Rik Van Cauwelaert et Guy Tegenbos © Hatim Kaghat

Rik Van Cauwelaert et Guy Tegenbos: « Sommes-nous devenus complètement fous? »

Dans toute l’Europe, les partis traditionnels encaissent des coups et le populisme gagne du terrain. Deux vieux sages, les journalistes politiques Guy Tegenbos et Rik Van Cauwelaert, observent la houle: « Le système traverse une crise de légitimité et une partie de l’intelligentsia se perd dans les réunions huppées. »

« Au fond, nous la presse, nous sommes une bande d’alarmistes. » L’interview a à peine commencé que Rik Van Cauwelaert prononce sa première phrase hardie, mais non la dernière, à la satisfaction visible de Guy Tegenbos. Pendant des années, Van Cauwelaert a été directeur de rédaction de Knack et Tegenbos un journaliste politique éminent du quotidien De Standaard. Aujourd’hui, ils sont tous les deux à la retraite, « mais pas fanatiquement » comme ils disent : Van Cauwelaert a une chronique hebdomadaire dans De Tijd et Tegenbos fait de même dans De Standaard. « Qu’y a-t-il de plus amusant que de se fâcher ? »

« Regardez un peu toutes les calamités annoncées par la presse », déclare Van Cauwelaert. « En France, le Front National gagnerait les élections présidentielles. En Allemagne, Angela Merkel a été déclarée raide morte et Alternative für Deutschland allait triompher. Aux Pays-Bas, Geert Wilders allait devenir Premier ministre. Rien de tout cela. Je suis scandalisé par la façon dont les médias courent derrière Wilders. Wilders n’a rien à dire. Son message se résume sur un papier à cigarettes. Mais quand il sort de quelque part, il est attendu par deux mille journalistes, dans l’espoir qu’il profère au moins une insulte. Nous ne devrions pas donner de porte-voix à cet homme. Et à la longue, les journalistes croient à leurs propres histoires : « C’est arrivé, le danger noir s’approche à grands pas. »

Guy Tegenbos: « À d’autres moments, la presse ne voit pas du tout arriver les choses. Personne n’avait cru que le Brexit allait passer, personne ne tenait compte du fait que Donald Trump devienne président américain. Manifestement, un groupe considérable d’électeurs est prêt à renoncer au système politique existant. En France, l’extrême droite de Marine Le Pen et l’extrême gauche de Jean-Luc Mélenchon ont obtenu 40% des voix ensemble. Les partis anti-système ont le vent en poupe. »

Comment expliquez-vous ce succès des partis antisystème?

Guy Tegenbos: En Europe, il y a beaucoup de gens qui ne se sentent pas représentés ou protégés. Ils se sentent abandonnés après que la globalisation les ait laissés sur la touche. Jusqu’aux années septante, les piliers catholique, socialiste et libéral permettaient encore à toute la population de s’incorporer d’une façon ou d’une autre dans notre système. À partir des années septante, avec l’évaporation des piliers, les choses ont changé. Les politiques disaient alors que les électeurs devenaient versatiles, alors qu’au fond les gens se mettaient à voter plus consciencieusement et plus automatiquement pour le même parti. Ensuite, une partie d’entre eux a vraiment commencé à divaguer.

Rik Van Cauwelaert: Les piliers ont toujours beaucoup de pouvoir. Le pilier libéral reste relativement petit, mais regardez les institutions de soins ou d’enseignement que les piliers catholique et socialiste continuent à gérer.

Tegenbos: Je pense que tu surestimes le pouvoir des piliers. Il y a beaucoup d’argent qui circule auprès des mutuelles et des syndicats, mais ils n’ont presque plus de pouvoir. Un hôpital catholique se comporte d’abord comme une entreprise, et non comme une institution catholique.

Les syndicats font l’objet de critiques: ils veulent trop maintenir leurs acquis.

Van Cauwelaert: Ils ont manqué une série d’évolutions. Et en l’observant, ils faisaient comme s’ils pouvaient la retenir, c’est le cas de l’e-commerce par exemple. Entre-temps, l’e-commerce est organisé juste au-delà de nos frontières.

Tegenbos: La façon dont nous avons raté ce train du e-commerce est criminelle: avec leur attitude rigide, les syndicats tuent l’emploi. Nos syndicats ont l’habitude d’exclure certaines choses. Jusqu’au milieu des années nonante, le travail intérimaire était interdit. Ils ne doivent pas être contre, ils doivent s’occuper des droits et des devoirs, de ce qui est autorisé et de ce qui ne l’est pas.

Entre-temps, l’Europe dicte ce qu’il faut faire.

