Des matelots viennent de Kronstadt à Saint-Pétersbourg pour se joindre aux manifestations en faveur de la révolution. © DR

Révolution d’octobre : un coup d’état maladroit qui a bouleversé le monde

Les bolcheviks hésitent, mais Lénine s’impose : oui, c’est le moment de faire la révolution ! Ou comment l’opportunisme d’un homme peut bouleverser l’histoire du monde…

Pendant ses mois d’exil en Finlande, Lénine écrit des lettres incendiaires :  » Marx a dit : la révolte est un art !  » Et d’ajouter :  » Il serait naïf d’attendre que les bolcheviks atteignent une majorité. Aucune révolution n’a jamais attendu ce moment… L’histoire ne nous pardonnera pas de ne pas prendre le pouvoir maintenant.  » La patience de Lénine est à son terme, maintenant qu’il est rentré en Russie. Ce soir, il sort de sa retraite dans la banlieue de Vyborg et il entre à Saint-Pétersbourg, déguisé avec une perruque et une casquette d’ouvrier. Il veut se rendre à l’institut Smolny, le lieu de réunion des bolcheviks. Il faillit ne pas y arriver : les soldats d’une patrouille gouvernementale l’arrêtent. Ils ne le reconnaissent pas. Son déguisement fonctionne parfaitement : on le prend pour un minable pochard. Nous sommes le 24 octobre et la révolution est sur le point d’éclater…

 » ON S’ENGAGE ET PUIS ON VOIT « 

Lénine a compris ce dont les membres de son parti ne se rendent pas compte : c’est le moment ou jamais. Si les bolcheviks ne prennent pas le pouvoir maintenant, une coalition gouvernementale verra probablement le jour avec les partis les plus modérés, et cela ne l’arrange pas. Si le coup d’Etat bolchévique réussit, c’est lui qui sera maître de la politique en lieu et place de Kame-nev, bien plus modéré. La révolution est un maillon essentiel de sa stratégie. Son plan tactique ?  » On s’engage et puis on voit. « 

Révolution d'octobre : un coup d'état maladroit qui a bouleversé le monde

Après la tentative avortée de juillet, les autres bolcheviks hésitent, mais c’est Lénine qui a raison. Le ministre-président Kerenski a ouvert la voie à la révolution – ou du moins au putsch que Lénine veut fomenter dès maintenant. Si Kerenski s’était comporté avec plus de dureté et s’il avait fait arrêter des leaders comme Trotski, tout aurait été différent. Mais ce n’est pas le cas et c’est donc à l’aile gauche de jouer.

Avec l’éviction du général Kornilov, Kerenski s’est mis hors-jeu. Il reçoit les pleins pouvoirs dictatoriaux, c’est vrai, mais il perd en même temps toute autorité. Bien sûr, grâce à ses manoeuvres, Kerenski enlève tout support à l’aile droite, mais il se discrédite lui-même sur son flanc gauche. De nombreux soldats et ouvriers qui ont soutenu le gouvernement provisoire pendant l’affaire Kornilov se disent que Kerenski est quand même d’une manière ou d’une autre impliqué dans le mouvement Kornilov. Ils voient dans toute cette affaire un règlement de comptes entre deux hommes assoiffés de pouvoir qui veulent l’un et l’autre devenir les nouveaux dominateurs de la Russie. Peut-être que Kerenski utilise Kornilov pour tester ses propres plans contre-révolutionnaires ? En procédant ainsi, il joue la carte des bolcheviks, de Lénine et de Trotski.

En un sens, le renversement de Kornilov est une parfaite répétition générale de la révolution d’Octobre : les matelots de Kronstadt et la Garde rouge ont acquis beaucoup d’expérience dans ce combat. Les ouvriers qui se sont insurgés contre les soldats de Kornilov ont appris à se servir d’armes, et une bonne partie d’entre eux ont même conservé leurs armes après l’affaire Kornilov.  » Le groupe qui a combattu Kornilov deviendra ensuite l’armée de la révolution d’Octobre « , dira Trotsky plus tard.

