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Sauver le Sénat à la loterie…

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Mal dans sa peau, réduite à une humiliante impuissance, l’assemblée parlementaire se cherche une raison d’exister. On lui suggère, pour rebondir, de se reconvertir en improbable labo de démocratie directe pour citoyens tirés au sort. Est-ce bien sérieux ?

Faire et défaire… A peine relifté, on songe déjà à redessiner le Sénat. Il faut dire que la Haute Assemblée inquiète : elle a du mal à se remettre du méchant coup de bistouri qui lui a été infligé. Défigurée, amputée par la dernière réforme de l’Etat, elle a perdu de son lustre et peine à trouver ses marques. Dur, dur, d’être, après avoir été…

Le Sénat, combien de divisions ? 50 sénateurs dépêchés par les parlements régionaux et communautaires, flanqués de 10 sénateurs cooptés et désignés par les partis. L’assemblée a beaucoup perdu dans la dernière aventure institutionnelle. D’abord un passage par les urnes, puisque le Sénat ne compte plus d’élus directs. Ensuite et surtout une kyrielle de compétences : plus de droit d’enquête ni de droit d’initiative, sauf rares exceptions. Plus d’approbation des traités internationaux, plus de ministres à interpeller. Et plus de possibilité de réfléchir en profondeur sur les grands thèmes, éthiques notamment, qui font débat dans la société. Ce qui était devenu sa grande spécialité.

Le Sénat a été prié de refaire sa vie. De se trouver une nouvelle vocation en devenant un lieu de rencontres et d’échanges entre représentants des Régions et Communautés. Le tout dans des conditions particulièrement ingrates, imposées par une réforme mal ficelée, mal emmanchée, « hautement critiquable », selon le bilan qu’en dresse l’avocate et assistante à l’ULB Anne Feyt : « La contradiction entre les objectifs et la diminution drastique des compétences du Sénat saute aux yeux. Le Sénat n’est toujours pas une véritable chambre des entités fédérées. » Au bout du compte, « un traitement humiliant, une désillusion totale », commente le constitutionnaliste de l’UCL Marc Verdussen (1).

Lorsqu’ils sont appelés à se faire hara-kiri à la veille du scrutin de 2014, c’est en toute connaissance de cause que les sénateurs tournent la page sans joie et sans conviction. Conscients d’un travail de potache, effectué sous la contrainte de la saga politico-institutionnelle que l’on sait, sans avoir pu se donner la peine de préparer une honnête reconversion.

Philippe Moureaux (PS), pour conclure, s’était chargé de replanter lugubrement le décor : « D’aucuns regrettent que l’occasion n’ait pas été mise à profit pour lancer un débat général sur les différents types de régimes envisageables. Malheureusement, les circonstances se prêtaient peu à un tel débat. Alors que les négociateurs politiques travaillaient d’arrache-pied depuis des mois, il n’était guère opportun de lancer un grand colloque intellectuel. Le chapitre a donc été négocié assez rapidement. »

Chronique d’un semi-naufrage annoncé. La voie était ainsi toute tracée pour que le Sénat entame un chemin de croix. Les « sénaticides » identifiés par le sénateur Philippe Mahoux (PS), n’ont pas désarmé. Les N-VA, hostiles au maintien du Sénat, incarnation du modèle fédéral, ont juré sa perte. Travail de sape, mauvaise volonté, « sabotage » des travaux : le Sénat progresse cahin-caha.

Début de l’année, profitant d’une visite que rend le nouveau Premier ministre Charles Michel (MR) à l’hémicycle sénatorial, des sénateurs de l’opposition francophone lui adressent une bien curieuse supplique. Philippe Mahoux (PS) : « Nous sommes sans cesse obligés de nous défendre contre des membres de votre majorité, afin que le Sénat puisse remplir sa mission. A longueur de réunions, nous devons lutter contre ceux qui mégottent sur le travail du Sénat. Essayez de nous épargner ces difficultés. » François Desquennes (CDH) : « Trop souvent nous ressentons que chaque pas de notre assemblée doit être mûrement soupesé et débattu et, disons-le, quelquefois négocié en coulisses, même pour des détails organisationnels. J’espère, Monsieur le Premier ministre, que vous convaincrez votre majorité de travailler de manière à donner du sens à l’action de ce Sénat. » Ambiance…

Et voilà qu’une chance inespérée de rebondir se profile. Les vacances sont souvent propices pour refaire le monde et le plein d’idées. La gauche, reléguée dans l’opposition au fédéral, se découvre des affinités avec la démocratie directe, cette implication active des citoyens dans une prise de parole volontiers monopolisée par les représentants du peuple.

Offensive de charme en deux temps. Fin août, Peter Vanvelthoven, député socialiste flamand et ex-ministre de l’Emploi, sort du bois : il propose de transformer un Sénat qu’il juge « vide de sens » en une chambre populaire intégralement composée de citoyens sélectionnés par un tirage au sort à deux tours : sur 10 000 personnes désignées par le hasard, ceux qui le désirent pourraient se porter candidats à un second tirage au sort d’où seraient retenus 150 sénateurs mobilisés pour un an, à raison de deux à trois fois par semaine, en soirée ou en week-end, et indemnisés en conséquence.

