 et gravée en lettres d’or dans les consciences flamandes. Mais ce 11 juillet 1917, le coeur n’est pas à la fête. Maudite guerre de tranchées qui s’éternise sur les bords de l’Yser.

Le combattant flamand y partage ses souffrances avec ses frères d’armes wallons ou bruxellois. Mais il ressasse doublement son infortune. D’être soldat et d’être flamand. D’être traité en chair à canon à qui on manque de respect et de considération pour sa langue. A qui on inflige des ordres donnés par des officiers incapables de s’exprimer en flamand et qui, de toute façon, ne s’abaisseraient pas à le parler.

Il plane comme un malaise dans les rangs de cette armée francophone surtout composée de soldats flamands, parmi ces fils de familles paysannes et ouvrières de Flandre, souvent très peu instruits, et qui représentent 69 % de l’infanterie, éternelle grande victime de toutes les boucheries.

Certains refusent de taire plus longtemps l’injustice faite à cette majorité silencieuse. Ceux-là sont des intellos,  » des jeunes généralement issus de milieux catholiques, incorporés comme aumôniers, brancardiers ou versés dans des compagnies universitaires. Ils sont souvent hermétiques à la discipline militaire et se heurtent à des officiers professionnels « , explique l’historien Luc Vandeweyer, spécialiste du mouvement flamand durant la Grande Guerre. Ces remuantes têtes pensantes à la fibre flamingante ont fini par se grouper sous la bannière d’un mouvement protestataire, le Frontbeweging.

Confronté aux
Confronté aux « lettres ouvertes » diffusée en juillet et août 1917 , le roi Albert choisit de se taire. © ADVN, Antwerpen/IJzerbedevaartarchief

« In U – o koning – geloven wij nog »…

La Sûreté militaire a beau tenir à l’oeil ces subversifs, elle n’a pas su enrayer le coup de semonce qu’ils adressent ce 11 juillet sous forme de lettre ouverte, à qui de droit : au roi, que ces trublions se plaisent à prendre au mot. Le 4 août 1914, à l’heure de quitter Bruxelles pour prendre la tête de l’armée, Albert Ier n’avait-il pas flatté l’esprit de résistance du peuple de Flandre ?  » Vlamingen, gedenk de Slag der Gulden Sporen.  » –  » Flamands, souvenez-vous de la bataille des Eperons d’or.  » A présent, Sa Majesté est invitée à se souvenir de ces valeureux Flamands et du triste sort qui leur est réservé dans les tranchées.

 » In U – o koning – geloven wij nog  » –  » En vous, ô roi, nous croyons encore « , proclame la supplique clandestinement diffusée sur le front. Ses auteurs, anonymes, pensent frapper à la seule porte qui ne soit pas encore fermée à leurs doléances. Car là où dirigeants politiques et autorités militaires ont perdu tout crédit aux yeux des militants flamingants, observe l’historien Michel Dumoulin (UCL),  » une personnalité paraît échapper aux critiques, aux sarcasmes, aux récriminations. C’est Albert Ier.  » En montant sur le trône le 23 décembre 1909, n’avait-il pas juré obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge dans les deux langues ? Divine surprise.

L’état de guerre n’a en rien entamé ce capital de sympathie.  » Le roi avait la réputation d’être particulièrement bienveillant à l’égard des soldats flamands, ce qui leur valut de la part de leurs collègues wallons le sobriquet  » les godverdom du roi Albert  » « , relate l’historienne Sophie De Schaepdrijver.  » On y croyait fermement à l’époque.  » Qui d’autre que Lui serait à même de saisir une bouteille à la mer et de réagir à son message de détresse ?  » In U hebben we nog vertrouwen, in U alleen. […] Koning Albert, kampioen van het recht, verdediger van ‘t lands eer !  » –  » En vous seul, nous avons encore confiance. Roi Albert, champion du droit, défenseur de l’honneur du pays ! « , insiste encore le manifeste.

Il est donc temps que le roi sache. Or, il sait déjà que la question linguistique tourne au vinaigre au sein de son armée. Albert Ier lui-même n’y serait pas totalement étranger, s’il faut en croire l’historien Lode Wils :  » La direction de l’armée et son commandant en chef, le roi, refusent même de respecter la législation linguistique minimale.  » Le Roi-Chevalier est aussi un roi prisonnier. Il est pieds et poings liés à ce corps des officiers,  » de longue date l’un des piliers de la dynastie. Albert Ier n’a nullement l’intention de l’indisposer par l’application de la législation linguistique « .

Alors, face à ce tir de sommation flamingant, que faire ? Se taire. Tout pousse Albert Ier à ne pas tendre la main.

1917 est une année de guerre épouvantable. La Révolution russe est en marche, l’armée française en butte à de graves mutineries, Français et Anglais piétinent devant les Allemands au prix de terribles pertes. Hors de question de porter le front belge à ébullition par ce qui passerait pour un signe de faiblesse : la prise en considération de doléances et de griefs étalés sur la place publique.