Lev Trotsky n’est pas seulement un homme éloquent capable de mobiliser les masses. Il est aussi un maître manipulateur qui réussit à se faire élire président du soviet de la capitale. Dans cette fonction, il est en mesure de manipuler la composition du deuxième congrès des soviets qui se tiendra le 25 octobre : il invite surtout les soviets où les bolcheviks ont une majorité, et modifie en outre le nombre de délégués par soviet. Les bolcheviks prendront le pouvoir, bien qu’il y ait au comité central du parti un désaccord profond sur le fait de savoir si ce coup d’Etat doit se faire ou non.

LA RÉVOLTE D’UN LEADER

Ce coup d’Etat se réalise grâce à la fermeté d’un homme : Lénine. Le soir du 24 octobre, il n’arrive que difficilement à entrer à l’institut Smolny car il n’a pas de passe-droit. Mais le service de surveillance n’est pas tellement tatillon et, un peu plus tard, il arrive à entrer en se mêlant à un groupe. En définitive, il a donc réussi : dans le local 36, les bolcheviks passent, sous son influence, de la défensive à l’offensive. Le coup d’Etat doit commencer !

Dans la nuit du 24 au 25 octobre, les bolcheviks prennent le pouvoir à Saint-Pétersbourg. Comment organiser un putsch ? Première règle : déconnecter les systèmes de transport et de communication. Les bolcheviks occupent les gares et les centrales téléphoniques, les bureaux télégraphiques, les centrales électriques, la banque nationale et la zone centrale qui entoure le Palais d’Hiver. Le lendemain, Lénine publie une déclaration :  » Le gouvernement est démis de ses fonctions et l’autorité est à présent entre les mains du soviet saint-pétersbourgeois des représentants des ouvriers et des soldats, à savoir le Comité militaire révolutionnaire.  » Ce CMR a été créé cinq jours plus tôt, le 20 octobre, pour protéger la garnison de Saint-Pétersbourg contre l’ordre donné par Kerenski d’envoyer sur le front nord la plus grande partie des troupes bolcheviques. Maintenant que le CMR contrôle la garnison de Saint-Pétersbourg, Kerenski perd le contrôle militaire de la ville. Le ministre-président tente encore d’envoyer des troupes loyalistes du front nord vers la capitale, mais elles n’arrivent pas. Le Gouvernement provisoire s’est retranché dans le Palais d’Hiver. En confisquant une voiture de l’ambassade américaine, Kerenski arrive à se sauver en passant à travers les barrages bolcheviques. Les autres ministres restent en arrière.

Les débuts de l'Armée rouge : les bolcheviks apprennent le maniement des armes à la population.
Les débuts de l’Armée rouge : les bolcheviks apprennent le maniement des armes à la population.

LE COUP D’ÉTAT MALADROIT

Plus tard, les annales du soviet décriront la révolte comme « grandiose » et « épique » mais, en réalité, tout cela est plutôt mal emmanché : la plupart des habitants n’en remarquent pas grand-chose, les restaurants sont pleins et on joue Boris Godounov au théâtre Mariinsky, si l’on en croit l’historien britannique Orlando Figes dans La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple. Le CMR veut prendre le Palais d’Hiver. Cette action est d’abord reportée à trois heures de l’après-midi, puis à six heures, puis plus tard encore. Lénine est furieux : à ses yeux, l’essentiel est que les bolcheviks prennent le pouvoir avant que le congrès du soviet ne commence.

L’assaut du Palais commence par un tir parti, comme prévu, de la forteresse Pierre-et-Paul. Mais les bolcheviks remarquent alors que les canons sont de simples pièces de musée totalement inaptes à tirer. On va dès lors chercher d’autres canons, mais ils ne sont pas pourvus de munitions. De l’amateurisme à l’état pur. Un autre plan qui prévoyait de hisser une lanterne rouge pour donner le signal du début des tirs échoue également : la lanterne n’émet pas de lumière rouge et il est impossible de la hisser car on ne parvient pas à l’attacher à la hampe de drapeau…

Dans le Palais, le gouvernement provisoire refuse de se rendre. Vers neuf heures est demie, ce soir-là, le croiseur Aurora tire une cartouche à blanc, signe pour les bolcheviks d’ouvrir le tir sur le Palais d’Hiver. Mais le Palais n’est occupé que par quelques cadets et un bataillon de femmes fraîchement créé. Diverses entrées latérales ne sont même pas gardées. Peu après minuit, les troupes bolcheviques entrent dans le Palais et les ministres qui s’y trouvent sont arrêtés.

