" Je trouve qu'on a une jeunesse extraordinaire, souligne le commentateur. Il faut essayer de la comprendre, il y a des messages à lui faire passer ! " Ce sera, peut-être, l'un de ses prochains défis. © hatim kaghat

Rodrigo Beenkens, l’humaniste adoré

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

En Russie, dès le 14 juin, il commentera sa huitième Coupe du monde. Après trente ans de carrière à la RTBF, l’inoxydable Rodrigo Beenkens puise sa verve de ses fières racines belgo-portugaises. Avec un rare souci de l’autre qui ne cesse de l’inspirer, une fois le micro coupé, sur le sens d’une vie comblée par le destin.

 » Oh Rodrigo, comment tu vas ?  » s’exclame joyeusement Carlos Magalhaes Goncalves, quand il décroche son téléphone depuis le Portugal. Au bout de la ligne, ce n’est pourtant pas son médiatique cousin, mais Le Vif/L’Express.  » Non, c’est toi Rodrigo, tu me fais une blague !  » maintient-il, une fois les présentations faites. Rien de surprenant : dans sa grande famille portugaise, Rodrigo Beenkens, qui fêtera ses 55 ans en septembre, est réputé pour endosser le rôle de brincalhão, de blagueur, à l’image de feu son père, Marc, un Bruxellois à la gouaille vibrante. De sa mère, Carmo, originaire du nord du Portugal et décédée il y a vingt-six ans déjà, le célèbre commentateur sportif de la RTBF a hérité d’un rare souci de l’autre, selon ses tantes. Le moteur d’un attachement indéfectible à la famille, à l’amitié, mais aussi à ces causes qu’il soutient dans l’ombre, une fois le micro coupé.  » Très peu de gens me connaissent vraiment, parce que j’ai un peu de mal à me livrer « , confesse-t-il, presque gêné quand il s’agit d’aborder, pour une fois, sa propre histoire.

Son talent de conteur constitue pourtant le secret de sa popularité. Un subtil équilibre entre une documentation encyclopédique, dépassant largement le cadre sportif, et cette verve enthousiaste qu’il appuie d’une voix de stentor, à grand renfort de métaphores et de superlatifs.  » J’essaie de tendre constamment vers un idéal composé de quatre éléments : le discernement, l’esprit, le coeur et l’humour « , confiait ce père de deux enfants, Gilles et Fiona, à La Libre, en 2014. Elu présentateur sportif préféré des téléspectateurs, depuis la création d’un sondage Ipsos/ Le Soir/Sudpresse en 2010, l’inoxydable voix belge du football et du cyclisme a passé, en mars dernier, le cap des trente ans de carrière à la RTBF. A son actif, notamment, huit Coupes du monde, édition russe incluse, six Euro, 24 Tours de France.  » Et sa passion est toujours intacte « , sourit Marc Jeuniau, ex-directeur du service des sports à la RTBF, qui l’a choisi en 1988.  » Je ne l’ai jamais vu dans une telle forme physique et psychologique « , abonde même son grand ami Thierry De Bock, qui a vécu plusieurs coupes et Grandes Boucles à ses côtés.

Coup de foudre d’un autre temps

Sa première photo officielle, prise en 1988 par son ami réalisateur, Benoît Mariage.
Sa première photo officielle, prise en 1988 par son ami réalisateur, Benoît Mariage.© Benoît Mariage

Cheveux poivre et sel soigneusement peignés sur le côté, le regard vif renforcé par un fréquent haussement de sourcil et des lunettes à la monture finement colorée, c’est en fixant l’horizon à la fenêtre d’une taverne bruxelloise, non loin de sa maison familiale de Crainhem, que Rodrigo Beenkens remonte le fil du temps. Son histoire commence par un coup de foudre, quelque part dans la cité de la Belgique joyeuse, lors de l’Exposition universelle de 1958. Marc Beenkens, un relieur d’art aux racines limbourgeoises, y croise alors la route de Carmo Freitas do Amaral Lobo Machado, en voyage de fin d’études, qui officie au stand du vin de Porto. Lui se rend au Portugal pour demander la main de Carmo auprès de sa mère, elle décide de tout quitter pour débuter, après leur mariage en juillet 1959, leur nouvelle vie commune en Belgique. Le 9 septembre 1963, Rodrigo Beenkens naît à Woluwe-Saint-Lambert, dans le quartier des Constellations, deux ans avant sa soeur, Cristina.