Le fond, autant que la manière, a de quoi horrifier le haut commandement : pour en finir avec l’animosité des officiers envers le soldat flamand, les frontistes réclament, entre autres exigences,  » een Vlaamsch leger naast een Waalsch « . La scission de l’armée en régiments flamands et wallons, donc la rupture de la cohésion de l’armée. Une bombe, face à l’ennemi.

Confronté aux
Confronté aux « lettres ouvertes » diffusée en juillet et août 1917 , le roi Albert choisit de se taire. © ADVN, Antwerpen/IJzerbedevaartarchief

L’armée sévit contre  » l’oeuvre de détraqués  »

La question flamande attendra donc la fin du conflit. Pour l’heure, rien n’incite d’ailleurs le sommet de l’Etat à l’envisager avec indulgence. Car en Belgique occupée, d’autres flamingants, activistes ceux-là, s’acoquinent avec l’Allemand : en février 1917, ils ont obtenu la création d’un  » Raad van Vlaanderen « , parlement fantoche qui a décroché la séparation administrative entre la Flandre et la Wallonie. Trahison : la haute hiérarchie militaire ne se prive pas de faire payer aux combattants frontistes dans les tranchées de l’Yser cette entente des collaborateurs flamingants avec l’ennemi. S’il n’y avait que les flamingants… Albert Ier redoute tout autant, sinon plus, d’ouvrir un autre front intérieur en donnant des ailes à  » la tendance wallonne qui glisse vers l’inféodation à la France « .

Dès lors, un seul mot d’ordre. Serrer les rangs et mettre les trublions au pas. Albert Ier s’y emploie. Le 4 août, il retire le portefeuille de la Guerre au civil de Broqueville, élu catholique de Turnhout et jugé trop sensible à la pression flamingante, pour confier le poste au général De Ceuninck  » qu’il peut manipuler à sa guise « , dixit Lode Wils.

Riposte somme toute classique : on manie un peu la carotte et plus encore le bâton.  » Le roi et ses ministres s’accordent sur une politique à double voie : d’une part, on tentait d’améliorer le respect du bilinguisme. D’autre part, on voulait tuer dans l’oeuf par une répression sévère toute critique flamande subversive « , relève Jan Velaers, professeur à l’université d’Anvers.

 » La lettre ouverte déclenche des enquêtes approfondies afin d’identifier les auteurs et leur modus operandi « , relate Stanislas Horvat, professeur de droit à l’Ecole royale militaire. On fouille les biens personnels de soldats, on lâche des indics dans les unités suspectes. Les rapports qui remontent du terrain parlent de  » l’oeuvre de détraqués « ,  » de propagateurs de tracts qui profitent de ce que certains abris, certains baraquements sont momentanément inoccupés la nuit pour semer leurs pages dangereuses autant que mensongères […].  » Il faut sévir : dégradations, mutations, envoi dans les bataillons disciplinaires sur l’île de Cézembre, au large de Saint-Malo.

Le top du Frontbeweging , porteur des griefs flamingants et de l'exigence d'une
Le top du Frontbeweging , porteur des griefs flamingants et de l’exigence d’une « Vlaamsch leger naast een Waalsch ».© ADVN, Antwerpen

Il faut bien aussi lâcher un peu de lest dans l’espoir de calmer le jeu. Une proclamation du roi sur la question flamande est envisagée, mais le geste symboliquement fort fait long feu. Comme le signale l’historienne et spécialiste d’Albert Ier, Marie-Rose Thielemans,  » on convint plus tard qu’un officier au moins par compagnie devrait connaître le flamand et, par peloton, un sous-officier et un caporal.  »

Timides manifestations de bonne volonté. Insuffisantes pour calmer l’agitation et masquer la désillusion : l’appel flamingant au roi est resté lettre morte. Coup de gueule, coup de bluff ? Ses auteurs pouvaient-ils attendre autre chose qu’un coup d’épée dans l’eau ?  » Ils espéraient qu’Albert Ier fasse pression sur le corps des officiers. Mais le roi était coincé par le système « , estime Luc Vandeweyer.

Les frontistes ne désarment pas, se radicalisent, basculent dans l’exigence d’une autonomie administrative de la Flandre au sein d’une Belgique fédéralisée. Prêts à remuer ciel et terre, ils vont jusqu’à plaider leur cause auprès du pape Benoît XV. L’été 1917 reste chaud. Une nouvelle  » lettre ouverte  » au roi fuse en août, pour fustiger  » la pluie de punitions  » sur les flamingants. Le royal état de grâce a vécu : Albert Ier est aussi pris pour cible pour non-assistance à soldat flamand en souffrance. Les pamphlets ne cesseront plus de paraître jusqu’à la fin de la guerre.  » Ils forment le début iconique du Mouvement flamand dans sa forme politique, tel qu’il donne forme jusqu’à nos jours à la politique belge.  » Ce 11 juillet 1917, les raisons d’une grosse colère ont germé sur les bords de l’Yser.

Alleen in u – o koning – geloven wij nog, ADVN, éd. Peristyle, 2017.

De vervolging van militairrechtelijke delicten tijdens Wereldoorlog I, par Stanislas Horvat, VUB, 2009.

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