LÉNINE PREND LE POUVOIR

Quand débute l’assaut du Palais d’Hiver, le deuxième congrès panrusse des soviets vient de s’y ouvrir. Des 630 personnes présentes, 300 environ sont des bolcheviks. Une grande partie des mencheviks et des membres du Parti révolutionnaire social de droite condamnent l’attaque du Palais d’Hiver qui est encore occupé, et quittent la réunion. Le plan de Lénine fonctionne : sa prise de pouvoir est une pure provocation que les socialistes modérés refusent d’accepter. Quand ils quittent le congrès, toute chance de compromis et de gouvernement de coalition de tous les partis des soviets a disparu. Lénine a ce qu’il voulait : il devient le président du conseil des commissaires du peuple qu’il proclame nouveau gouvernement.

Tout ne fonctionne pourtant pas comme il le veut : il est outré que, le 26 octobre, le congrès abolisse la peine de mort.  » Comment peut-on réussir une révolution sans pelotons d’exécution ? Comment dans ce cas se débarrasser de ses ennemis ?  » La répression commence aussitôt. Le lendemain, les bolcheviks ferment les journaux de l’opposition et arrêtent leurs journalistes. Les bolcheviks réduisent littéralement les autres partis au silence. Les protestations ne cessent de s’accroître.

Le 29 octobre, les troupes restées fidèles à Kerenski se battent contre la Garde rouge dans les banlieues de Saint-Pétersbourg. À Moscou aussi, on enregistre des oppositions à la prise de pouvoir. Les chefs du syndicat des chemins de fer, le Vikzhel, lancent un ultimatum : les bolcheviks doivent former un gouvernement socialiste avec les autres partis, à défaut de quoi les syndicats menacent de mettre les chemins de fer en grève. Lénine ne peut pas tolérer cela : si les approvisionnements en nourriture n’arrivent pas à la capitale, son gouvernement ne tardera pas à tomber. Et le chemin de fer entre Saint-Pétersbourg et Moscou est tout aussi indispensable pour assurer sa lutte contre les troupes de Kerenski. Des socialistes plus modérés comme Kamenev et Zinoviev exigent la formation d’un nouveau gouvernement, sans Lénine. Si les troupes de Kerenski sont vaincues et s’il semble que les bolcheviks remportent des succès à Moscou, il est évident que ni Lénine ni Trotsky ne sont prêts à admettre une telle coalition.  » Organiser une révolte n’a aucun sens si nous n’obtenons pas la majorité « , argumente Trotsky. Lénine rompt les négociations et exige l’arrestation des chefs syndicalistes du Vikzhel. Ces nouvelles provocations mettent un terme à toute possibilité de collaboration entre les bolcheviks et les mencheviks ou le Parti socialiste révolutionnaire.

Une cartouche à blanc tirée depuis le croiseur Aurora est le coup d'envoi (symbolique) de la révolution d'Octobre.
Une cartouche à blanc tirée depuis le croiseur Aurora est le coup d’envoi (symbolique) de la révolution d’Octobre.

UNE GUERRE CIVILE À L’AUBE DE L’UNION SOVIÉTIQUE

Lénine a obtenu ce qu’il voulait : la Russie est à présent une dictature bolchevique. La révolution d’Octobre est terminée. Le 8 novembre, les bolcheviks choisissent un nouveau gouvernement qui, par décret national, fait don aux fermiers des terres des propriétaires terriens. Le plus grand groupe de la population est ainsi – temporairement – satisfait. Le gouvernement met les soldats de son côté en concluant avec les centrales un cessez-le-feu qui mènera, en mars 1918, au traité de Brest-Litovsk. Mais la Russie demeure inquiète. De grandes parties du pays ne reconnaissent pas le nouveau gouvernement. Il en résulte une guerre civile entre les bolcheviks communistes et les Russes blancs. Ces derniers bénéficieront d’un support des Alliés au terme de la Première Guerre mondiale. Cette guerre civile épuise le pays. Quand Lénine meurt, en 1924, débute une terrible lutte de pouvoir que Trotsky perdra au profit de Staline. Celui-ci dirigera pendant 25 ans l’Union soviétique, d’une main de fer.

PAR ANNE PEETERS

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