Avec son grand ami Thierry De Bock, à l'époque de la Coupe du monde de 2002, en Corée du Sud et au Japon, avant les cheveux gris.
Avec son grand ami Thierry De Bock, à l’époque de la Coupe du monde de 2002, en Corée du Sud et au Japon, avant les cheveux gris. © Jimmy Bolcina/Photo news

Au début des années 1970, la famille déménage à Strud-Haltinne, un petit village à la nature foisonnante, entre Namur et Andenne. Non loin de là, les parents de Rodrigo Beenkens travaillent au centre Saint-Lambert de Bonneville, qui accompagne des personnes porteuses d’un handicap mental. Marc y enseigne la reliure, tandis que Carmo s’occupe de celles et ceux dont le déficit ne laisse presque aucune perspective d’avenir.  » Quand on voit cela, on n’a plus la même vision du monde et on se plaint beaucoup moins, glisse Rodrigo Beenkens. Depuis tout petit, quand je vois quelqu’un souffrir, je souffre fort également.  » D’autant qu’il doit aussi apprendre à grandir avec un malheur silencieux : à tout instant, la rare maladie chronique de sa maman est susceptible de mettre fin à une vie en sursis. Elle s’en ira trois jours avant la date initiale du mariage de son fils. Peut-être est-ce sa mémoire qu’il honore inconsciemment, quand il vient discrètement en aide à son amie Catherine Verbeke, cofondatrice du centre de réintégration Open Therapeuticum à Louvain, dédié aux personnes souffrant de troubles ou d’accidents divers.  » Rodrigo a une réelle satisfaction quand il peut aider les autres, souligne-t-elle. Il a une belle âme et s’intéresse aux problèmes de société.  » Affecté par les décès prématurés des sportifs, il a aussi joué un rôle important pour généraliser l’installation de défibrillateurs dans les clubs.

Lui-même peine à expliquer l’origine de sa passion pour le sport. Pendant les vacances de juillet et août, sur les plages de Mindelo au Portugal, comme dans la cour de récréation, le jeune Rodrigo joue inlassablement au football, en commentant, déjà, les moindres faits de matches. Quand il découvre l’école et l’internat de Godinne, avant sa cinquième primaire, il est séduit par le nombre de terrains et par ces jésuites en kayak, dans un écrin de verdure. C’est là qu’il noue ses premières amitiés, jusqu’en fin de secondaire en option sport.  » Rodrigo, c’était le bon copain, toujours très drôle, même si nous n’étions pas aussi proches qu’aujourd’hui, se souvient le patron Eric Mestdagh, ex-voisin de chambrée et partenaire de foot. En cas de coup dur, je pourrais l’appeler au milieu de la nuit, il viendrait.  »

En compagnie de Marc Jeuniau, l'homme qui l'a choisi en 1988.
En compagnie de Marc Jeuniau, l’homme qui l’a choisi en 1988.© DR

Virées nocturnes

Partout, le sport accompagne l’ado, qui n’imagine pourtant pas y consacrer sa future carrière, tant cette perspective lui semble inaccessible. Devant les valves de l’école, il prend note de la Une des sports du journal La Cité, en attendant avec impatience la lettre du jeudi de ses parents, dans laquelle son père lui colle les résultats de football. Pendant les heures d’étude, il remplit des centaines de cahiers avec des variantes dans les compositions d’équipes. Les mercredis soir de Coupe d’Europe, il négocie avec un surveillant de nuit portugais pour regarder les matches à la télévision.  » Quand tout le monde s’endormait, je m’éclipsais en silence et j’allais voir la deuxième mi-temps dans sa chambre, sur un petit moniteur en noir et blanc. Le bonheur était incroyable.  »

Lorsque vient le temps des études, à Namur, Rodrigo Beenkens choisit le droit, par défaut. La lumière ne viendra qu’en première licence, grâce à une collaboration à distance avec le quotidien portugais O Jogo. Avec la confiance de ses parents, il se tourne vers le journalisme, à Louvain-la-Neuve, où il consacre son mémoire à sa grande idole, le commentateur radio de la RTB Luc Varenne, qu’il imitait plus jeune au théâtre, lors des entractes.

