Thierry Fiorilli

« Sa majesté Eddy en son si petit pays »

Thierry Fiorilli Journaliste

On a toujours besoin d’un plus grand que soi. Parce qu’il faut lever la tête pour le scruter. Et qu’alors on voit plus haut. Plus loin. Et que, si on y prête attention, comme lorsqu’on respire très profondément, comme lorsqu’on veut s’imprégner d’un moment, d’un silence, d’un parfum, d’une lumière, on ressent quelque chose qui ressemble à de l’élévation.

La Belgique a une chance de pendu. Des plus grands qu’elle, sortis de ses propres entrailles, elle en collectionne. On a beau dire que tous n’ont pas que des plumes à leur chapeau, qu’un rayon ne fait pas le soleil, que l’iconolâtrie dégage toujours des relents de chloroforme ou d’hallucinogène, le nombre de génies, d’hier comme d’aujourd’hui, tous secteurs mêlés, nés sur cette superficie d’à peine 30 688 km2 est inversement proportionnel à l’ampleur qu’on accorde généralement à l’esprit d’un petit pays riquiqui.

Eddy Merckx est de ceux-là. Ce 6 juillet, ce ne sera pas seulement le départ à Bruxelles du Tour de France, que des centaines et des centaines de milliers de Belges célébreront, sur le parcours de la course ou devant leur écran ; ce sera, cinquante ans après le premier de ses cinq triomphes dans la Grande boucle, l’anniversaire d’un règne. Celui d’Eddy Ier. Peut-être le plus authentique représentant d’une monarchie démocratique puisqu’il incarne la royauté, au vu de son rang, et le peuple, en raison de sa souveraineté.

La légende qu’il a bâtie, dans un sport parmi les plus populaires – au sens social du terme -, les Belges se la sont accaparée, la réécrivant comme un pan de leur propre histoire, individuelle et collective, depuis maintenant un demi-siècle. Embrassant plusieurs générations, donc. Et par-delà les clivages Nord-Sud. Comme évoqué dans notre dossier qui lui est consacré cette semaine, Merckx reste un mythe.  » Il est le mythe d’un pays. Il en porte toutes les caractéristiques : zwanzeur et simple comme un Bruxellois, sérieux et appliqué comme un Flamand, sympathique et accessible comme un Wallon. Mais ce pays est aujourd’hui en décomposition.  »

Caricature ? Pas seulement. Eddy Merckx parle néerlandais, français et brusseleir. Il est vénéré dans tous les milieux, dans toutes les provinces, dans tous les médias. On ne s’interroge pas sur ses origines, ses racines, sa culture, ses modèles, ses appartenances communautaires, ses convictions politiques. Merckx est Belge, pas Flamand, pas francophone, pas Bruxellois. Champion belge. Superstar belge. Idole belge. Gloire belge. Symbole belge. Davantage sans doute que, sauf leur respect, Magritte, Hergé, Simenon, Brel, Stromae, Daens, Rubens ou le Père Damien, soit pas forcément aussi illustres, ou d’abord plutôt Flamands, ou francophones, ou moins fédérateurs, ou pas intergénérationnels, ou plus élitistes, ou d’influences plus sélectives.

Ces jours-ci, donc, ce si petit pays révère l’unanimement adoré roi Eddy.

Un bon mois après des élections aux verdicts divisés. Alors qu’aucun gouvernement fédéral ne paraît raisonnablement envisageable avant longtemps – l’actuel Premier ministre en affaires courantes sera peut-être déjà parti pour l’Europe entretemps. Que sont brandies les questions de l’identité et de la prédominance culturelle. Que le premier parti n’exclut pas de s’associer avec l’extrême droite séparatiste. Que la ministre- présidente flamande ne veut pas poser devant le drapeau belge, ce  » chiffon « . Qu’une nouvelle réforme effilochant davantage encore ce qui reste de l’Etat fédéral ne fait plus un pli.

On a toujours besoin d’un plus grand que soi. Parce qu’en levant la tête pour l’admirer, on oublie les sables mouvants dans lesquels on est empêtrés. On les oublie un moment.

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