Van Cauwelaert: Et nos politiques y ont consenti. C’est tout de même étonnant : en Belgique le parlement doit approuver toute adaptation de la constitution par une majorité des deux tiers. Ce n’est qu’alors qu’on peut transférer une petite partie de nos pensions aux communautés et aux régions. Cependant, le transfert de nos compétences socio-économiques essentielles vers l’Union européenne a été approuvé par une majorité simple. Nous avons tout simplement cédé le pouvoir du parlement fédéral et du gouvernement à l’Europe. Rien que le fait de s’interroger à ce sujet vous fait passer pour un eurosceptique, un ennemi de l’Europe.

Tegenbos: Rik, tu décris parfaitement ce processus décisionnel, mais je trouve positif que beaucoup de choses soient réglées au niveau européen. La Belgique a besoin de l’Europe, car sans cravache européenne, les politiques de ce pays ne sont pas capables de maintenir une discipline budgétaire.

Van Cauwelaert: Jan Smets pense toujours qu’il est gouverneur de la Banque Nationale. Mais le véritable gouverneur est à Francfort, à la Banque centrale européenne, et s’appelle Mario Draghi. Et ce que je reproche particulièrement aux dirigeants de ce pays, c’est qu’ils n’ont jamais expliqué les conséquences de l’unification européenne et de l’instauration de l’euro, à savoir qu’on céderait une série de compétences et qu’on devrait tailler dans notre protection sociale parce qu’elle n’est plus tenable dans la zone euro. Wilfried Martens et Jean-Luc Dehaene avaient un peu de marge de manoeuvre qui leur a permis de compenser leurs sauts d’index. Aujourd’hui ce n’est plus possible. Aujourd’hui, il y a chez Eurostat au Luxembourg un fonctionnaire anonyme qui s’occupe de la Belgique et qui tient compte de rien ni de personne.

Tegenbos: À cela s’ajoute que nos politiques ne pensent plus à long terme. Jean-Luc Dehaene était le dernier en date. Le manque de discipline budgétaire en constitue le meilleur exemple. Cependant, la génération Dehaene a omis de créer des instituts qui peuvent donner corps à la pensée à long terme. Aux Pays-Bas, vous avez le Bureau du Plan et le Conseil scientifique qui formulent des avis que la politique ne peut négliger. Chez nous, la politique a détruit l’autorité d’institutions comme la Banque Nationale et le Bureau du Plan en y nommant trop de clowns.

Lors de l’entrée en fonctions du gouvernement Michel on s’attendait à ce que ce cabinet mène une politique de centre droit cohérente pendant cinq ans. Les choses ont tourné autrement.

Van Cauwelaert: Le gouvernement Michel n’a pas pris une seule mesure qui soit vraiment « terminée ». C’est là ma grande déception : au lieu de se réunir calmement et de conclure un accord sur un certain nombre de thèmes, basé sur les rapports de la commission des pensions, on ne fait que dépenser. Le gouvernement fédéral n’a pas de plan.

Tegenbos: Le gouvernement Michel a réalisé un certain nombre de corrections sur la politique de centre gauche des années précédentes. Il prend des mesures isolées à tweeter en maximum 140 signes. Il a relevé l’âge de la pension de 65 à 67 ans. C’est une mesure importante, mais elle ne suffit pas pour dessiner une politique de pensions cohérente, pour laquelle la commission des pensions a tant insisté.

Et à part cela, ils se querellent surtout.

Tegenbos: Je m’en tiens à une explication relativement simple: la N-VA, le CD&V et l’Open VLD ciblent le même public. Et comme l’électeur est volatile, il faut marquer des points tous les jours pour mériter ces voix. Et ils le font en se noircissant les uns les autres, car c’est plus facile que de réaliser quelque chose soi-même. Dans le gouvernement aussi, la N-VA continue à se comporter comme un parti antisystème. C’est inhérent à ce parti.

Van Cauwelaert: C’était courageux de démarrer ce gouvernement, mais il n’est pas composé des bonnes personnes. Ce gouvernement a été fait par le président du CD&V Wouter Beke. Il ne dirige pas le plus grand parti, mais s’il n’avait pas voulu cette coalition, elle n’aurait pas existé. Wouter Beke aurait dû devenir Premier ministre. Et le bourgmestre d’Anvers aurait également dû entrer dans ce gouvernement pour éviter de lancer des idées de loin et de tenir des conférences de presse.

La montée de la N-VA a-t-elle constitué le plus grand bouleversement politique de votre carrière journalistique ?

Tegenbos: La principale contribution de la N-VA a été de réactiver la pensée de droite. Elle est née comme parti du centre nationaliste flamand, elle a fait un virage de droite et elle a obtenu 30%.