A l’image de sa rencontre avec Sabine, qu’il épousera en novembre 1991, la suite est une histoire de chance, de passion et de coups du destin, auquel il croit désormais.  » Je peux dire merci à mes parents : s’ils m’avaient imposé de finir le droit, je ne serais peut-être pas entré à la RTBF. Quand je termine mes études, en 1988, j’arrive en effet à un moment charnière, qui n’arrivera plus dans l’histoire de l’audiovisuel, avec la création de RTL-TVI et de Télé 21, cette chaîne sportive de la RTBF, tandis que deux places mythiques se libèrent : celles d’Arsène Vaillant et de Théo Mathy « , respectivement commentateur vedette à la télé du football et du cyclisme.

 » Tout doucement, la caïpirinha prend un goût de trappiste !  » Une de ses phrases cultes lors du Mondial au Brésil, en 2014.© Wang Lili Xinhua/belgaimage

Encouragé par l’ex-présentateur du JT Georges Moucheron, son professeur d’exercices télévisuels, Rodrigo Beenkens postule à la RTBF, sans vraiment y croire.  » Dès que je l’ai vu, j’ai tout de suite su qu’il deviendrait un grand journaliste, indique pourtant Marc Jeuniau. Je lui ai demandé de me faire un faux direct de dix minutes sur le record du monde de l’heure de Francesco Moser, c’était remarquable.  »

Dans les réunions de rédaction, le jeune journaliste fait preuve d’une autorité naturelle, sans toutefois porter ombrage à ses collègues.  » Les rares fois où il devait défendre son travail, sa réponse était telle que tout le monde s’inclinait « , poursuit Marc Jeuniau. Quand il succède à Théo Mathy, grand technicien du cyclisme, les téléspectateurs découvrent un style radicalement différent : enthousiaste, parfois fantasque avec, déjà, ce goût pour les statistiques et les anecdotes.  » Rodrigo incarne l’essence de ce que doit être le journalisme : il raconte des histoires, insiste Thierry De Bock. En revanche, il est surpréparé. Sur le plan professionnel, sa rigueur est sa plus grande qualité.  » Pendant les directs, le consultant français Laurent Fignon, double vainqueur du Tour de France, demandait d’ailleurs à ses techniciens de lui faire parvenir les commentaires de Rodrigo Beenkens dans son casque, vu sa faculté à reconnaître, dans la seconde, un coureur depuis une vue aérienne.

« Du professionnalisme à l’état pur »

 » Rodrigo ne lit jamais le moindre texte à l’antenne « , souligne son consultant cycliste, Cyril Saugrain.© photo news

Au coeur de la méthode Beenkens, il y a bien sûr ses fameuses fiches, qu’il rédige pour chaque joueur de foot ou chaque coureur cycliste.  » Un jour, pendant le Tour, deux journalistes étrangers ont pris l’une de ses fiches, raconte Thierry De Bock. Rodrigo était paniqué, comme si on lui avait piqué son portefeuille !  » Il ne lit toutefois aucun texte à l’antenne, certifie l’ex-coureur cycliste Cyril Saugrain, consultant pour la RTBF depuis 2014.  » Son seul objectif, c’est de satisfaire tous les publics, y compris ceux qui regardent un Tour pour le paysage. C’est du professionnalisme à l’état pur.  » S’il se montre exigeant, son entourage professionnel ne décèle aucune prétention de sa part.  » Rodrigo est très apprécié par les techniciens, ajoute Thierry De Bock. Sur un Tour de France, juste après France Télévision, c’est certainement lui qu’ils aideront en premier en cas de problèmes techniques.  »