Laurette Onkelinx, côté francophone, embraie. La cheffe de groupe socialiste à la Chambre s’émeut du triste sort réservé à l’assemblée parlementaire qui voisine la sienne au Palais de la nation : « Quoi qu’on dise, le Sénat est devenu une institution qui n’a plus grand-chose à dire, il est nécessaire d’y remédier. » Pourquoi pas en lui insufflant le souffle vivifiant qu’apporteraient des citoyens tirés au sort appelés à siéger, à parts égales, aux côtés des « pros » de la politique ? L’idée, moins radicale et moins construite que le projet socialiste flamand, part d’une double bonne intention : s’il faut sauver le Sénat, autant joindre l’utile à l’agréable par cette touche de participation citoyenne qui lui redonnera du tonus et de l’intérêt.

Action, réactions. L’appel socialiste à reconfigurer un Sénat qui n’a pas encore eu le temps de s’installer dans la durée, essuie railleries et commentaires peu amènes : il est à ranger dans la cohorte volumineuse des idées lancées « à la va-vite », dixit la présidente du Sénat, Christine Defraigne (MR). Un peu facile et prématuré de tirer ainsi sur l’ambulance…. Ecolo, lui, a plutôt du mal à reconnaître au PS une crédibilité sur ce terrain : « Il a refusé la même proposition d’Ecolo au parlement wallon, pour composer la commission du renouveau démocratique. » Quant à la N-VA, elle s’étrangle à la seule vue de cette tentative « acharnée et particulièrement absurde » de réanimer une assemblée dont elle veut la mise à mort.

Surtout, Laurette Onkelinx n’invente strictement rien. De passage au Sénat en mars dernier, son coreligionnaire Paul Magnette (PS), ministre-président wallon, lançait déjà le même défi à la face des sénateurs : « Le Sénat pourrait jouer un rôle pionnier en s’interrogeant sur la manière d’impliquer davantage les citoyens dans nos délibérations. Il serait peut-être souhaitable que des panels citoyens tirés au sort contribuent, par leur éclairage, par leurs propres délibérations, à faire progresser nos réflexions sur des questions très sensibles. » Euthanasie, formes d’union civile, octroi de patronymes : les sénateurs seraient bien avisés d’entendre l’avis « de simples citoyens tirés au sort, dans le respect des règles de représentativité. » Effet retour ? Nul.

Tirage au sort, intrusion citoyenne dans la gestion politique : les élus du peuple ont généralement du mal à se faire à l’idée. En mars 2014, le MR Richard Miller, sous sa casquette de responsable du centre d’études Jean Gol et avec la bénédiction de son président de parti Charles Michel, avait tâté le terrain sous couvert d’une conférence-débat sur le thème « réinventer la démocratie ». A titre personnel, le mandataire libéral plaidait pour une dose de tirage au sort à injecter dans un mécanisme d’implication des citoyens qui serait adossé à la Chambre. L’accueil au sein de la famille bleue avait été globalement réservé, la perspective enchantait peu.

Impossible pourtant de fermer les yeux. Sur fond de discrédit du politique, la démocratie directe ou participative piaffe, pointe çà et là le bout du nez. Elle a eu droit à son « sommet citoyen » lancé en 2012, avec cette plate-forme d’innovation démocratique G1000, prolongée par l’ouvrage de référence « Contre les élections » de l’écrivain David Van Reybrouck. Cet élan de participation citoyenne se cherche toujours un cénacle où faire ses premiers pas à une échelle autre que locale. Va pour le Sénat ? Gare au cadeau empoisonné : ce qui est devenu le maillon le plus faible et le plus complexe de la chaîne parlementaire n’a plus rien de stimulant à offrir à des citoyens engagés. Mais pour les « pros » de la politique, la prise de risque est minime.

« C’est bien là le paradoxe, souligne Marc Verdussen, une participation citoyenne au Sénat irait à contre-courant de la nouvelle philosophie de l’institution qui représente désormais les Communautés et les Régions. Cela nécessiterait de redonner au Sénat des compétences en matière de thèmes de société. » Toutes ces compétences que vient précisément de lui retirer la dernière réforme de l’Etat. Faire, défaire, refaire…

Les têtes pensantes de la démocratie directe demandent à voir. « Ce serait déjà un premier pas, mais il est toujours un peu dommage d’évoquer le Sénat quand il a moins de pouvoir. De toute façon, si l’on veut que le tirage au sort sorte tout son potentiel, il faudra rendre sa participation obligatoire. Et que l’assemblée retenue soit composée aux deux tiers de citoyens tirés au sort », explique Min Reuchamps, politologue à l’UCL et acteur du G1000. Rude concurrence en perspective pour les élus appelés à partager leurs fauteuils : les dix sénateurs cooptés ne devraient pas lui résister. Une tuile pour les partis habitués à user de cette filière pour repêcher des candidats malheureux aux élections. Et une raison de plus pour faire de la résistance.

On se calme ? C’est un sénateur… coopté qui le dit. Philippe Mahoux, socialiste comme Laurette Onkelinx, invite à la réflexion : « L’enjeu dépasse le seul cadre du Sénat. Commençons par discuter de la validité et de la légitimité d’une représentation citoyenne par tirage au sort, avant de cibler l’assemblée parlementaire qui serait appelée à la mettre en oeuvre. Sachant qu’il ne pourra jamais s’agir que d’un complément et non d’une alternative. » Inutile de se presser en effet, rappelle Marc Verdussen : « Une refonte du Sénat exige une nouvelle déclaration de révision de la Constitution. Rien ne peut se produire avant 2019. » D’ici là, le Sénat vivotera.l

(1) Dictionnaire de la Sixième Réforme de l’Etat, sous la direction de Marc Uyttendaele et Marc Verdussen, Larcier, 2015.

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