Van Cauwelaert: Et lors des élections, la N-VA devra en tout cas obtenir à nouveau 30%, car sinon les autres partis feront tout pour essayer sans elle. Tout.

Tegenbos: Effectivement. La N-VA ne s’est pas faite d’amis dans ce gouvernement. Non seulement elle a pris plein de voix aux partis traditionnels, mais en plus elle ne favorise pas le système. Elle perturbe le débat tel qu’il a été mené jusqu’à présent, que ce soit sur le plan de l’enseignement, de la justice ou des réfugiés.

Et qu’en est-il du modèle confédéral représenté par la N-VA?

Van Cauwelaert: Un modèle confédéral est la seule solution pour notre pays. Je suis donc pour, non que je sois séparatiste ou que j’aie quelque chose contre les Wallons. Mais arrêtons de nous culpabiliser les uns et les autres. Et organisons les choses de façon à pouvoir agir selon nos propres vues. Établissons une liste de ce que nous voulons encore faire ensemble – la Défense et la Justice par exemple, comme le prévoit l’article 35. Dehaene déclare dans ses mémoires que c’est irréalisable « à moins de circonstances exceptionnelles ». Eh bien, nous vivons depuis longtemps dans des circonstances exceptionnelles.

Tegenbos: Au fond, nous sommes déjà dans un modèle confédéral, seulement on ne peut pas l’appeler ainsi. Il nous reste encore à régler certaines choses, telles que la sécurité sociale, mais je ne pense pas qu’on y arrivera en 2019.

Van Cauwelaert: Tout dépend de la poursuite du déclin du PS. Si le PS passe sous les 20%, les dégâts seront considérables et beaucoup de choses seront possibles.

Que pensez-vous de l’opposition?

Van Cauwelaert: Je le dis depuis des années: dans toute l’Europe, la sociodémocratie part « en couille ». Et pourquoi ? Parce que les sociodémocrates d’Europe doivent faire ce qui va à l’encontre des intérêts des travailleurs, et ils ne savent pas comment l’expliquer. En tant que Premier ministre, Di Rupo a dû prendre une série de mesures auxquelles il ne pouvait échapper d’un point de vue européen, mais avec lesquelles il a trahi son public électoral. À cela s’ajoute que la sixième réforme de l’état réalisée sous Di Rupo, est une grande opération d’économies. Thierry Bodson, le président du FGTB, l’a compris immédiatement. Il a vu aussi qu’Elio Di Rupo laissait la porte entrouverte à une scission plus poussée de la sécurité sociale. C’est vrai aussi ce que disait Jean-Maurice Dehousse à propos du sous-financement de la Wallonie : les règles européennes et la sixième réforme de l’état vont briser les francophones. Après, quand vous regardez l’état d’une ville comme Charleroi, vous vous dites que la position du bourgmestre Paul Magnette n’est vraiment pas enviable.

Tegenbos: Je connais encore beaucoup de villes en Europe qui étaient dans le même état que Charleroi et qui ont réussi à s’en sortir. Regardez Glasgow : c’est possible, mais il faut mettre de l’ordre.

Van Cauwelaert: Les Wallons ont été abandonnés par l’élite francophone. Qu’un homme tel que Davignon ait toujours un tel statut continue à m’étonner. Le holding qu’il dirigeait a causé des ravages en Wallonie et abandonné les gens à leur sort. Et après qu’Albert Frère ait obtenu les subsides des projets d’acier belges, il s’est rendu à Paris pour exporter du pétrole Total depuis les Bermudes.

Certaines voix trouvent qu’il faut changer la démocratie pour que la population se sente à nouveau impliquée dans la politique.

Van Cauwelaert: Je suis étonné par la vitesse à laquelle les intellectuels souhaitent abandonner le système. Récemment, quelqu’un a prétendu dans le Frankfurter Allgemeine que « désormais tout le monde devait faire un test pour prouver qu’il est compétent pour voter ». Celui qui ne réussit pas n’est pas apte à voter. Chez nous aussi, les cercles intellectuels s’empressent d’adopter cette idée, car ils voient que « ces gens bêtes » votent en masse pour Wilders ou Le Pen. Et au fond, ils veulent voler la voix de ces gens.

Tegenbos: Le système traverse une crise de légitimité et ce que dit Rik est vrai: une partie de l’intelligentsia n’essaie pas de trouver pourquoi quelqu’un vote pour Le Pen ou Wilders – l’exclusion, se sentir abandonné – mais se perd en réunions huppées.

Van Cauwelaert: Le monde semble très différent vu d’une villa en Toscane ou vu d’un vieil appartement d’un quartier populaire de Bruxelles.

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