Pour le Belgo-Portugais, la Coupe du monde au Brésil, en 2014, constitue assurément un aboutissement personnel, tant elle conjugue sa passion du football, qu’il préfère au cyclisme, et ses racines latines. On y reconnaît le commentateur enjoué, aux phrases déjà cultes :  » Tout doucement, la caïpirinha prend un goût de trappiste !  » lance-t-il notamment après un but de Dries Mertens. On y découvre aussi un journaliste humanitaire, soucieux de l’avenir de ce pays généreux, à qui il rendra hommage dans une lettre ouverte :  » Toi, dont je garderai dans mon esprit et dans mon coeur les sourires et la musique, toi qui m’a bouleversé dans et surtout en dehors des stades, tu as gagné la Copa de l’hospitalité. J’ai besoin de te le dire, de te le crier, de te l’écrire : Merci ! Obrigado Brasil !  »

Et depuis quelques années, Rodrigo Beenkens n’est plus tout à fait le même. Plus serein, indifférent aux critiques gratuites, comblé aux côtés d’une épouse  » incroyable « , fier de l’envol de ses enfants.  » On a senti un réel besoin de sa part de se recentrer vers sa famille, ses amis, comme s’il cherchait à consolider ses racines « , observe son ami médecin Peter Schraverus.  » Il attache beaucoup d’importance à ses amitiés fondatrices, avant la notoriété « , confirme le réalisateur Benoît Mariage. Lors de ses courts moments de répit, il aime rendre une visite éclair à sa famille portugaise, avant de reprendre le premier vol pour assister au match de hockey de sa fille ou à la montée de son fils en première provinciale de foot.

Sur Milan San-Remo, en 2002, cette course qui tombait toujours pendant la schoolfeest de sa fille. En contrepartie, un dîner à deux, les mercredis midi.
Sur Milan San-Remo, en 2002, cette course qui tombait toujours pendant la schoolfeest de sa fille. En contrepartie, un dîner à deux, les mercredis midi.© Yves Boucau/REPORTERS

« La vie nous envoie des signes »

A présent, il aspire à d’autres défis, tout en continuant son métier.  » J’ai l’impression que plein de petites lumières s’allument, dans tous les sens. Je ne serais pas du tout malade si je devais arrêter d’être médiatisé pour porter un projet dans l’ombre. Il y a trop de gens fantastiques dans ce monde qui ne sont pas mis en lumière, et ça me frustre.  » Certains l’imaginent donner des conférences ou écrire un livre, sur des enjeux qui dépassent le monde du sport. D’autres le verraient bien endosser le rôle de formateur.  » Contrairement à ce que j’entends autour de moi, je trouve qu’on a une jeunesse extraordinaire ! Il faut essayer de la comprendre, il y a des messages à lui faire passer.  »

 » J’ai gardé le souvenir de ce Rodrigo humaniste « , confie Gabriel Ringlet, qui l’a déjà invité dans son prieuré.© debby termonia

Il y a quelques années, Gabriel Ringlet, l’un de ses anciens professeurs à Louvain-la-Neuve, l’avait invité dans son prieuré pour évoquer, entre autres, sa conception du bonheur.  » Il nous a fait comprendre ce que peut être toute la richesse d’une personne quand elle retrouve sa dimension quotidienne la plus simple et la plus sobre, se rappelle le prêtre. J’ai gardé le souvenir de ce Rodrigo humaniste, qui donne du souffle à l’existence.  » Une philosophie que l’intéressé, qui se dit  » croyant d’une certaine manière « , applique à la lettre quand il est question de son avenir.  » Je suis convaincu que la vie nous envoie des signes. Reste à savoir comment les interpréter. J’ai vraiment envie de continuer à faire ce que je fais, mais si ce n’est pas le cas, je ferai en sorte de ne pas le regretter. Même si mes parents me manquent, ils m’accompagnent d’une certaine manière. Je vais donc laisser faire la vie, car elle m’a donné trop de belles choses.  »

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